Article mis en avant

Entretien avec Hélène Jacobé, autrice du Lotus Jaune

Premier roman d’Hélène Jacobé, Le Lotus jaune est en lice pour le Prix de la Ville de Lausanne, aux côtés de quatre autres finalistes : Marc Agron pour La vie des choses aux éditions de la Veilleuse, Bastien Hauser pour Une singularité aux éditions Actes Sud, Catherine Lovey pour Histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir aux éditions Zoé, Lorrain Voisard pour Au coeur de la bête aux éditions d’en bas.

Le pitch  de ce roman historique envoûtant et dépaysant: Le Lotus jaune aux éditions Favre et Héloise d’Ormesson.

La famine sévit dans en Chine. Fille dur pauvre batelier, la jeune Lin Hei’er orpheline de mie, rejoint un cirque. Sa joie d’échapper à la misère bascule vite quand elle réalise que ses sauts et son habileté suscite autant l’admiration que la jalousie et les convoitises des hommes.

Pour protéger son honneur, elle se refuse à un riche marchand qui tente d’acheter sa virginité. C’est le début d’une fuite qui va la mettre aux prises avec les grandeurs et misères de son époque et de son peuple. Elle va tour à tour endosser les habits et l’âme d’une courtisane, d’une guérisseuse, puis de la fondatrice de la première milice de femmes, celle des Lanternes rouges qui jouera un rôle majeur dans la fameuse guerre des Boxeurs. Hélène Jacobé nous emmène dans l’ère crépusculaire de la dynastie Qing et nous fait revivre l’épopée de la Sainte Mère du Lotus Jaune, un personnage historique encore célèbre aujourd’hui en Chine.

Trois questions avec cette  enseignante franco-suisse, qui vit à Fribourg, passionnée de reiki et d’histoire.

Damier : Avez vous un lien avec la Chine ou les descendants de votre héroïne?

Hélène Jacobé: Je n’ai pas de connexion particulière avec la Chine, à part des bons souvenirs du cinéma des années 90, comme Le dernier empereur ou Le Palanquin des larmes. J’ai découvert Lin Hei’er et la guerre des Boxeurs par hasard sur Wikipédia, et ai eu envie d’en savoir davantage. Je me suis donc plongée dans cet univers, et ai particulièrement apprécié la découverte du Yi King et de Confucius.

Lausanne, le 07 décembre 2023, l’autrice Hélène Jacobé, pour les Editions Favre. ©Florian Cella/Ed. Favre

Damier : De quel chapitre  êtes vous la plus satisfaite?
Hélène Jacobé : C’est difficile d’être satisfaite d’un passage. Mais je crois que j’aime particulièrement le dernier chapitre.
Damier : Continuez vous de parler à vos personnages?
Hélène Jacobé : Les personnages m’ont longtemps habitée, mais désormais j’écris un autre roman qui occupe toutes mes pensées. Bien sûr, Lin Hei’er reste dans mon coeur.
Damier  : Allez vous écrire une suite du Lotus Jaune ?
Hélène Jacobé :Je ne pense pas écrire une suite : l’histoire de Lin Hei’er est terminée. Or c’est elle qui m’a vraiment intéressée. Je pars maintenant au XIVème siècle, pour un autre roman historique porté par un personnage féminin, mais en Europe!
Propos recueillis par Béatrice Peyrani

 

Rose-Marie Pagnard : L’enlèvement de Sarah Popp

Dans l’immensité de l’hiver lituanien, l’atmosphère est glaciale. Les bourrasques de neige figent le pays habillé de blancheur poudrée. C’est ici que la romancière Sarah Popp est victime d’un enlèvement brutal… à dessein bienveillant ! Le dépaysement est à la hauteur de l’intrigue. 

Invitée à un festival de littérature à Vilnius, l’héroïne apprend que son vol de retour pour Bâle est annulé. Cette contrariété la ramène à son hôtel, où elle est interceptée par un ancien voisin du temps de son enfance, Aimé Anders. « Le hasard de cette rencontre paraît si énorme parce qu’il ne s’agit pas du tout d’un hasard », mais bien d’une traque planifiée. Si Sarah Popp parvient à lui échapper sur les routes enneigées, il la rattrape sans difficulté. Là, en terre inconnue, il la prive de sa liberté en l’enfermant dans un genre de mobile home. Son dessein est implacable : la contraindre à s’affranchir en dévoilant ce qu’elle n’a jamais voulu écrire, autrement dit coucher sur le papier un passé inavouable.

Oser reconnaître sa propre faiblesse

Dans son profond désarroi, la chaleur accueillante du mobile home apporte à la romancière un semblant de réconfort. Alternant douceur et fermeté, son agresseur l’enjoint de décrire les iniquités dont tous deux ont souffert durant les années soixante. Celles de jeunes filles tombées enceintes, placées ou emprisonnées, et celles d’enfants bâtards tristement abandonnés. À la résurgence de ses souvenirs enfouis, Sarah ressent une douleur violente lui transpercer le corps. Une tyrannie à laquelle elle tente de se dérober, mais la poigne d’Anders est invincible. Sur un coin de la table, il a empilé des feuilles blanches et lui glisse un stylo dans la main. Sous l’oppression, les mots se heurtent désordonnés. À cinquante-neuf ans, elle avoue les yeux embrumés « il est dur de reconnaître sa faiblesse ».

Des paysages oniriques

Au-delà du drame existentiel qui réunit les deux protagonistes, Rose-Marie Pagnard nous entraîne dans une course délirante à travers la forêt lituanienne. Se succèdent des pages lumineuses, d’une plume sensible et précise, où l’on entend crisser les pneus sur la neige, où la mélodie des merles nous attendrit, troublant à peine le silence abyssal de la nuit. Écrire « la conduit presque toujours dans la diversité prodigieuse de la vie ». L’enlèvement de Sarah Popp est aussi un voyage onirique que l’on a hâte de vivre dans toute sa vérité !

Ann Bandle

Rose-Marie Pagnard
L’enlèvement de Sarah Popp
Éditions Zoé, Genève  – 2024

Récompense littéraire

Sophie Barth-Gros remporte le Prix 2024 de la Société Littéraire de Genève avec Beatenberg

Ce brillant roman dépeint une parenthèse onirique entre de grands noms de l’art et de la littérature à la fin de l’été 1922. Le poète Rainer Maria Rilke et sa compagne, l’aquarelliste Baladine Klossowska, rejoignent Balthus, le fils de Baladine, dans une colonie d’artistes à Beatenberg. Ils y rencontrent la sculptrice Margrit Bay. L’auteure explore avec finesse les relations et interactions complexes entre ces acteurs et leurs interrogations au lendemain de la Première Guerre mondiale. Décryptage avec Sophie Barth-Gros.

Damier : Qu’est-ce qui vous a amené à Beatenberg pour nous raconter le séjour de Rilke et de la mère de Balthus, Baladine Klossowska ?

Sophie Barth-Gros : Tout a commencé par un hasard. En découvrant que mon oncle et ma tante avaient habité presque dans le même bâtiment que Balthus à Fribourg, j’ai été intriguée par ce peintre, que je connaissais peu jusque-là. Mes recherches m’ont rapidement menée à Beatenberg, où Balthus passait chaque été et certains hivers de ses 9 à ses 26 ans, accueilli par Margrit Bay dans sa colonie d’artistes. Ce lieu chargé d’histoire et de contrastes – à la fois alpestre et spirituel, avec des hôtes prestigieux et des habitants locaux – a constitué une toile de fond idéale pour explorer les relations et influences entre Rilke, Baladine, Balthus et Margrit Bay.

Comment avez-vous abordé la recherche, quelles sont les sources consultées ?

La recherche a été une part essentielle de ce projet. J’ai travaillé à partir de nombreuses archives, notamment les Archives littéraires suisses à Berne, où sont conservés des dessins de Margrit Bay. J’ai également consulté des correspondances, comme celles entre Rilke et Baladine, et lu des biographies détaillées des personnages historiques. Des guides touristiques de l’époque m’ont aidée à imaginer Beatenberg dans les années 1920, et j’ai aussi eu la chance de visiter le village plusieurs fois. Enfin, des rencontres humaines – notamment avec la petite-nièce de Margrit Bay et des passionnés locaux – ont enrichi ma compréhension de l’époque et des lieux.

Où se situe la frontière entre le réel et l’imaginaire du récit ?

Le roman s’appuie sur une base historique solide : les séjours de Balthus à Beatenberg, la colonie d’artistes de Margrit Bay, et bien sûr la présence de Rilke en 1922. Cependant, pour combler les silences des archives et donner vie aux relations entre les personnages, j’ai dû me tourner vers la fiction. Les interactions, dialogues et pensées des personnages sont imaginés, mais ancrés dans un contexte historique et biographique réaliste. Mon but était de respecter les faits tout en explorant des hypothèses sur les influences artistiques et humaines qui auraient pu naître de ces rencontres.

