Cinq questions à Stéphanie Chardeau Botteri, autrice de Gustave Caillebotte, L’impressionniste inconnu

Cette experte en œuvres du XIXème siècle, membre de la Chambre nationale des experts spécialisés à Paris, signe une biographie passionnante et attachante sur son talentueux aïeul, peintre et mécène généreux. C’est grâce aussi au leg de Gustave Caillebotte à l’État d’une partie de sa collection, que les visiteurs du Musée d’Orsay ont le bonheur d’y admirer des toiles devenues aussi emblématiques du mouvement impressionniste que Le Balcon d’Édouard Manet.
Stéphanie Chardeau Botteri sera en dédicace au Salon du Livre amopalien, mercredi 15 octobre 2025, à la mairie du 7eme arrondissement de Paris, à partir de 14 heures.
Damier : On connaissait déjà Gustave Caillebotte, peintre talentueux de toiles désormais iconiques, comme Les Raboteurs de parquet et Rue de Paris, temps de pluie, mais à la lecture de votre livre, c’est aussi un mécène, un chef de troupe et un ami formidable que l’on découvre. Votre aïeul a joué un rôle clé dans l’émergence et la postérité des impressionnistes, n’est-ce pas ?
Stéphanie Chardeau Botteri : Vous avez raison, Gustave Caillebotte a été, dès 1875, un des grands amis et soutien financier de Renoir, Monet, Degas et Pissarro. Son père Martial étant décédé en 1874, Gustave hérite jeune et met cette somme au service de ses amis peintres en achetant leurs œuvres pour les soutenir. Il choisissait toujours des œuvres très innovantes pour l’époque, parfois trop modernes pour être achetées par le public. Il était connu pour cette petite phrase : « Personne n’en veut, j’achète ! ». Il choisissait toujours avec un œil sur, clairvoyant, audacieux.
En parallèle, il joua le rôle d’agent artistique en aidant sans relâche les artistes pour les expositions organisées en marge du Salon officiel. Trouvant les locaux, les louant, payant les divers frais comme les cartons d’invitations ou les catalogues.
Il essaya aussi, pendant toutes ces années, de conserver une bonne entente entre les peintres – aux caractères différents – afin que le groupe reste uni, soudé. De nombreuses correspondances avec les artistes l’attestent ; elles sont retranscrites dans mon livre sous forme de dialogues.
Damier : Malgré son investissement majeur dans la peinture, en tant que collectionneur et artiste, Gustave avait de nombreuses passions, comme les timbres et la voile. Comment pouvait-il trouver le temps de mener avec une telle intensité tous ces hobbies?
Stéphanie Chardeau Botteri : Le mot qui décrit le mieux Gustave Caillebotte est la passion.
C’était un homme passionné : passionné par le mouvement impressionniste, la nouvelle peinture, par le philatélie, les régates, l’horticulture. Pour s’investir ainsi dans toutes ces activités, je pense que c’était un homme rapide, qui allait vite.
Dans de nombreuses lettres, on voit du reste, qu’il n’aimait pas perdre son temps ; par exemple il détestait les longues réunions interminables qui n’aboutissaient pas ! Il était très scrupuleux, attentionné aux détails mais il fallait que cela progresse rapidement. C’est ainsi qu’il pouvait faire autant de choses.
Damier : Au fil des pages de votre ouvrage, l’identité et la vraie vie de ceux qui ont inspiré les toiles les plus célèbres de Renoir ou de Gustave apparaissent (Je pense par exemple à Charlotte Berthier, madame Charpentier, le libraire E.J Fontaine…). Comment avez-vous plongé dans l’intimité de Gustave et de ses amis ?
Stéphanie Chardeau Botteri : C’est par les différentes lettres que j’ai pu avoir accès à l’intimité de Gustave et de ses proches.
Damier : La famille de Gustave était à la fois à la pointe de la modernité et aussi très connectée à la nature. Son père avait acheté une résidence secondaire à Yerres en Seine-et-Oise, il y a une orangerie, une glacière, une ferme avec écuries, étable, volière, mais il décide d’habiller la laiterie en petit chalet suisse, parce que c’est le goût de l’époque ou la famille a-t-elle un tropisme pour la République helvétique ?
Stéphanie Chardeau Botteri : La famille Caillebotte aimait à se ressourcer dans la nature. Elle prenait la peine d’atteler toutes les semaines une calèche pour se rendre à Yerres afin d’être au plus près de la campagne, des animaux, de la rivière où les jeunes canotaient sur de longues périssoires. Martial Caillebotte père a du tres certainement s’inspirer de la Suisse pour transformer sa laiterie en un petit chalet suisse ! Aujourd’hui, ce petit chalet existe toujours, il abrite un restaurant en face de la Maison Caillebotte.
