C’est à coup de nuits sans sommeil, de litres de café fort et brûlant, et harassé de dettes que Balzac écrit à un rythme effréné Illusions perdues. Ce roman volumineux et des plus extraordinaires, largement inspiré de sa propre vie, nous tient en haleine jusqu’à la dernière page.
« Je suis un galérien de plume et d’encre, un vrai marchand d’idées » disait Balzac qui réussissait l’exploit de publier plusieurs grandes œuvres par an. Avec cette même frénésie et grâce à des emprunts, il se lance dans l’acquisition d’une maison d’édition, d’une imprimerie et d’une fonderie à caractères qui se solde par un désastre financier. « Plaignez-moi, je travaille seize heures par jour et je dois encore cent mille francs ! »
De la réalité à la fiction
Si cette expérience s’avère malencontreuse pour l’écrivain, elle va nourrir en partie le récit des Illusions perdues. Car c’est précisément dans une imprimerie à Angoulême, petite ville de province, que commencent les aventures de Lucien Chardon, jeune poète au visage d’ange. Le novice rêve de réussite à une époque où Victor Hugo, Chateaubriand, ou encore Béranger culminent dans les esprits. Si ce n’est par son talent, Lucien est convaincu que son incroyable beauté va lui ouvrir les portes d’une existence moins rude. « Il avait les mains de l’homme bien né, des mains élégantes, à un signe desquelles les hommes doivent obéir et les femmes aiment à baiser… » nous dit l’auteur. A sa vue, la belle aristocrate, Mme de Bargeton, sensible aux arts et aux lettres, s’exalte au point d’inviter le poète à ses réceptions réservées au cercle restreint de la noblesse. Lucien, qui se fera bientôt appeler de Rubempré – nom emprunté à sa mère sur le conseil avisé de Mme de Bargeton – voyait dans ce rapprochement inespéré une échappatoire à ses misères. C’était sans compter les jalousies et le scandale qui obligèrent la reine d’Angoulême de s’exiler à Paris sans pour autant se départir de son poète.
D’illusions en désillusions
A Paris, Lucien de Rubempré découvre une société bouillonnante où les intrigues meurtrières, les bassesses et les désillusions foisonnent. Accueilli par « ces petits saluts secs et froids par lesquels un homme en déconsidère un autre, en indiquant aux gens du monde la place infime qu’il occupe dans la société », le poète se ruine pour se donner des allures de dandy et dissimuler ses origines provinciales ou ses origines tout court, qui attisent le mépris des nobles Parisiens. Même Mme de Bargeton – sous une soudaine prise de conscience de ses égarements -, s’empresse de l’ignorer. Le jour où son talent sera enfin reconnu, il se promet naïvement de les « dompter ». En attendant, il court les maisons d’éditions pour faire publier ses poèmes, en vain. La faim au ventre et sans un sou, il se convertit au journalisme et tombe dans les bras de Coralie, jolie comédienne entretenue qui l’héberge dans son bel appartement. Là, on se dit que notre poète s’est tiré d’affaire, aimé, nourri, logé, habillé d’étoffes précieuses… Mais sous l’influence néfaste de prétendus amis, il s’abandonne aux agréments d’une vie d’abondance, de plaisirs et de luxe à outrance qui vont l’éloigner de son art pour in fine causer sa perte.
Sous l’œil scrupuleux de Balzac, les protagonistes des Illusions perdues sont décrits avec moult détails pouvant couvrir plusieurs pages sans pour autant lasser, usant parfois de métaphores originales. Les dialogues sont émouvants ou piquants, mais toujours subtils et pleins de finesse. Une fresque sans indulgence de la société au 19ème siècle et de ses intrigues, que l’écrivain peint avec génie sans jamais lâcher la tension !
Ann Bandle