Baladine fut le dernier amour de la vie mouvementée de Rilke, comment définissez-vous en quelques mots leur relation et leur influence réciproque ?

Pour comprendre leur relation, j’ai lu leur correspondance telle qu’un éditeur zurichois la publie au début des années 1950. J’ai ainsi découvert une Baladine lyrique, spontanée, voir illogique, à fleur de peau, peu sûre d’elle, insistante, et un Rilke autocentré, attentif et en recherche d’attention, directif, fuyant. Le recueil est une sélection de leur correspondance, elle est beaucoup plus abondante. Il y a eu un vrai travail d’édition pour faire dire à leurs échanges la grandeur du poète et l’amour de l’aquarelliste. Baladine a participé au choix des lettres et la publication ne s’est faite qu’une fois son accord reçu. On attribue souvent à Baladine le retour de Rilke à l’écriture après la dépression dont il souffre pendant la guerre et qui l’empêche de terminer ses Elégies. C’est certainement vrai, mais un regard actuel sur leur relation pourrait aussi la définir comme déséquilibrée, tumultueuse, voire toxique. 

Parmi les protagonistes du roman, lequel vous a particulièrement émue ? 

Margrit Bay m’a émue. En tant qu’artiste et pionnière, elle a su créer un espace unique à Beatenberg, où la créativité et la spiritualité coexistaient. Son rôle dans l’éducation artistique de Balthus, sa sensibilité et son engagement pour sa communauté m’ont touchée. Elle incarne un lien fort entre l’individuel et le collectif, entre l’art et la vie quotidienne, mais elle est aussi un archétype de la place réservée aux femmes dans la création au début du XXe siècle et de leur postérité. Elle ne se marie jamais, l’histoire ne retient quasiment rien de son travail, elle est très active, mais principalement dans les associations d’artistes féminines. Sa famille doute de ses habitudes. 

Propos recueillis par Ann Bandle

Sophie Barth-Gros lors de la remise du Prix 2024 de la Société Littéraire de Genève.
Le discours de présentation de l’ouvrage et de laudatio furent prononcés par le professeur Jacques Berchtold, président du jury.


Sophie Barth-Gros
Beatenberg
Paru aux Éditions de l’Hèbe
Mars 2024 – 120 pages

Le sauvetage suisse de Monique Valcke Strauss

À 88 ans, cette pédiatre française raconte dans Cours Mirabeau son miraculeux passage en Suisse en 1943. Monique traverse la frontière franco-suisse, avec son frère Michel. Les deux enfants ont respectivement 6 et 8 ans !

« Allez, maintenant courez vite ! Vous allez grimper par-dessus les barbelés. De l’autre côté, vous trouverez un bout de terrain, puis d’autres barbelés à escalader. Après, vous ne risquez rien ! » Monique et son frère Michel ont respectivement 6 et 8 ans quand un couple de français les accompagne et les laisse seuls devant la frontière franco-suisse, le 21 mars 1943. À eux de se débrouiller !

Ce jour là, un soldat italien est en sentinelle. Il ordonne aux deux enfants de s’enfuir vite sinon il lâchera son chien. Monique ne saura jamais s’il bluffait ou s’il leur avait voulu donner du courage ?  La petite fille se blesse sur les fils d’acier, elle pleure, elle est terrorisée mais se retrouve saine et sauve de l’autre côté de la frontière avec son frère accueillie par … un douanier suisse.

 Devenue pédiatre pour enfants et aujourd’hui âgée de 88 ans, Monique Valcke Strauss a livré le récit de son enfance à un collectif d’étudiants dirigé par l’écrivaine et professeur de lettres Cécile Ladjali. Il en est sorti Cours Mirabeau édité par Actes Sud, un ouvrage pour l’Histoire mais écrit à hauteur d’enfant, ce qui en fait la puissance et la force.

Monique Valcke Strauss raconte sa naissance le 3 mai 1936 à Paris. Son père et sa mère, Walter et Marianne sont d’origine allemande. Lui est chef d’entreprise, elle musicienne. Ils ont fait partie de la bourgeoisie intellectuelle et aisée, ou du moins l’ont-ils cru.

Bouillie sucrée

Mais inquiets dès 1929 du sort réservé aux juifs dans leur pays, Walter militant actif au SPD et …d’origine juive a décidé de tout quitter et de partir …avec son épouse. L’exil du couple a commencé le 4 août 1933, à Strasbourg et là il leur a fallu tout reconstruire. Ils y arrivent presque, vivent avec leurs deux enfants  à Paris quand la guerre éclate en France. Walter s’engage dans la Légion étrangère. Marianne part avec les petits à Aix en Provence.

Monique se souvient de …plusieurs déménagements successifs chez des inconnus à Saint- Tropez, dans les Cévennes, à Dieulefit, des premières lettres encore pleine d’espoir de son père soldat au Maroc en 1940, de brèves retrouvailles à Aix avec leur père rentré du front en octobre 1940, puis de caches successives dans la forêt jusqu’au jour où leurs parents mettent Michel et Monique, avec dans leurs sacs de faux papiers et une fausse identité, accompagnés de «  parents postiches » dans un car pour Marseille, en vue de trouver un train pour Annemasse puis de rejoindre la frontière franco- suisse. Monique se souvient de ce matin là, «  du cours Mirabeau ( d’ Aix en Provence). La beauté du lieu, sa splendide architecture classique paraissait fade. Une odeur âcre planait dans l’air. Je comprenais qu’une séparation douloureuse allait avoir lieu. »

Monique a toujours sur sa main la cicatrice des barbelés de la frontière. Elle a gardé toute sa vie le goût des bouillies sucrées comme celle que le douanier lui a servie le jour de son arrivée en Suisse. Elle se rappelle de la longue chaîne de solidarité mise en place par la Cimade, l’organisation protestante, qui a trouvé pour elle et Michel des familles d’accueil distinctes à Berne et Bienne. Marianne réussit elle aussi à passer clandestinement la frontière en ski en mars 1944.  L’hôpital de Lausanne, le camp du Signal, celui de Moudon…Monique raconte tout avec pudeur, l’amour et les larmes de ses années suisses.

Cours Mirabeau, un livre magnifique à lire et relire aussi avec ses enfants ou petits-enfants.

Béatrice Peyrani

Mardi 3 décembre 2024, 19 h – rencontre avec Cécile Ladjali à la Maison de la poésie, Passage Rambuteau, 157 rue Saint-Martin 75003 Paris 

Les démesures du Grand-Siècle

De sa plume magistrale, Philippe Séguy fait revivre l’aube du Grand-Siècle et nous entraîne dans les dédales d’une cour languissante où les intrigues sournoises mènent la danse… à couper le souffle !

Trop parfaitement beau, trop intelligent, trop sûr de lui, le chevalier de Lorraine, Philippe, se sait invincible. Ambitieux et surtout sans morale. Il ne craint pas d’éliminer les faiseurs de troubles par des attaques verbales « à arracher le visage ». Parmi ses victimes, Henriette d’Angleterre, la jeune épouse de Monsieur, frère de Louis XIV. Excédée à outrance, elle obtiendra son exil auprès du roi. Cependant la vengeance sera d’une cruauté incommensurable.

Avant cette heure fatidique, l’irrévérencieux chevalier attise les convoitises, les dédaignent ou en abusent. Sa « beauté d’ange foudroie quiconque l’approche » : de longs cheveux bruns, épais, ondulants, semblables à ceux d’une femme, des épaules puissantes, des yeux couleur pervenche… Éperdument épris, Philippe d’Orléans ouvre largement sa bourse, le couvre de privilèges et de grâces, de cadeaux somptueux. Lorraine n’en sera que plus méprisant, engloutissant des sommes extraordinaires au jeu et autres plaisirs comblant ainsi un redoutable désœuvrement.

L’amour inattendu

Lorsque la belle Marie-Angélique de Fiennes – tout juste sortie du couvent – aperçoit le chevalier à la messe des princes, elle ne peut détacher ses yeux de lui et le regarde avidement, « elle se remplit de lui, de son visage… ». En un instant, elle se sait perdue. Ici commence une histoire d’amour inattendue. Loin d’être indifférent, Philippe de Lorraine courtise la jeune femme, sans rien précipiter, « tendre, prévenant, doux ». Elle sera son amante, la mère de son fils mort-né, sa fidèle complice pour longtemps.

Savoir-faire gastronomique

Dans cette traversée du Grand-Siècle, Philippe Séguy nous décrit avec brio l’atmosphère qui régnait au Louvre « vieux et sale » et au palais des Tuileries. Une vie de cour où les serviteurs sont « traités avec générosité et considération » et les laquais acolytes d’agissements orduriers. Il n’oublie pas de parfumer son récit de gastronomie, un savoir-faire très français acquis de longue date, « poulardes truffées, chapons gras, potage au bœuf, salade à l’estragon, … pyramides de fruits et bassins d’argent où nageaient des carpes, fruits confits et massepains… », une abondance de mets succulents où entre deux gorgées de vin glacé, les destins basculent vers la gloire ou la disgrâce.