Damier : Qu’avez- vous appris vous-même en menant l’enquête sur Gustave ?
Stéphanie Chardeau Botteri : Même si j’ai baigné dans l’histoire des Caillebotte dès ma naissance par mon arrière-grand-mère Geneviève Caillebotte (la nièce de Gustave) que j’ai connue jusqu’à mes quatorze ans, j’ai dû mener certaines enquêtes pour être au plus près de la vérité. C’est ainsi que j’ai découvert que j’avais cette même impatience et ce même caractère passionné.
Propos recueillis par Béatrice Peyrani
Raffaella Bruzzi : l’art dans toute sa vérité
Avec l’exposition « Odyssée », la palette bleutée de Raffaella Bruzzi invite à une évasion sereine entre mer et ciel, au plus près de ses émotions.
Avant de se consacrer pleinement à la peinture, l’artiste italo-suisse, diplômée de l’école polytechnique de Milan, a posé ses valises au bord du Léman en 2004 pour entreprendre un doctorat à la Faculté de biologie et médecine. Ce parcours singulier, à la croisée des sciences et de la sensibilité humaine, l’amène tout naturellement à exposer à la Galerie de l’hôpital de Morges. Un geste bienveillant. Là, plus qu’en tout autre lieu, l’art distille sa lumière apaisante. Confidences.
Damier : Quelle est la genèse de l’exposition Odyssée ?
Raffaella Bruzzi : L’exposition Odyssée est le fruit d’une rencontre avec Irene Wasserman, responsable de la Galerie de l’Hôpital de Morges et des projets culturels de l’EHC, lors de mon exposition à la Fondation L’Estrée l’an passé. Touchée par plusieurs œuvres de ma série Il mio Mare, jusque-là présentée de façon fragmentaire, elle a souhaité offrir au public une immersion complète dans cet univers chromatique.
Pour la première fois, ces toiles se retrouvent rassemblées, dialoguent entre elles, et déploient toute leur puissance émotionnelle. Rassemblées, ces œuvres produisent un effet presque physique : on est entouré, enveloppé, bercé par une sensation de vague, d’onde, de souffle.
Nous avons voulu créer un espace visuel qui évoque l’aventure humaine, intime et universelle.
Que cherchez-vous à transmettre à travers cette exposition lumineuse dans un environnement hospitalier ?
Exposer dans un lieu de soin donne une résonance particulière à mon travail. C’est un espace porteur d’une densité, d’une fragilité, d’une attention à l’autre — autant de dimensions qui font profondément écho à ce que je cherche à transmettre. Et comme il s’agit de l’exposition d’été, Odyssée prend un sens encore plus fort. Elle devient une invitation au voyage pour celles et ceux qui ne peuvent partir. Elle apporte la mer à l’hôpital, le mouvement à l’immobilité, des fenêtres vers un ailleurs plus doux. J’espère qu’elles accompagnent les patients, le personnel, les visiteurs — pour réconforter, peut-être même pour éveiller quelque chose de plus profond : une sensation d’unité, de présence à soi.

Vous évoquiez que vos œuvres sont le miroir de votre âme, revenir toujours au cœur de soi-même, est-ce une forme de méditation ?
Absolument. Créer me rappelle chaque jour que la beauté peut surgir de la complexité, que la lumière peut coexister avec les zones d’ombre. Peindre devient un acte de présence, une manière de faire résonner l’invisible. C’est un voyage intérieur, certes, mais profondément tourné vers l’autre. L’œuvre devient un lieu de rencontre, un miroir de l’âme dans lequel chacun peut projeter une part de soi et, ce faisant, ressentir une forme de lien, d’humanité partagée.
Créer de l’art, c’est une respiration essentielle, un besoin vital de connexion à moi-même et aux autres.
Quel est l’impact de vos études d’ingénieur sur votre peinture ?
L’ingénierie m’a appris la cohérence, la rigueur, le sens de la structure. On pourrait croire que cet héritage rationnel s’oppose à la liberté de l’abstraction. Mais au fond, dans les deux cas, il s’agit d’une même démarche de recherche. Simplement, ce langage ne me suffisait plus pour exprimer ce que je portais en moi. J’éprouvais le besoin d’explorer un champ plus vivant, plus vaste, plus intime — un espace qui dépasse la seule logique. C’est un espace où je ne cherche pas de solution, mais une résonance. Et parfois, ce que l’on ressent dépasse la raison et touche à quelque chose de bien plus puissant. Il y a aussi cette notion de liberté. Dans l’abstraction, je peux me détacher des règles, accueillir l’inattendu, improviser, me perdre.