Ann Bandle

Philippe Séguy – Rouge Venin
collaborateur régulier de l’émission
Secrets d’Histoire

Albin Michel

Isabelle de Montolieu, l’éclat d’une plume

 

Marion Curchod se penche sur la vie d’Isabelle de Montolieu, célèbre romancière et traductrice lausannoise, et nous brosse un portrait inédit. Entretien.

Damier : Pourquoi avez-vous choisi Isabelle de Montolieu parmi les femmes de lettres de son époque?
Marion Curchod :
Je souhaitais remettre en lumière une femme oubliée et travailler avec des manuscrits inédits. Or, la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne possède un grand fond sur elle qui n’a pratiquement jamais été exploité et qui contient une masse de documents révélateurs.

Quelles étaient les sources d’inspiration de ses romans ?
Elle a écrit des fictions en s’inspirant des textes qui plaisaient au lectorat de son temps. Les intrigues sentimentales étaient  recherchées, notamment depuis La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Mais elle s’est également inspirée énormément de la Suisse autant pour les intrigues que pour les descriptions dans ses récits. Elle aimait son pays et cela se ressent dans plusieurs récits, en particulier dans les Châteaux suisses dans lesquels elle décrit la campagne vaudoise de manière élogieuse. En outre, Isabelle de Montolieu a abordé d’autres thématiques dans ses ouvrages qui constituaient des sujets recherchés ou porteurs d’intérêt pour ses contemporains, tels que la botanique, la philosophie, la religion ou la morale. Elle a aussi été influencée par les auteurs étrangers qu’elle a traduits ou adaptés à sa manière pour le public francophone. De surcroît, plusieurs extraits de ses œuvres nous révèlent des émotions qu’elle a ressenties ou des événements qu’elle a vécus.

Malgré le succès de ses propres livres et traductions de grands auteurs tels que August Lafontaine et  Jane Austen, la baronne de Montolieu peine à subvenir à ses besoins. Les femmes rencontraient-elles des difficultés à être rémunérées?
Tout à fait, il était très difficile pour les femmes d’être reconnues et rémunérées pour leurs écrits. À cette époque, elles ont deux choix pour être publiées : soit elles écrivent des livres sérieux, prouvent leur légitimité, donnent leur opinion ou émettent des critiques de la société, mais ne sont pas les bienvenues dans le monde littéraire régit par les hommes et doivent souvent s’auto-publier (ce qui est coûteux) ; soit, comme Isabelle de Montolieu, elles acceptent les règles établies par les hommes et écrivent des récits sans prétention, en revendiquant une posture d’amusement et de loisir, et sont acceptées dans le milieu littéraire. Il faut savoir que Paris était alors le centre de la littérature et les imprimeurs-libraires ont profité de l’éloignement de la romancière lausannoise pour réduire ses gains.

Comment expliquer que son nom soit aujourd’hui pratiquement tombé dans l’oubli ?
Cela est difficile à expliquer, mais la raison la plus probable reste que ses écrits étaient essentiellement de la littérature sentimentale et que le réalisme, arrivé dès 1830 dans le paysage littéraire, a supplanté le romantisme. De ce fait, la plupart de ses textes sont devenus désuets. Quelques ouvrages à portée nationaliste ont survécu et étaient encore vendus au XXe siècle, mais ils sont finalement également tombés dans l’oubli.

Propos recueillis par Ann Bandle

Marion Curchod est diplômée de l’Université de Lausanne. Dans son mémoire La main derrière la plume, Vie et écrits d’une femme de lettres vaudoise : Isabelle de Montolieu (1751-1832), réalisé sous la direction du professeur Léonard Burnand, elle a contribué à remettre en lumière la destinée et la production d’Isabelle de Montolieu à travers l’analyse de documents archivistiques inédits. En 2021, Marion Curchod a également publié un recueil de nouvelles, Entre la nuit et le jour.

Isabelle de Montolieu, L’éclat d’une plume – paru en 2023
Marion Curchod
En vente aux Editions Infolio ou en librairie

Trois questions à l’équipe du Livre sur les quais

Alix Billen, la nouvelle directrice générale du Livre sur les quais, Adelaïde Fabre, sa directrice artistique et  Valérie Meylan, sa  responsable programmation jeunesse et médiation culturelle dévoilent les temps forts de la 15ème édition de ce festival qui lance l’ouverture de la rentrée littéraire sur la cote lémanique le 30 août prochain, à Morges.

Quelles seront les grandes nouveautés de cette 15ème édition de Livre sur les quais?
Pour fêter cet anniversaire, nous avons choisi de développer deux fils rouges dans la programmation. L’un autour de l’écologie, enjeu majeur aujourd’hui, et l’autre autour du thème du corps et du sport, actualité olympique oblige. Ces deux thématiques rayonneront dans toutes les programmations : adulte, jeunesse, anglophone. Nous proposerons ainsi des discussions, lectures mais aussi des ateliers en écho, comme un cours de yoga gratuit avec Julien Lévy pour apprendre à se reconnecter à son corps, ou encore une balade à vélo sur les rives du lac avec Michaël Perruchoud, grand féru de cyclisme qui fera découvrir les grands coureurs d’une manière insolite.

L’autre nouveauté est de confier la présidence à deux auteurs : Maylis de Kerangal, figure incontournable de la scène littéraire française, qui publie en août un grand et sublime roman Jour de ressac (éditions Verticales) et Joseph Incardona, auteur suisse atypique et incontournable. Tous les deux se verront confier des cartes blanches et inviteront des écrivains de leurs choix : Grégoire Bouillier pour Maylis de Kerangal et Lou Lepori pour Joseph Incardona.

Pour cette 15e édition, Le livre sur les quais aura son propre stand sur les quais, à côté de la Billetterie & Info public. L’occasion de célébrer le festival avec différents articles souvenirs à la vente aux couleurs de la manifestation ainsi que des informations pour Le cercle des amis du Livre sur les quais.

Le public profitera aussi d’un concours photo durant les trois jours du festival. Les visiteuses et visiteurs pourront tenter de gagner l’un des dix bons d’achat d’une valeur de CHF 50.- à dépenser dans les différents commerces morgiens de la COOR.

 Pourquoi avoir choisi cette année la Suisse comme invitée vedette?
 Il nous semblait important pour cet anniversaire de mettre à l’honneur la richesse de la littérature suisse et sa diversité linguistique. Ce qui n’avait jamais été fait. Ce sera l’occasion de rencontrer des auteurs tessinois, suisses allemands, romanches comme Walter Rosselli, Ariane Koch, Pedro Lenz, Peter Stamm, Olimpia De Girolamo et bien d’autres. Toutes ces langues résonneront pendant ces 3 jours sur les quais de Morges. Nous tenions aussi à mettre en avant le travail précieux des traductrices et traducteurs, indispensables passeuses et passeurs, comme notamment Camille Luscher, Lucie Tardin, Aline Delacrètaz, Pierre Deshusses, Benjamin Pécoud, Camille Logoz…. Le travail que nous menons depuis des années avec le Centre de traduction littéraire de Lausanne et la fondation Looren est bien entendu un élément essentiel. Un atelier de traduction plurilingue mené par Walter Rosselli sera l’occasion de se frotter à ces pluralités des langues.

Les auteurs romands seront bien sûr comme tous les ans présents et fort bien représentés. Nous pouvons noter les présences de Louise Bonsack, Lorrain Voisard, Anouk Hutmacher, Marlène Charine, Martine Ruchat, Quentin Mouron, Tasha Rumley, Juliette Granier, Maxime Rustchmann, Daniel de Roulet, Alain Freudiger…..

Nous fêtons avant l’heure les 50 ans des éditions Zoé, éditeur exigeant et singulier et recevrons nombre de ses auteurs : Catherine Lovey, Catherine Safonoff, Gabriela Zalapì, Michel Layaz, Katja Schönherr, Lukas Bärfuss, Blaise Hofmann….

Les 100 ans des éditions Labor et Fides seront également célébrés lors d’un cercle de lecture avec le Prix Européen de l’essai.

Comment le festival va-t-il tenter de séduire les plus jeunes publics ?
« Les plus jeunes publics se séduisent d’abord à travers les adultes qui les amènent au festival ». Pour les tout-petits, Osons les livres! est la meilleure façon de plonger dans la littérature, qui permet aux enfants dès 6 mois de se faire raconter et lire des livres par des animatrices expérimentées et enthousiastes. Pour les plus grands, différents ateliers sont mis sur pied : ateliers d’écriture, atelier de dessin, rencontres avec leurs autrices et auteurs préférés. Un rallye est également prévu qui permettra aux enfants de découvrir les autrices, auteurs, illustratrices et illustrateurs jeunesse présents sur les quais. A ne pas rater non plus la lecture dessinée de Benjamin Chaud et Meunier et la lecture musicale et dessinée de Blaise Hofmann, Adrienne Barman et Stéphane Blok.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

Le programme officiel de Livre sur les quais:

Ce parfum rouge : notre coup de coeur de l’été

Le coup de cœur de Damier : Ce parfum rouge de Theresa Révay. Vous voulez lire cet été une magnifique saga qui vous emmènera entre le Paris, Lyon, Moscou des années folles à travers les tribulations d’un jeune nez, Nina Dupré, descendante d’une lignée de parfumeurs de la Russie Tsariste dans l’URSS de Staline ?