Un peintre suisse qui vous inspire ?
Je mentionne trois peintres, Ferdinand Hodler, Kurt von Ballmoos et Pietro Sarto, auprès desquels le ciel, l’espace infini et la lumière occupent une place centrale. Ces éléments imprègnent leurs œuvres d’une gravité, d’une humanité et d’une dimension mystique qui résonnent avec ma propre démarche artistique.
Propos recueillis par Ann Bandle

Exposition Odyssée
Galerie de l’Hôpital de Morges
Chemin du Crêt 2, Morges
Ouverture au public tous les jours de 14h à 20 h.
Jusqu’au 5 septembre 2025.
L’intelligence artificielle, ange ou démon pour les écrivains?


Entretien avec Alina Krasnobrizha, maître de conférence en mathématiques appliqués à Paris X et coautrice avec Arnaud Contival, de La Révolution IA, quand l’intelligence artificielle réinvente l’entreprise, publié aux éditions Héliopoles.
Damier : Que peut apporter l’IA à un créateur de contenu, auteur, scénariste, éditeur, publicitaire?
Alina Krasnobrizha : Alina Les outils de l’IA transforment en profondeur les métiers de la création. Cependant, il ne s’agit pas de remplacer la créativité humaine ; au contraire, l’IA l’enrichit, l’accélère et ouvre de nouvelles possibilités techniques. C’est un peu comme à l’époque où nous avons commencé à utiliser le PC pour écrire ou concevoir des images : cela a changé notre façon de créer. Aujourd’hui, nous passons à un nouveau niveau. Nous disposons d’outils capables non seulement d’optimiser certains aspects de la production, mais aussi de repenser complètement le processus créatif.
L’IA intervient dans la génération d’images, de vidéos et de textes, mais elle agit également comme un assistant ultrarapide qui ne dort jamais, qui pose des questions, structure la pensée, suggère des idées et traduit dans plusieurs langues. Imaginez pouvoir générer des dizaines de concepts en quelques minutes, explorer des styles que vous n’auriez jamais imaginés, ou dépasser vos propres blocages créatifs.
L’IA est un démon ou une chance pour les créateurs, artistes ou auteurs ?
L’IA n’est ni un démon, ni un ange gardien, c’est un outil extraordinaire qui va profondément transformer ces métiers. On nous propose des outils incroyables qui multiplient les possibilités de création, mais il faut apprendre à les utiliser correctement.
Les IA génératives, en elles-mêmes, ne créent rien avant qu’on leur pose des questions (un prompt). C’est ce prompt qui reflète notre créativité. Et c’est ce nouveau workflow, que l’on peut organiser grâce à ces outils et aux agents qui émergent, qui permet d’accélérer le processus créatif.
Le véritable gagnant sera celui qui saura maîtriser cet outil. Dans notre livre “La Revolution IA”, nous parlons du concept de « professionnel augmenté » : une personne capable d’accomplir plus de tâches répétitives en s’appuyant sur l’IA pour libérer du temps et se concentrer sur ce qui fait la véritable valeur de la création.
L’IA ne va t elle pas aspirer… leur travail et leur créativité ?
En effet, l’IA démocratise la création. Elle ouvre grandes les portes des métiers créatifs, permettant à un nombre croissant de personnes de produire un contenu professionnel de haute qualité. Cela permet d’augmenter le business et d’accélérer l’innovation. Par exemple, les startups peuvent se passer d’agences marketing et investir davantage dans leurs produits. Vu l’importance cruciale de la présence sur les réseaux sociaux, c’est un avantage considérable donc cela bénéficie au développement du business en général. En revanche, cela permet aussi aux professionnels de la création d’atteindre de nouveaux sommets. La création devient ainsi plus agile, plus accessible. Grâce à ces nouveaux outils, il est désormais possible de produire du contenu avec moins de moyens et plus d’efficacité, tout en allant plus loin dans ses ambitions. Aujourd’hui, on est capable de créer tout seul ce qui nécessitait une équipe technique auparavant.
A contrario ignorer l’IA est-il encore possible dans l’édition, la musique, l’architecture, le cinéma… etc?
Non. Ignorer les outils de l’IA et procrastiner, c’est prendre du retard.
Tout d’abord, l’IA permet d’être plus efficace, notamment dans les tâches administratives et répétitives à faible valeur ajoutée : remplissage de contrats, correction de textes, recherche documentaire, etc. L’efficacité est un facteur clé dans le business. Ne pas adopter ces outils, c’est courir le risque de se faire dépasser par la concurrence. On voit déjà des exemples où une seule personne peut accomplir le travail de 10, voire 100 personnes, et même remplacer une agence entière.
Du coté business, le challenge est plus ambitieux car il faut changer l’organisation entière. Dans notre livre “La Revolution IA”, nous donnons l’exemple de PMG, une grande agence marketing basée à Dallas. Cette entreprise de 800 personnes gère la publicité de marques comme Nike, Apple et Netflix. Il y a deux ans, son PDG a recruté un Chief Technology Officer pour transformer l’agence, convaincu que sans l’adoption de l’IA, l’agence cesserait d’exister. Aujourd’hui, cette agence met en place un workflow avec l’IA pour produire ses créations ; c’est davantage une boîte technologique qu’une agence de marketing. Les enjeux sont colossaux : il faut être agile et visionnaire, car prendre du retard serait impardonnable.
Une entreprise de tech peut intégrer et gérer des ingénieurs compétents en IA mais qu’en est il pour les indépendants romanciers et autres… artisans de la création ? Comment peuvent-ils se former comprendre ou intégrer l’IA dans leur quotidien sans perdre leur âme ?
L’IA en tant que discipline existe depuis près de 70 ans, mais c’est seulement maintenant que nous assistons à une véritable révolution dans son usage. Ce qui change tout, c’est notre capacité à interagir avec la machine en langage naturel, et surtout, le fait qu’elle nous comprenne. C’est cette avancée qui rend l’IA accessible à tous, et plus seulement aux chercheurs ou aux data scientists.
Parmi mes connaissances, il y un artiste qui sculpte le marbre en s’inspirant des œuvres de la Grèce antique, mais en les modifiant selon des contraintes physiques : il crée du marbre qui semble couler, tourbillonner, bouger. Son travail de base n’est pas très différent de celui des sculpteurs grecs : il polit, il coupe, il frappe. Mais avant de réaliser ses œuvres, il utilise une simulation numérique en 3D qui lui permet de mieux visualiser les effets recherchés.
L’IA est un outil qui permet d’explorer de nouvelles possibilités sans remplacer l’intention créative. Il suffit d’oser et d’essayer. De plus, ce défi lié à nos métiers nous pousse à nous remettre en question, et c’est dans ces temps de singularité que naît la véritable création.
Propos recueillis par Béatrice Peyrani
Entretien avec Hélène Jacobé, autrice du Lotus Jaune
Premier roman d’Hélène Jacobé, Le Lotus jaune est en lice pour le Prix de la Ville de Lausanne, aux côtés de quatre autres finalistes : Marc Agron pour La vie des choses aux éditions de la Veilleuse, Bastien Hauser pour Une singularité aux éditions Actes Sud, Catherine Lovey pour Histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir aux éditions Zoé, Lorrain Voisard pour Au coeur de la bête aux éditions d’en bas.
Le pitch de ce roman historique envoûtant et dépaysant: Le Lotus jaune aux éditions Favre et Héloise d’Ormesson.
La famine sévit dans en Chine. Fille dur pauvre batelier, la jeune Lin Hei’er orpheline de mie, rejoint un cirque. Sa joie d’échapper à la misère bascule vite quand elle réalise que ses sauts et son habileté suscite autant l’admiration que la jalousie et les convoitises des hommes.
Pour protéger son honneur, elle se refuse à un riche marchand qui tente d’acheter sa virginité. C’est le début d’une fuite qui va la mettre aux prises avec les grandeurs et misères de son époque et de son peuple. Elle va tour à tour endosser les habits et l’âme d’une courtisane, d’une guérisseuse, puis de la fondatrice de la première milice de femmes, celle des Lanternes rouges qui jouera un rôle majeur dans la fameuse guerre des Boxeurs. Hélène Jacobé nous emmène dans l’ère crépusculaire de la dynastie Qing et nous fait revivre l’épopée de la Sainte Mère du Lotus Jaune, un personnage historique encore célèbre aujourd’hui en Chine.
Entretien avec cette enseignante franco-suisse, qui vit à Fribourg, passionnée de reiki et d’histoire:
Hélène Jacobé: Je n’ai pas de connexion particulière avec la Chine, à part des bons souvenirs du cinéma des années 90, comme Le dernier empereur ou Le Palanquin des larmes. J’ai découvert Lin Hei’er et la guerre des Boxeurs par hasard sur Wikipédia, et ai eu envie d’en savoir davantage. Je me suis donc plongée dans cet univers, et ai particulièrement apprécié la découverte du Yi King et de Confucius.
De quel chapitre êtes vous la plus satisfaite?
C’est difficile d’être satisfaite d’un passage. Mais je crois que j’aime particulièrement le dernier chapitre.