Nine Dupré, une jeune chimiste, dont le père, Etienne Dupré, un célèbre parfumeur français a sans doute été tué lors de la Révolution russe, identifie lors d’une réception organisée à Lyon pour une délégation soviétique une fragrance portée par une femme apparatchik proche de Staline.

Nine ne peut y croire. Ce parfum avait été créée par son père uniquement pour elle. C’était leur secret à eux deux. Comment  a-t-il pu être reproduit à l’identique ? Et par qui ? La jeune ingénieure qui travaille pour le parfumeur Léon Givaudan veut le savoir coûte que coûte. Peut-être au péril de sa vie ?  Elle  va partir à Moscou ou plus exactement repartir à Moscou, une ville qu’elle a connue autrefois enfant et subi les affres de la guerre civile pour participer à un concours qui célébrera bientôt les 20 ans du régime soviétique  ! L’URSS est en pleine reconstruction et Nine qui vit une histoire d’amour compliquée et passionnelle avec Pierre Rieux, un commissionnaire au passé trouble, va aller sur la terre de ses ancêtres de surprise en surprise !

Theresa Révay, l’autrice de Ce parfum rouge, elle-même, arrière petite fille de Léon Givaudan (l’une des plus grandes figures de la parfumerie française et cofondateur des établissements éponymes avec son frère Xavier), habituée du Festival du Làc, signe un onzième roman magistral où la grande et la petite histoire se bousculent avec brio et bonheur pour emmener son lecteur dans un récit haletant dans l’univers captivant et secret des maîtres parfumeurs.

Béatrice Peyrani

Ce parfum rouge est édité chez Stock.

Nos phrases préférées :

« Les lettres continuent de témoigner une fois que tout est redevenu poussière. Il restera de nous nos mots et nos parfums.

«  Entre une mère et une fille, parfois le silence est d’or »

« Il ne faut être ni trop heureux, ni trop malheureux pour créér, il faut être à son travail »

Notre page préférée page 275 à laquelle :  Léon Givaudan écrit à Nine du 2 Rue de la Cloche à Genève, le 25 décembre 1935 et lui explique le pourquoi et le comment de l’ implantation en Suisse de leur groupe industriel . « …Nous partageons le même attachement pour ce canton suisse, mais mon frère est doué pour s’enraciner, contrairement à moi. Si j’ai choisi Vernier à l’époque, c’est parce que j’y avais trouvé une industrie chimique en pleine expansion avec une spécialisation heureuse dans notre branche de La parfumerie, mais il y avait aussi la force motrice qu’on tirait des eaux du Rhône, ce fleuve majestueux qui me rattachait à ma ville. La nostalgie de Lyon demeure en moi… »

Charles Chinet, la beauté sans artifice

Au Château de Rolle, peintures, dessins et aquarelles de Charles Chinet nous racontent les paysages d’autrefois ! Coup de cœur et nostalgie…

D’une exigence absolue, Charles Chinet ne peint que la beauté, sans compromis. La nature en plein été, lorsque les couleurs éclatent sous la douceur du soleil et laissent apparaître leurs vibrants dégradés. Le Léman et ses reflets irisés sans cesse renouvelés. Et Jeanne, son épouse, la pianiste de ses sentiments.

Né à Rolle en 1891, le peintre a vécu presque toute sa vie dans la maison familiale de la Grand’Rue, dont le jardin s’étend jusqu’aux rives du lac. Cette fidélité à sa petite ville natale n’a rien d’étonnant – face à l’île de La Harpe, le panorama est époustouflant. Là, sur l’allée sablée bordant l’eau, il plante son chevalet pour des heures d’évasion contemplative.  Ses compositions, allégées de tout détail superflu, sont aérées baignant dans l’impondérable des lignes et la délicatesse des nuances. Inlassablement, Chinet multiplie les vues de sa région dans une quête artistique de la lumière. Et quand l’hiver le prive de son jardin, sa plume poétique alimente les chroniques du Journal de Genève : « Je m’étonne chaque fois de devoir quitter ma vie d’été, de rentrer du jardin les chaises de jonc. À regret, je dis adieu aux choses du plein air, aux arbres, au pavillon… »  

Une rencontre décisive

Avant de se lancer dans la peinture, le jeune Chinet entame une carrière de banquier à Genève. Il poursuit sa formation à Londres puis à Paris où la rencontre de Henri Matisse et du Vaudois Gustave Buchet marque un tournant décisif dans sa vie. Sur leurs conseils, il suit des cours à l’Académie de La Grande Chaumière et fait preuve d’une habilité stupéfiante. Cet encouragement éveille l’envie de persévérer. Il arpente les musées, fréquente les artistes de Montparnasse, s’inspire de leur technique.

À son retour à Rolle, sa détermination à se consacrer exclusivement à sa passion pour les arts est tenace. Il se lie d’amitié avec les peintres du Groupe de Buchillon, Karl Appenzeller, Alexandre Blanchet, Roger Fiaux, Eugène Martin et Maurice Barraud. Bien que la gloire tarde à venir, son enthousiasme reste infaillible. Dès 1922, son style s’affirme, ses œuvres sont enfin remarquées. Il se distingue et remporte deux années consécutives la bourse fédérale des Beaux-Arts. Une consécration qui lui apporte un nouvel élan. Il obtient le poste de professeur de peinture à l’École cantonale de dessin et d’art appliqué et siège dans plusieurs jurys artistiques. Bientôt les grandes galeries lausannoises (Lion d’Or et Paul Vallotton) lui ouvrent leurs portes…

Expositions et consécration

Dès lors, les toiles de Charles Chinet sont présentes à l’Exposition National des Beaux-Arts et dans la plupart des musées. Elles intègrent aussi la galerie permanente du Palais de l’Athénée à Genève, aux côtés de celles de Maurice Barraud, Eugène Martin, Jacques Odier, Charles Turrettini et d’autres artistes suisses. Grâce aux rétrospectives itinérantes qui lui sont consacrées, sa renommée s’accroit. On salue notamment la justesse du mouvement dans ses portraits. Partout, les critiques sont unanimes. « Charles Chinet est maintenant en possession de ses moyens et destiné à devenir un grand peintre. Son paysage d’Aubonne et ses natures mortes sont excellents… » écrit la Gazette de Lausanne, avant de rajouter « Sa vue du port de Rolle témoigne d’un art achevé. »  Et c’est encore lui qui est choisi pour l’exécution de deux compositions murales dans le Palais de Justice de Montbenon à Lausanne.

Malgré le succès, Charles Chinet ne s’éloigne guère des abords son jardin, profondément épris de sa petite ville lacustre. À travers ses œuvres, il exalte sa tendresse pour la beauté des paysages jusqu’à son dernier souffle… que l’on redécouvre nostalgique.

Ann Bandle

Exposition Charles Chinet 
Château de Rolle jusqu’au 17 août 2024

Photo: Reflets, huile sur toile, collection Auguste Chinet

À la poursuite du DIAMANT BLEU

Travelling avant – Réception du Beau-Rivage Palace, de la côte lémanique, Julia, jeune actrice Hollywoodienne vient passer quelques jours de repos en compagnie de son petit ami et agent artistique. Mais c’est sans compter sur les hasards d’un coup de foudre qui va peut-être faire d’elle une détective de choc en compagnie d’un séduisant gentleman.

  • Blanc et noir
  • Extérieur nuit, zoom sur la Jaguar
  • Comme au cinéma
  • Mise au point sur moi…
  • Plans serrés, musique d’ambiance, quelquefois on se trompe de séquence.

Je ne sais pas si vous souvenez de cette chanson mi-parlée mi-entonnée par Alain Delon dans les années 90 et bien si vous êtes un peu nostalgique, de cette période, un conseil : plongez dans LE DIAMANT BLEU d’Abigaelle Lacombe-Didier. Imaginez justement dans les années 90 : l’arrivée d’une belle et flamboyante actrice Julia. Elle n’a que 21 ans mais s’est déjà fait un beau nom à Hollywood. Entre deux films, elle descend cet hiver 1991 au Beau-Rivage Palace pour passer quelques jours avec Walter, son amoureux et agent. Trop occupés et préoccupés par leur carrière, ces quelques jours entre neige et lac devraient leur permettre au couple de resserrer leurs liens et rallumer la flamme de leur amour.

Séquence Cinéma

Mais voilà c’est sans compter  les caprices de l’amour, quand justement …Julia va croiser un  certain Robert Stevens à la réception même de l’hôtel. Et voilà la jeune star qui va devenir pour quelques jours… détective, car Robert est en réalité un agent de la Llyods et celui-ci vient enquêter sur la disparition d’un célèbre Diamant Bleu, propriété de la Baronne Adelaïde de Castel. Qui a pu parmi les amis de l’excentrique milliardaire qui demeure dans les environs de Vevey s’emparer du joyau ? Brice, le bienveillant majordome, Nicolas Tournon, le professeur expert en gemmologie, la belle princesse désargentée Sophia.

De Lausanne, à Montreux en passant par Les Pléiades, au-dessus de Blonay, le duo Julia-Robert nous entraîne dans une enquête haletante sur la riviera lémanique, où chaque protagoniste va peut-être livrer sa part de mystère. La suite est à lire dans DIAMANT BLEU, un joli polar d’Abigaelle Lacombe-Didier publié aux éditions Mercia Du Lac, à emmener cet été au …bord du lac ou de la mer, bleu turquoise évidemment !

Béatrice Peyrani

RENDEZ-VOUS : Vous pourrez retrouver Abigaelle Lacombe-Didier au Festival du Làc en dédicace Samedi 8 et Dimanche 9 Juin 2024  à partir de 10h
– lors d’une table ronde – Samedi 8 Juin 2024  animée par Patricia Vicente de 11h30 à 12h  Thème du débat : Les diamants au coeur de l’Aventure avec également Olivier Rigot, auteur de La Fille de Diamant publié aux éditions Slatkine

 

Anker : les enfants d’abord!

Le peintre bernois Albert Anker a peint 500 portraits d’enfants issus de tous milieux. Pourquoi cette attention si particulière et bienveillante sur le monde des tout-petits? Représentés souvent en train de jouer ou d’étudier, le regard singulier du peintre intrigue quand son époque assigne encore l’enfant des classes populaires à rejoindre la cohorte de travailleurs à bas coût, jugée nécessaire au fonctionnement de la révolution industrielle émergeante ! Une vision que ne partage pas Anker, artiste mais aussi fervent militant de la culture et de l’éducation de la toute jeune Confédération suisse, comme le souligne la fondation Gianadda Martigny dans une nouvelle exposition très justement baptisée… Anker et l’enfance.

Fillettes lisant ou jouant avec des chats, garçon faisant des bulles ou adolescents se préparant au cours de gymnastique, enfants à la crèche… Albert Anker a peint plus de 500 portraits d’enfants sur les 796 œuvres recensées au catalogue raisonné des peintures de l’artiste. Pourquoi une telle attention sur le monde des tout-petits des milieux populaires dans une époque qui au mieux les ignorait au pire ne voyait en eux qu’un réservoir de main d’œuvre bon marché !

Un paterfamilias heureux

La concentration d’Albert Anker sur le thème de l’enfance ne doit rien au hasard. L’amour de la famille aura pesé dans tous ses choix et à tous les moments de sa vie! Albert est né en 1831 à Ins dans le Seeland bernois. Son père est vétérinaire cantonal et la mort prématurée de son frère et de sa sœur, Rudolf (1828-1947) et Louise (1837-1852) le marque profondément. Adulte, il prendra le temps qu’il faut pour faire admettre à son propre père le choix d’une carrière artistique et devenu père de famille, il aura à cœur de s’investir énormément dans l’éducation de sa progéniture.

Mais on n’en est pas encore là. Tout commence en 1851 pour Albert Anker. Malgré un talent de dessinateur évident, et pour faire plaisir à son père, il accepte maturité en poche, de poursuivre en Suisse des études de théologie à Berne puis à La Halle en Allemagne durant quatre ans. Grâce à sa tante Charlotte, qui lui sert de médiateur, Albert peut finalement rejoindre à Paris l’atelier de son compatriote suisse, le peintre à succès Charles Gleyre en novembre 1854. Il y croise Pierre-Auguste Renoir, Claude Monet, Alfred Sisley…fréquente aussi l’École Impériale et spéciale des Beaux-Arts. Il découvre la peinture de Nicolas Poussin et médite devant sa toile Et in Arcadia ego qui questionne le spectateur sur l’énigme du sens de la vie de l’homme. Il aime aussi la peinture de Jean-Léon Gérôme et découvre les toiles des grands maitres hollandais et s’intéresse beaucoup au travail de Gustave Courbet et François Milet, sans embraser leur courant pictural. Albert Anker décide en automne 1858 de chercher sa propre voie, en allant étudier la vie paysanne en Forêt Noire. Il s’interdit de peintre les paysans comme des rustres ou des arriérés et entend s’inspirer des toiles de Poussin pour proposer une description de la réalité sans pose mais avec une peinture lumineuse.  A Biberach, il partage la vie de la communauté paysanne, va à la messe, chante lors de l’office catholique et se lie d’amitié avec Erasmus Künstle, dit Rasi, une jeune orphelin devenu sourd. Anker va faire donner des cours à cet enfant avide de savoir et en faire un portrait (Huile sur carton) plein d’empathie et précurseur du caractère innovateur de son art. Le peintre va utiliser le portrait de Rasi dans un autre tableau, cette fois de grand format baptisé École de village dans la  Forêt Noire.

Napoléon III achète Dans les bois

Le style Anker est né avec : une vision réaliste et authentique de scènes de genres-où les  enfants ne prennent jamais la pose mais sont considérés comme des sujets à part entière, une palette aux tonalités ocres et brumes mais égayé souvent d’un «  rouge sonore » comme le souligne la conférencière Antoinette de Wolff, lors d’un exposé donné pour l’Association  Lausanne Accueil le 25 avril dernier, la présence dans de nombreuses toiles d’un vieillard traversant rapidement l’espace, comme pour symboliser le passage éphémère de la vie.

En 1864, Alfred Anker est devenu un peintre célèbre et recherché, il peut vivre de son art et donc se marie avec Anna Ruefli, l’amie de sa sœur défunte Louise. Le couple aura six enfants, mais deux vont décéder en bas âge. Ce qui affectera profondément le couple qui vivra donc la même tragédie que les parents d’Alfred Anker. S’il n’est jamais question de les oublier, la famille Anker entend honorer les vivants et vivre avec sagesse ! Alfred organise agréablement mais efficacement la vie de toute la maisonnée entre Paris l’hiver et Anet, en Suisse, l’été. En 1866, il obtient une médaille d’or au Salon de Paris pour son tableau Dans les bois (montrant une fillette épuisée et endormie après la collecte sans doute harassante de fagots de bois) une toile réalisée en 1865 (et rachetée par Napoléon III). Il entame aussi une collaboration importante avec la manufacture de faïence parisienne des frères Deck, pour lesquels il exécutera des centaines de pièces jusqu’en 1892. Entre 1870 et 1874, l’artiste est élu député au Grand conseil de Berne, où il soutient la construction du Musée des Beaux-Arts, il voyage beaucoup tout en militant activement pour la diffusion du savoir et de la culture mais est frappé d’un AVC en 1901, qui l’oblige à renoncer à la peinture et à se consacrer exclusivement à l’aquarelle. Toute sa vie, Alfred Anker ne se lassera pas d’étudier les enfants, en tant que père, grand-père ou villageois d’Anet. Il les montrera toujours avec sollicitude,  participant aux tâches familiales (Les petits commissionnaires dans la neige 1901) ou (Garçon épluchant les légumes), s’exerçant à la lecture, à l’écriture, au tricot ou au cours de sport (La leçon de gymnastique 1879, peinte cinq ans après l’introduction en Suisse des cours de gymnastique obligatoire pour les garçons, mais pas encore pour les filles !). Les détracteurs d’Anker trouveront les cheveux de ses bambins trop blonds, les visages de ses enfants trop sages, les scènes de la vie familiale trop répétitives, il n’empêche la finesse et l’intériorité des toiles d’Alfred Anker présentées à Martigny ne peuvent qu’émouvoir le visiteur des années 2024. Une invitation à la douceur pour retrouver notre âme d’enfant.

Béatrice Peyrani

Anker et l’enfance se tient à la Fondation Pierre Gianadda de Martigny jusqu’au 30 juin 2024, ouvert tous les jours de 10h à 18h

Nicolas de Staël, le besoin de penser peinture

L’exposition consacrée à Nicolas de Staël par la Fondation de l’Hermitage – comme un prolongement à celle de Paris – soulève la même effervescence du public. Dans un cadre plus intime, elle n’en est pas moins exceptionnelle.

Tout est sublime, tout est grandeur. Du haut de ses deux mètres, Nicolas de Staël pose dans son atelier, chemise blanche et pantalon noir, moderne et élégant, les yeux cernés. Il est beau, l’allure d’une star de cinéma. Autour de lui, des œuvres jonchent le sol. À 40 ans, il est au sommet de son art et de sa gloire. Rien ne laisse présager l’imminence d’une tragédie. La fin de ses tourments.