Continuez vous de parler à vos personnages?
Les personnages m’ont longtemps habitée, mais désormais j’écris un autre roman qui occupe toutes mes pensées. Bien sûr, Lin Hei’er reste dans mon coeur.
Allez vous écrire une suite du Lotus Jaune ?
Je ne pense pas écrire une suite : l’histoire de Lin Hei’er est terminée. Or c’est elle qui m’a vraiment intéressée. Je pars maintenant au XIVème siècle, pour un autre roman historique porté par un personnage féminin, mais en Europe!
Propos recueillis par Béatrice Peyrani
Sophie Barth-Gros remporte le Prix 2024 de la Société Littéraire de Genève avec Beatenberg
Ce brillant roman dépeint une parenthèse onirique entre de grands noms de l’art et de la littérature à la fin de l’été 1922. Le poète Rainer Maria Rilke et sa compagne, l’aquarelliste Baladine Klossowska, rejoignent Balthus, le fils de Baladine, dans une colonie d’artistes à Beatenberg. Ils y rencontrent la sculptrice Margrit Bay. L’auteure explore avec finesse les relations et interactions complexes entre ces acteurs et leurs interrogations au lendemain de la Première Guerre mondiale. Décryptage avec Sophie Barth-Gros.
Damier : Qu’est-ce qui vous a amené à Beatenberg pour nous raconter le séjour de Rilke et de la mère de Balthus, Baladine Klossowska ?
Sophie Barth-Gros : Tout a commencé par un hasard. En découvrant que mon oncle et ma tante avaient habité presque dans le même bâtiment que Balthus à Fribourg, j’ai été intriguée par ce peintre, que je connaissais peu jusque-là. Mes recherches m’ont rapidement menée à Beatenberg, où Balthus passait chaque été et certains hivers de ses 9 à ses 26 ans, accueilli par Margrit Bay dans sa colonie d’artistes. Ce lieu chargé d’histoire et de contrastes – à la fois alpestre et spirituel, avec des hôtes prestigieux et des habitants locaux – a constitué une toile de fond idéale pour explorer les relations et influences entre Rilke, Baladine, Balthus et Margrit Bay.
Comment avez-vous abordé la recherche, quelles sont les sources consultées ?
La recherche a été une part essentielle de ce projet. J’ai travaillé à partir de nombreuses archives, notamment les Archives littéraires suisses à Berne, où sont conservés des dessins de Margrit Bay. J’ai également consulté des correspondances, comme celles entre Rilke et Baladine, et lu des biographies détaillées des personnages historiques. Des guides touristiques de l’époque m’ont aidée à imaginer Beatenberg dans les années 1920, et j’ai aussi eu la chance de visiter le village plusieurs fois. Enfin, des rencontres humaines – notamment avec la petite-nièce de Margrit Bay et des passionnés locaux – ont enrichi ma compréhension de l’époque et des lieux.
Où se situe la frontière entre le réel et l’imaginaire du récit ?
Le roman s’appuie sur une base historique solide : les séjours de Balthus à Beatenberg, la colonie d’artistes de Margrit Bay, et bien sûr la présence de Rilke en 1922. Cependant, pour combler les silences des archives et donner vie aux relations entre les personnages, j’ai dû me tourner vers la fiction. Les interactions, dialogues et pensées des personnages sont imaginés, mais ancrés dans un contexte historique et biographique réaliste. Mon but était de respecter les faits tout en explorant des hypothèses sur les influences artistiques et humaines qui auraient pu naître de ces rencontres.
Baladine fut le dernier amour de la vie mouvementée de Rilke, comment définissez-vous en quelques mots leur relation et leur influence réciproque ?
Pour comprendre leur relation, j’ai lu leur correspondance telle qu’un éditeur zurichois la publie au début des années 1950. J’ai ainsi découvert une Baladine lyrique, spontanée, voir illogique, à fleur de peau, peu sûre d’elle, insistante, et un Rilke autocentré, attentif et en recherche d’attention, directif, fuyant. Le recueil est une sélection de leur correspondance, elle est beaucoup plus abondante. Il y a eu un vrai travail d’édition pour faire dire à leurs échanges la grandeur du poète et l’amour de l’aquarelliste. Baladine a participé au choix des lettres et la publication ne s’est faite qu’une fois son accord reçu. On attribue souvent à Baladine le retour de Rilke à l’écriture après la dépression dont il souffre pendant la guerre et qui l’empêche de terminer ses Elégies. C’est certainement vrai, mais un regard actuel sur leur relation pourrait aussi la définir comme déséquilibrée, tumultueuse, voire toxique.