Retour sur un artiste au talent fulgurant

Né à Saint-Pétersbourg en 1914, Nicolaï Vladimirovitch Staël von Holstein descend d’une ancienne famille aristocratique. Chassés par la révolution bolchévique en 1919, ses parents se réfugient en Lituanie, puis en Pologne. Ils ne survivront pas longtemps à leur triste exil. À l’âge de huit ans, Nicolas est orphelin, démuni, sans repères. Il est recueilli par un couple aisé à Bruxelles, les Fricero. Grâce à leur bienveillance, Kolia (diminutif de Nicolas) fréquente les meilleures écoles, le collège Cardinal-Mercier, l’Académie royale des Beaux-Arts… la jeunesse dorée où il s’efforce d’enterrer le passé. Mais rien ne s’oublie, rien ne s’efface. Toute sa vie, il va fuir les souvenirs, éviter d’évoquer les années sombres.

Vivre dans l’urgence

Lorsque l’on a tout perdu, se reconstruire est une urgence absolue. De la rigueur, du travail, de l’énergie. Très tôt, Nicolas de Staël n’a qu’une conviction, celle de devenir un grand peintre, ou un poète. En quinze ans, il crée plus de mille tableaux et autant de dessins. Jamais satisfait de lui-même, il détruit beaucoup. De cette cadence effrénée, on voit apparaître d’incroyables révolutions. Une technique sans cesse réexplorée où il se réinvente. Du figuratif à l’abstrait, de l’obscurité à la lumière, des matières brutes appliquées au couteau à l’effleurage au coton pour exprimer transparence et fluidité, légèreté et clarté. Ses visions fugaces sont croquées sur le vif de peur qu’elles ne s’échappent. Elles le conduisent à peindre plusieurs toiles en parallèle « il faut travailler beaucoup, une tonne de passion et cent grammes de patience » à la limite de lui-même, jusqu’à l’épuisement.

 À la découverte des couleurs chaudes de la Méditerranée

Durant ses études, le jeune Staël court les galeries de Bruxelles. Il s’imprègne des mouvements artistiques avant-gardistes. Léon Spilliaert, Frits Van der Berghe, Constant Permeke… avant d’explorer les horizons lointains. L’art du Greco à Tolède, Vélasquez à Madrid « splendeur des splendeurs » éveillent une sorte de béatitude. Il esquisse tout ce qu’il voit, les remparts, les tourelles, le paysage brûlé par le soleil ardent…  « Toute ma vie j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre. »

C’est plus au sud, à Marrakech, qu’il fait la rencontre de Jeannine Guillou, le coup de foudre est immédiat. Entre eux, les similitudes sont stupéfiantes. Comme lui, elle a un visage long, une taille haute, une silhouette fine. Comme lui, elle est peintre et explore les vibrations des couleurs chaudes de ce pays, la palette des ocres, des rouilles, l’intensité des jaunes. Ils ne se quittent plus. Dans leur vie de bohèmes, d’artistes en devenir, ils connaissent la misère, la faim. « Je comprends qu’il ne me sera jamais permis de finir vraiment une toile, devant la vendre pour manger. » S’ils manquent de tout pour travailler, ils sont heureux.

De la précarité au succès

Grâce à la galeriste parisienne Jeanne Bucher, les tableaux de Nicolas de Staël sont enfin exposés à côté de ceux de Kandinsky. Cet éclairage ouvre d’autres portes, celles de l’Amérique où le marchand Paul Rosenberg s’intéresse à sa peinture. Il prépare une grande exposition à New York, puis une tournée dans les musées. La presse s’emballe, les prix flambent. On le considère désormais comme une valeur sûre de son époque. Ce succès colossal traverse l’Atlantique où les demandes affluent. Avec l’accrochage projeté à Zurich, le rythme s’accélère, Staël travaille jour et nuit. Pour autant, il ne sacrifie rien à son art.

L’exposition de la Fondation de l’Hermitage retrace les évolutions successives de l’artiste au talent fulgurant, depuis ses premières esquisses jusqu’à la toile Les Mouettes peinte l’année de son suicide. C’est devant cette œuvre magistrale que Patricia Zazzali, guide et historienne de l’art, clôt son récit passionnant. L’émotion est vive, l’admiration immense. Pour Nicolas de Staël, qu’importe ses tourments, ses doutes, ses déchirements… « il y a les tableaux, c’est tout. »   

Ann Bandle

Exposition Nicolas de Staël
Fondation de l’Hermitage, Lausanne
Jusqu’au 9 juin 2024

 

Le piège de papier, parmi les finalistes du Prix du livre de Lausanne

C’est l’histoire d’une amitié contrariée entre deux étudiantes, de rivalité malsaine et d’odieuses trahisons. C’est surtout l’histoire de vies tourmentées par la jalousie. Une œuvre de fiction, avertit l’auteure, Kyra Dupont Troubetzkoy, puisée cependant dans la réalité.

Au commencement, il y a une idylle avec Victor qui s’essouffle, malgré les stratèges de séduction de la narratrice. Mais depuis l’arrivée de L. au lycée, l’espoir d’un possible rebondissement de leur amour est compromis. La nouvelle étudiante sème le trouble. Trop belle, trop énigmatique, elle évolue dans une atmosphère choisie, entourée d’une garde rapprochée. « Elle trône en reine à la cafétéria » et fait tourner les têtes. Celle de Victor. La jalousie naissante de l’autrice devient irrépressible et vire à la détestation. C’est le début de sa traque déjantée qui donnera lieu à de fausses interprétations, à un sentiment d’infériorité infondée.

L’amitié fusionnelle

Le bac en poche, la vie universitaire met fin aux flirts lycéens et aux états d’âme puérils… Pour la narratrice, une renaissance dans un monde inconnu, sans Victor, et sans L. Dans l’amphithéâtre bondé des Sciences politiques, l’ébullition est intense. Chacun cherche du regard un visage qui lui serait familier. C’est alors que L. apparait, l’air ingénu, visiblement transformée. Des cheveux plus flamboyants, un teint plus lumineux, elle est tout simplement resplendissante! De Victor, il n’en est plus question, remplacé par un grand blond séduisant… A priori, rien n’entrave désormais une réconciliation, voire une amitié sincère. Telles des sœurs complices et inséparables, égales en toute chose, elles nouent une relation fusionnelle. « Je ne sais pas ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce » jusqu’à en perdre sa propre personnalité.

D’ignobles trahisons

La mésentente va bientôt s’immiscer dans leurs rapports trop exclusifs, fermés aux autres. En cause, le coup de foudre de la narratrice pour Bruno, « il m’ouvrait les yeux, me donnait le courage d’être moi-même ». Une prise de conscience salutaire qu’elle juge inutile de justifier. Que lui importe le chagrin de L., son incompréhension, ses suppliques et ses larmes… rien n’éveille la moindre compassion : « je trouvais même une sorte de plaisir pervers à rester silencieuse ». Un brusque retournement où l’amitié rompue cède à une rivalité terrifiante allant crescendo. L. devient jalousée, enviée, épiée, admirée, détestée.

Une même passion pour l’écriture

Si les romans de L. remportent des prix prestigieux et font la une des médias, la narratrice – moins chanceuse  – sombre dans les turpitudes morales, les comparaisons avilissantes. Le talent de sa rivale, ses succès éclatants sont autant de meurtrissures, sans qu’elle n’imagine la moindre réciprocité. De plus en plus rares, leurs réconciliations forcées ne sont qu’illusions fugaces. La vengeance va alors atteindre son paroxysme par le déploiement d’un stratagème perfide et dangereux, mettant le lecteur sous tension tel un thriller palpitant qui vous tient en haleine. Une démonstration vertigineuse des revers de la jalousie, un sentiment à bannir d’urgence nuisible qu’à ceux qui l’éprouvent.

La jungle littéraire

Le piège de papier de Kyra Dupont Troubetzkoy est un roman envoûtant sur la jalousie mais aussi sur la rivalité provoquée par ce terrible syndrome d’illégitimité, écrit dans un style alerte, mêlant suspens et intrigues, un livre coup de ! L’auteure rappelle en préambule la vie éphémère d’un nouvel ouvrage, – trois semaines tout au plus – avant de disparaître au mieux dans les rayons des libraires, ou renvoyé à l’éditeur. Un « guillotinage littéraire » aux séquelles inguérissables chez tous ceux qui ont œuvré corps et âme… Ici, le piège de papier est bien réel !

Ann Bandle

Finalistes du Prix du livre de la ville de Lausanne 2024

Les secrets de nos cœurs silencieux,
Isabelle Aeschlimann (Éditions les Nouveaux Auteurs)

Noor 
Étienne Barilier (Éditions Phébus)

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy (Éditions Favre)

Generator
Rinny Gremaud (Sabine Wespieser éditeur)

La folie du pélican
Jean-François Haas (Bernard Campiche Éditeur)

 

Cinq questions à Brigitte Violier, auteure de Benoît Violier, Du cœur aux étoiles

Brigitte Violier – Créapartage

A l’occasion de la sortie de Benoît Violier, du coeur aux étoiles, Damier vous propose un entretien avec son auteure Brigitte Violier qui signe un livre  pudique et plein de délicatesse. Un ouvrage qui rend hommage à la beauté de la vie et à l’amour, malgré les douleurs et les peines.