Parmi les protagonistes du roman, lequel vous a particulièrement émue ?
Margrit Bay m’a émue. En tant qu’artiste et pionnière, elle a su créer un espace unique à Beatenberg, où la créativité et la spiritualité coexistaient. Son rôle dans l’éducation artistique de Balthus, sa sensibilité et son engagement pour sa communauté m’ont touchée. Elle incarne un lien fort entre l’individuel et le collectif, entre l’art et la vie quotidienne, mais elle est aussi un archétype de la place réservée aux femmes dans la création au début du XXe siècle et de leur postérité. Elle ne se marie jamais, l’histoire ne retient quasiment rien de son travail, elle est très active, mais principalement dans les associations d’artistes féminines. Sa famille doute de ses habitudes.
Propos recueillis par Ann Bandle
Sophie Barth-Gros lors de la remise du Prix 2024 de la Société Littéraire de Genève.
Le discours de présentation de l’ouvrage et de laudatio furent prononcés par le professeur Jacques Berchtold, président du jury.

Sophie Barth-Gros
Beatenberg
Paru aux Éditions de l’Hèbe
Mars 2024 – 120 pages
Isabelle de Montolieu, l’éclat d’une plume
Marion Curchod se penche sur la vie d’Isabelle de Montolieu, célèbre romancière et traductrice lausannoise, et nous brosse un portrait inédit. Entretien.
Pourquoi avez-vous choisi Isabelle de Montolieu parmi les femmes de lettres de son époque?
Je souhaitais remettre en lumière une femme oubliée et travailler avec des manuscrits inédits. Or, la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne possède un grand fond sur elle qui n’a pratiquement jamais été exploité et qui contient une masse de documents révélateurs.
Quelles étaient les sources d’inspiration de ses romans ?
Elle a écrit des fictions en s’inspirant des textes qui plaisaient au lectorat de son temps. Les intrigues sentimentales étaient recherchées, notamment depuis La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Mais elle s’est également inspirée énormément de la Suisse autant pour les intrigues que pour les descriptions dans ses récits. Elle aimait son pays et cela se ressent dans plusieurs récits, en particulier dans les Châteaux suisses dans lesquels elle décrit la campagne vaudoise de manière élogieuse. En outre, Isabelle de Montolieu a abordé d’autres thématiques dans ses ouvrages qui constituaient des sujets recherchés ou porteurs d’intérêt pour ses contemporains, tels que la botanique, la philosophie, la religion ou la morale. lire la suite
Alix Billen, la nouvelle directrice générale du Livre sur les quais, Adelaïde Fabre, sa directrice artistique et Valérie Meylan, sa responsable programmation jeunesse et médiation culturelle dévoilent les temps forts de la 15ème édition de ce festival qui lance l’ouverture de la rentrée littéraire sur la cote lémanique le 30 août prochain, à Morges.
Quelles seront les grandes nouveautés de cette 15ème édition de Livre sur les quais?
Pour fêter cet anniversaire, nous avons choisi de développer deux fils rouges dans la programmation. L’un autour de l’écologie, enjeu majeur aujourd’hui, et l’autre autour du thème du corps et du sport, actualité olympique oblige. Ces deux thématiques rayonneront dans toutes les programmations : adulte, jeunesse, anglophone. Nous proposerons ainsi des discussions, lectures mais aussi des ateliers en écho, comme un cours de yoga gratuit avec Julien Lévy pour apprendre à se reconnecter à son corps, ou encore une balade à vélo sur les rives du lac avec Michaël Perruchoud, grand féru de cyclisme qui fera découvrir les grands coureurs d’une manière insolite. à suivre…
Cinq questions à Brigitte Violier, auteur du Coeur aux étoiles

A l’occasion de la sortie de Benoît Violier, du coeur aux étoiles, Damier vous propose un entretien avec son auteure Brigitte Violier qui signe un livre pudique et plein de délicatesse. Un ouvrage qui rend hommage à la beauté de la vie et à l’amour, malgré les douleurs et les peines.
Damier : En 2016, alors que tout semblait lui réussir, votre mari chef triplement étoilé du restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier a mis brutalement fin à ses jours, vous laissant vous et votre jeune fils dans un état de choc indescriptible. Malgré la douleur toujours prégnante, vous avez écrit ce livre sur l’incroyable destin de Benoît Violier, son parcours impressionnant (qui le mène d’un apprentissage à Pérignac à Paris aux cuisines des restaurants les plus prestigieux – Jamin chez Robuchon, au Ritz, à la Tour d’Argent….), son ambition de devenir meilleur ouvrier de France avant ses 40 ans et aussi votre rencontre avec lui en 1995. Quelle place l’amour a-t-il occupé dans votre vie, dans vos vies? lire la suite
Quand Gorki tutoyait Gogol

Les éditions des Syrtes à Genève publient une nouvelle version du Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, écrit pendant son exil en 1905 à Capri. L’occasion de découvrir la plume sensible et authentique de ce romancier russe pas si éloigné de son fantasque confrère ukrainien Nicolas Gogol. Entretien avec son traducteur Jean-Baptiste Godon[1].Pourquoi avoir choisi de republier ce texte ?
Jean-Baptiste Godon. Bien qu’il soit relativement peu connu en France, Le bourg d’Okourov occupe une place importante dans la production de Gorki. Il est le premier volet d’une trilogie inachevée consacrée à la vie provinciale (parfois qualifiée de « cycle d’Okourov ») et s’inscrit de ce point de vue dans le prolongement des chroniques provinciales que l’on retrouve chez des auteurs tels que Gogol, Leskov, Saltykov-Chtchedrine, Bounine ou Zamiatine. Dans ce récit pittoresque, Gorki s’efforce de décrire la province russe telle qu’elle est réellement, ses attentes, ses travers et ses angoisses à l’époque de la révolution de 1905, période charnière de basculement entre la Russie ancestrale et la nouvelle Russie soviétique. lire la suite
Prix du cinéma suisse : Marthe Keller reçoit le Prix du meilleur second rôle pour son interprétation d’une mère défaillante dans «Petite Sœur»
La Suisse de Marthe Keller, rencontre avec un actrice cosmopolite et sans langue de bois :
«Les Suisses sont complexés à tord….Ici la qualité de vie est exceptionnelle, l’économie, la nature, cela crée aussi de la jalousie côté français mais attire les étrangers». C’est l’affluence des grands soirs dans les salons du Lausanne Palace. Pas une table de libre, ni au bar, ni dans un petit salon sur le côté. Dans le hall, il reste bien ce canapé et deux fauteuils, drôle d’endroit pour une rencontre avec une star, qui ne devrait guère être propice aux confidences. Qu’importe si l’endroit manque un peu d’intimité pour Marthe Keller : «ce sera parfait », assure-t-elle, l’actrice n’est pas là pour parler d’elle. Depuis le festival de Cannes et la sortie d’Amnesia de Barbet Schroeder, elle enchaîne les entretiens avec les journalistes du monde entier et vient de finir quatre films en une année. Ereintée, elle a frôlé l’été dernier le burnout, elle n’a plus envie de se raconter. Pas ce soir, du moins. Elle est venue ce jeudi à Lausanne pour honorer un prix. Mais elle s’est renseignée, le dernier train pour Martigny part à 22 heures… lire la suite
La délicate question de la transmission des souvenirs intimes

Dans son premier roman Jeanne, Véronique Timmermans alterne deux histoires étroitement mêlées. Celle de Jeanne bouleversée par son coup de foudre inavouable pour un prêtre. Puis celle de sa fille, Catherine, née de cette union, en quête de vérité. Mais comment réagir face au silence de Jeanne sur son passé? L’auteure soulève la délicate question de la transmission des souvenirs intimes d’une génération à l’autre. Un livre tout en émotion et en profondeur.
Damier : L’écriture de ce premier roman marque-t-elle un tournant dans votre vie?
Véronique Timmermans: Oui, certainement. En apparence, ma vie est presque inchangée, je partage mon temps entre travail salarié, écriture, famille, amis et loisirs, comme tout le monde. Je commence seulement maintenant, quelques mois après la parution de «Jeanne», à pouvoir mettre des mots sur ce qui a changé: au plus profond de moi, la joie intense d’avoir accompli un de mes rêves, celui d’être lue, peut-être le rêve qui compte le plus; la prise de conscience combien l’écriture est une part fondamentale de moi, combien l’écriture m’aide à comprendre le monde qui m’entoure. J’ai l’impression que je suis plus moi qu’avant. lire l’interview
Pays de Vaud : qui sont les Pères de la patrie ?

L’’historien vaudois Olivier Meuwly, directeur scientifique et coauteur du collectif « Histoire vaudoise », se penche sur la période mouvementée du début du XIX siècle, alors que le pays de Vaud est libéré de la tutelle bernoise et traverse de nombreuses réformes. Si Frédéric-César de La Harpe est un personnage important, il peut compter sur un trio de de grande envergure en terre vaudoise: ceux que l’on appelle les « Pères de la patrie », Jules Muret, Auguste Pidou et Henri Monod.
La réorganisation du Canton de Vaud, libéré de la tutelle bernoise, a-t-elle permis un essor significatif ?