Damier :  En 2016, alors que tout semblait lui réussir, votre mari chef triplement étoilé du restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier a mis brutalement fin à ses jours, vous laissant vous et votre jeune fils dans un état de choc indescriptible. Malgré la douleur toujours prégnante, vous avez écrit ce livre sur l’incroyable destin de Benoît Violier, son parcours impressionnant (qui le mène d’un apprentissage à Pérignac à Paris aux cuisines des restaurants les plus prestigieux – Jamin chez Robuchon, au Ritz, à la Tour d’Argent….), son ambition de devenir meilleur ouvrier de France avant ses 40 ans et aussi votre rencontre avec lui en 1995. Quelle place l’amour a-t-il occupé dans votre vie, dans vos vies?

Brigitte Violier :  L’amour, c’est ma valeur forte, je fais tout avec le cœur, cela a guidé ma vie depuis l’enfance.  L’amour c’était une évidence quand j’ai rencontré Benoît, quand il m’a parlé de son amour du métier, de sa passion pour le travail bien fait, de sa recherche incessante pour l’excellence. L’amour a été au cœur de nos vies.

Damier : Pourtant en décembre 1995, quand vous le croisez pour la première fois à Courchevel, lors d’un dîner professionnel, ce n’est pas- pour vous un coup de foudre ?

Brigitte Violier : Oui c’est vrai, la première fois que je l’ai rencontré je n’ai pas eu …de coup de foudre. Je crois que j’étais peut- être trop impressionnée, à 26 ans Benoît semblait déjà tellement savoir ce qu’il voulait être, devenir le plus jeune …meilleur ouvrier de France, diriger un trois étoiles avant ses 40 ans , il  me semblait aussi avoir vécu déjà tellement de choses – il s’était déjà fait un nom à …Paris – il avait même officié dans les cuisines de Bercy, lorsque Nicolas Sarkozy dirigeait le Ministère des Finances, il venait d’une famille nombreuse et ensoleillée, lui, le dernier garçon d’une joyeuse fratrie de sept enfants, alors que moi j’étais la fille unique et solitaire de parents divorcés – tous deux travailleurs saisonniers.

Damier : Pourtant huit mois plus tard, Benoit revient à Courchevel et là après un premier déjeuner en tête à tête le 1er janvier 1997, vous êtes conquise ?

Brigitte Violier : Je me souviens qu’il neigeait sur Courchevel ce jour là et que nous étions déjà tous les deux dans notre bulle. Je suis effectivement sous le charme, je ne vois plus les autres convives du restaurant. Son tempérament, son appétit de croquer la vie à pleines dent me séduisent, autant peut- être que mon esprit d’indépendance et de liberté le questionne. Nous nous quittons ce jour là avec la certitude de nous revoir vite…

Damier : Vous allez vous revoir effectivement et commencer une grande histoire d’amour. Par amour, vous quittez vos chères Alpes françaises en 1999 pour vous installer en Suisse avec Benoît. Vous démarrez une nouvelle carrière prometteuse chez Sisley à Genève. Votre mari va pourtant vous demander de travailler avec lui au restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier dont il doit bientôt prendre la direction, en 2012. C’était un geste d’amour et aussi une évidence pour vous?

Brigitte Violier : Oui l’ amour est le cœur de l’intuition, il a guidé toutes mes décisions. J’ai découvert la Suisse grâce à Benoît, par amour je m’y suis installée, avec l’arrivée de notre fils Romain, l’amour a pris une autre dimension et par amour j’ai embrassé le monde de la gastronomie.

Je me suis posée évidemment beaucoup de questions sur ce que je devais y faire et comment y être légitime. J’étais imposée par Benoît parce qu’il pensait que j’étais la personne qui devait absolument être à ses côtés. Nous avons ré-ouvert le restaurant de Crissier après des travaux en septembre 2012. Au début j’étais un peu en observation parce qu’il fallait apprendre à travailler avec une brigade essentiellement masculine et à l’organisation très hiérarchisée et très codée. Quand j’étais en salle, les clients me disaient souvent que j’étais courageuse – quel défi de prendre la succession avec Benoît du fameux restaurant de l’hôtel de Ville de Crissier ! C’était courageux et peut-être téméraires pour deux français bientôt naturalisés suisses (ce sera fait en 2014 !) de prendre les commandes d’un établissement devenu sous la houlette de Frédy Girardet et Philippe Rochat, une institution ! Dans la foulée, le Guide Michelin a confirmé les trois étoiles du restaurant avec le nom de Benoît Violier. En 2013, le Gault et Millau le consacre Cuisinier de l’année. C’était un démarrage  et une reconnaissance fulgurants pour Benoît, un succès incroyable, avec  plus de 3 000 demandes de réservation… par jour. Je comprends mieux alors pourquoi Philippe Rochat souhaitait me voir aux côtés de mon mari pour gérer un tel succès et… une telle pression.

Damier : Aujourd’hui presque dix ans plus tard, comment jugez vous ces moments heureux, de gloire, de succès mais aussi de larmes ?

Brigitte Violier : Après la mort de Benoît, j’ai entrepris une longue et douloureuse psychanalyse, j’ai compris que j’avais croisé le destin d’un être unique perfectionniste, exigeant et j’ai accepté aussi que la Brigitte qui travaillait aux côtés de Benoît s’efforçait de répondre à des exigences impossibles à satisfaire. Une maladie sourde avait rongé Benoît mais nous l’avions ignoré l’un et l’autre, sans comprendre que derrière une apparente réussite se cache souvent trop de sacrifices et de renoncements.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

Brigitte Violier participera à une conférence organisée par Lausanne Accueil le mardi 20 février 2024 au Millenium de Crissier à 17h45.

 

Les références du livre :

Benoît Violier

Benoît Violier, du cœur aux étoiles aux éditions Glénat, à noter aussi que Brigitte Violier , comme on effeuille les pétales d’une marguerite, glisse dans son récit après chaque chapitre une recette de cuisine, évocatrice de ses plus jolis souvenirs de famille.

Les éditions Glénathttp://www.glenat.com

Hodler, Calame, Perrier… un nouveau musée célèbre la peinture genevoise

Mont Blanc, ciel orange – Alexandre Perrier (1862-1936)

C’est dans le cadre du musée créé dans une dépendance du Château du Crest à Jussy, que plus d’une centaine de chefs-d’œuvre d’artistes genevois sont présentés pour la première fois au public. Tour d’horizon.

Toutes les collections naissent d’une passion. Celle d’Yves Micheli, dont la famille est propriétaire du Château du Crest depuis le 17e siècle, remonte au jour de Noël 1946. Un tableau d’Alexandre Calame « Bois de Jussy », glissé innocemment sous le sapin, aura un impact sans précédent. Une émotion vive qui insuffle l’envie irrépressible de constituer une collection.

Alors âgé de dix ans à peine, le jeune Yves Micheli va se passionner pour l’art, et presque exclusivement pour les maîtres genevois. Des artistes ayant des liens communs, soit par leur origine, soit par leur contribution à l’essor de l’art genevois et suisse. De coup cœur en coup cœur, la Collection du Crest se profile et s’étoffe. Au fil des ans, les acquisitions, signées de grands noms ou de peintres moins réputés, se côtoient chronologiquement retraçant plus d’un demi-siècle d’histoire. Portraits, natures mortes, et surtout – splendeurs des splendeurs – de nombreuses vues du Léman… Des œuvres qui jadis ornaient les plus belles demeures et que l’on s’arrachait à grands prix avant de souffrir de la frénésie actuelle pour l’art contemporain.

Artistes genevois célébrés pour leur talent

Pourtant, les artistes genevois étaient très sollicités de leur vivant, leur talent convoité. Nombre d’entre eux fréquentèrent les académies des Beaux-Arts à Paris, à Munich, ou en Italie. Citons parmi d’autres Alexandre Calame qui remporte la médaille d’or au Salon de Paris en 1839 pour Orage à la Handeck, le portraitiste Jean-Étienne Liotard, peintre à la cour d’Autriche et ses saisissantes représentations de l’archiduc Joseph, James Pradier lauréat du Prix de Rome. Cette distinction lui ouvre les portes de la Villa Médicis où il séjourne durant quatre ans. Aujourd’hui encore, sa statue de Rousseau reste incontournable à tout visiteur.

Des œuvres inédites de Ferdinand Hodler

Artiste phare de la Collection du Crest, Ferdinand Hodler que l’on ne présente plus, tant sa notoriété est grande, tant ses œuvres suscitent engouement et admiration. Mais aussi, Alexandre Perrier, formé aux côtés d’Hodler et de Vallotton, et quelques rares femmes… La genevoise et avant-gardiste Alice Bailly, installée à Paris où elle fréquente Raoul Dufy, ou encore Marguerite Vallet, la plus jeune exposante du Salon d’automne à seulement 16 ans !