Olivier Meuwly: Une fois créé, le canton de Vaud a un triple objectif: prouver sa capacité à se débrouiller seul, sur le plan politique, économique et militaire. Il va déployer tous ses moyens pour l’atteindre… avec succès! Vaud s’attachera à s’afficher comme un partenaire fiable et loyal au sein de la Confédération, là aussi avec succès. Le canton de Vaud sera dès lors l’un des piliers de la Suisse entrain d’advenir. lire l’interview
Pourquoi la Suisse est le pays le plus heureux du monde?Entretien avec l’historien François Garçon


Damier : Pourquoi avez-vous écrit « La Suisse, pays le plus heureux du monde »
François Garçon : Pour une double raison. La première, est une blessure d’enfance probablement jamais cicatrisée. Suisse par mon père, mais Français par ma mère, je n’ai cessé d’entendre des remarques désobligeantes sur la Suisse de la part d’un oncle maternel. Enfant, j’étais blessé de subir des moqueries sur l’accent traînant des Suisses romands et autres stupidités du même tonneau mais, en l’absence de mon père, je n’étais pas en âge de me défendre sur le sujet. Plus tard, devenu adulte, j’ai continué à être sidéré par l’imbécilité du personnel politique français sur la Suisse. Souvenez-vous du remue-ménage de Nicolas Sarkozy à Interlaken en mai 2014 : il venait d’être battu aux élections présidentielles et, en visite dans la Confédération, un pays voisin et ami, où 150’000 Français frontaliers viennent tous les jours travailler, il s’offrait le luxe de critiquer le système politique suisse et plus particulièrement sa présidence tournante. Quelle arrogance de la part d’un ancien chef de l’Etat français… Suite de l’interview
Corinne ou l’Italie, le roman de Germaine de Stäel
Histoire d’une femme ou guide de voyage ?

Michel Delon, professeur de littérature française du 18e siècle : Le personnage de Corinne est une allégorie ou un symbole de l’Italie, l’histoire de sa vie de femme et de créatrice sert à s’interroger sur le destin d’un pays qui a été essentiel dans le devenir de l’Occident et qui, au tournant du XVIIIe au XIXe siècle, est morcelé et occupé par plusieurs puissances étrangères.
L’Italie est alors un pays marqué par l’emprise catholique et n’a rien de permissif, mais des coutumes comme celle du sigisbée troublent les voyageurs qui ont des difficultés à interpréter ces couples à trois. Corinne représente l’Italie, mais elle est britannique par son père, elle a fui en Italie et la liberté qu’elle revendique est plutôt une conquête personnelle.
Michel Delon : Le personnage de Corinne est une allégorie ou un symbole de l’Italie, l’histoire de sa vie de femme et de créatrice sert à s’interroger sur le destin d’un pays qui a été essentiel dans le devenir de l’Occident et qui, au tournant du XVIIIe au XIXe siècle, est morcelé et occupé par plusieurs puissances étrangères.lire l’interview
Le roman Adolphe de Benjamin Constant passionne toujours. Interview avec François Rosset
Deux cent ans après sa publication, Adolphe de Benjamin Constant continue de nous passionner. L’œuvre raconte la vraie misère du cœur humain. C’est du moins ainsi que son auteur l’a définie. Après avoir courtisé avec assiduité Ellénore, une belle polonaise mère de deux enfants, Adolphe est pris au piège de sa liaison étouffante y rencontrant encore du plaisir mais n’y trouvant plus de charme. Or que faire contre un sentiment qui s’éteint.
Quelles sont les femmes qui ont inspiré à Benjamin Constant le caractère d’ Ellénore ?
François Rosset : La première chose à dire à propos d’Adolphe mais aussi de Corinne, c’est que ce sont des romans, des œuvres littéraires, c’est-à-dire des univers de récréation; ce ne sont pas des chroniques mondaines, ni non plus des transpositions autobiographiques simplistes. Germaine de Staël n’est ni plus, ni moins présente dans le filigrane du personnage d’Ellénore que les autres femmes que Benjamin Constant a rencontrées, désirées et aimées ou que certaines figures féminines de fiction qu’il a rencontrées dans ses lectures. Mais c’est une chose que le public, gavé de « peopleries », a beaucoup de peine à comprendre; et c’était déjà le cas à l’époque. C’est pourquoi, si Germaine de Staël s’est offusquée, ce n’est pas tant à la lecture du roman de Constant qu’elle connaissait très bien, mais à cause des ragots qui ont commencé à circuler à la publication d’Adolphe en 1816 et qui l’identifiaient à Ellénore…Lire l’interview