Un musée dédié à la peinture genevoise

Confiée à Charles Pictet, l’architecture de ce nouvel écrin mérite à elle seule le déplacement. L’atmosphère y est subtile, à la fois contemporaine, lumineuse et noble par ses matériaux. Tout est conçu pour que chaque œuvre bénéficie d’un emplacement optimal, tant pour sa mise en scène que le recul nécessaire à son appréciation. Un parcours immersif qui nous promène en remontant le temps dans un monde en constante évolution.
L’entrée se situe dans la vaste cour, en face des caves à vins… tentation insurmontable ! Immanquablement, on repart les bras chargés de quelques bouteilles de Château du Crest… !

Ann Bandle

Informations et horaires :
Ouvert les mercredis et samedis, de 10h sauf jours fériés
Collection du Crest
Route du Château du Crest 40
CH-1254 Jussy/Suisse
www.collectionducrest.ch

On ne vit que deux fois

Made in Korea, le nouveau livre de la romancière suisse Laure Mi Hyun Croset est aussi drôle que grave, émouvant qu’enthousiasmant. A lire d’urgence. 

Il était une fois un garçon de trente ans peut-être, un geek parisien, qui ne sort plus guère de sa chambre. Développeur de jeux et créateur de mondes virtuels, il se nourrit d’images et de junk food. Ainsi pourrait continuer sa vie, dont il a strictement limité les interactions sociales,  réservant quelques rares coups de fils à ses parents, le dimanche. Sa vie est elle belle, rose ou grise ?

C’est finalement sans importance jusqu’au jour où le docteur Alix Rivière lui assigne une terrible vérité : sans changement drastique d’hygiène de vie, ce garçon diabétique et sans doute obèse met sa vie en danger. Branle bas de combat, le jeune homme s’impose une décision radicale : il va partir en Corée du Sud. Un pays dont il ignore tout puisqu’il l’a quitté à l’âge de deux ans pour être adopté en Europe, tout comme d’ailleurs l’autrice Laure Mi Hyun qui partage avec son personnage la même odyssée familiale.

Pourtant n’allez pas croire que le héros de Made in Korea soudain torturé par une quête identitaire entend se précipiter à la rechercher de ses parents biologiques. Que neni, comme il l’assure à ses chers parents …adoptifs il souhaite aller  à Séoul  tout simplement pour y apprendre le taekwondo. Le taekwondo ?  Un art martial d’origine sud koréenne dont le nom peut se traduire par « La voie des pieds et des poings », qui se pratique sans arme et promet à ses adeptes de renforcer la maîtrise de son esprit grâce aux mouvements de combat.  Le jeune protagoniste de Made in Korea espère aussi profiter de son périple pour s’initier à la saine diététique de ce pays qui semble si bien réussir à ses seniors.

L’expérience de la frugalité

Notre héros s’achète un billet d’avion en business classe et décide de trouver une chambre dans l’une de ces vieilles pensions du centre de Séoul où il pourrait «  dormir sur un sol chauffé par un système très répandu en Corée, pour une somme modique. Il veut désormais expérimenter la frugalité. », lui qui a tant vécu au royaume du gras et du sucré.  Avec l’humour et la finesse qui caractérise sa plume Laure Mi Hyun Croset nous raconte les tribulations d’un jeune français qui  reprend goût à la vie, grâce aux bonnes rencontres qui savent faire changer le sens des rivières ! Avec Tim, l’étudiant irlandais, « le gars le plus empathique et bienveillant qu’il avait rencontré », venu comme lui apprendre le taekwondo, l’ex parisien solitaire va découvrir les joyeux quartiers de Séoul (Hongdae, Hongik, Gangnam, Itaewon…), humer les fumées d’une marmite de poissons, courir les temples. Made in Korea est drôle et jubilatoire, comme le précédent roman de Laure Mi Hyun Croset Le Beau Monde, paru il y a quelques années chez Albin Michel, avec peut-être quelques grains d’optimisme en plus ! Et tant mieux ! On ne va pas bouder notre plaisir de savourer Made in Korea, tant l’auteure n’a pas son pareil pour narrer cette belle allégorie d’une renaissance aussi inattendue que poétique.

Béatrice Peyrani

Made in Korea de Laure Mi Hyun Croset, publié chez bsn.okama -Uppercut Roman

La fabrique des auteurs : mythe ou mirage

L’atelier d’écriture de Natalie David-Weill nous invite en compagnie de son héroïne Esther dans les coulisses de la création littéraire. Délicat, érudit et enthousiasmant !

Mais quelle drôle d’idée Esther, ex-professeure et instagrameuse à succès, a-t-elle eu d’accepter l’invitation de son amie Nikki, avocate et mère célibataire survoltée, à participer à un atelier d’écriture ? Atelier d’écriture, trois drôles de mots pour trois interrogations lancinantes qui assaille tout écrivain en devenir. Écrire peut-il s’apprendre comme un forgeron apprend à forger ? Pourquoi écrire ? Pour qui écrire quand tant de chefs-d’œuvres attendent déjà leurs lecteurs sur les rayonnages des librairies ? Et si abstraction faite de tant d’interrogations, écrire en atelier n’est il pas périlleux ?  Tant de  secrets, de confidences, de rêves ou d’illusions partagés entre amis, peuvent-ils être sans pudeur être dévoilés, déformés ou enjolivés pour la beauté de quelques exercices de style aléatoire ?

Des secrets dévoilés

Pourtant Esther, l’héroïne de L’atelier d’écriture Natalie David-Weill romancière et journaliste (elle anime la magnifique émission de radio 4ème de couverture[1] ) a à peine hésité. Après tout Nikki s’était montrée convaincante :  cette assemblée d’auteurs en herbe était selon elle  – si tolérante et Stéphane, l’animateur de cet atelier – si efficace et humble, qu’Esther ne pourrait qu’être conquise. Et séduite ?
Pourtant à peine arrivée, Esther, encore sous le coup de sa dernière rupture sentimentale, ne peut dissiper son malaise devant cette salle à manger tapissée de livres : «  je n’avais aucune envie d’être là. »
Mais trop tard pour s’échapper, la jeune Justine, le vieux Georges, veuf inconsolable, son amie Nikki et Stéphane, le fameux animateur généreux et altruiste sont déjà là pour démarrer le nouveau cycle d’écriture proposé. Thème proposé : l’amitié. Racontez l’évolution d’une amitié dans les grandes lignes.
L’atelier peut donc enfin commencer et le livre de Natalie David Weill basculer dans une série d’histoires d’amour, de désamour, de coup de foudre littéraires, de maux et de mots.

Fiches techniques

Le roman mêle avec bonheur à la manière d’un Julien Gracq dans En lisant, en écrivant : intrigue autour du trio Nikki, Esther, Stéphane et  incursions littéraires chères à l’auteure de Paul Auster à  Émile Zola en passant par Marguerite Duras ou Leïla Slimani. Jolie trouvaille de Natalie David-Weill, chaque chapitre du livre se clôt par une fiche technique et thématique (questions essentielles, personnages, narrateur, structure de la scène, structure du récit, styles). L’atelier d’écriture ravira tous ceux qui aiment lire, rêvent d’écrire ou écrivent déjà.

Béatrice Peyrani

[1] Diffusée sur Radio Judaica Bruxelles et accessible en postcast sur 4ème de couverture

Amélie Nothomb sur les quais de Morges

Généreuse et bienveillante, Amélie Nothomb s’est plongée dans l’effervescence de la quatorzième édition du Livre sur les quais à Morges. Une joie pour ses fidèles lecteurs avides d’échanger quelques mots avec la célèbre romancière.

Pourtant, la file d’attente pour atteindre le graal est interminable. Sous un soleil pesant, elle ondule autour de la tente du festival. Mais qu’importe la chaleur, les inconditionnels de ses livres patientent allégrement dans l’espoir d’une dédicace. Ils ne seront pas déçus ! La romancière aux mille chapeaux aime son public. Indulgente, elle se prête aux selfies, dialogue, s’informe, avant de signer d’une écriture déliée un message qui vient du cœur.

De succès en succès

Devant elle, une sélection de ses derniers ouvrages – tous bestsellers – que l’on s’arrache avec frénésie. Amélie Nothomb publie au rythme effréné d’un roman par an. À chaque sortie, le miracle se reproduit. Son génie littéraire se concrétise en histoires puisées dans la réalité, comme en témoigne Le livre des sœurs, « j’ai la chance d’avoir une sœur, Juliette, et je l’adore ! », lance-t-elle spontanément. Avec sa plume limpide, elle raconte les voluptés de l’amour sororal, né d’une défaillance. Celle de parents aveuglés par leur relation fusionnelle, négligeant leurs deux filles, Tristane et Laeticia. Un délaissement qui va avoir des effets dévastateurs, l’aînée se substitue à la mère. Elle donne le biberon à sa sœur, change les couches, la console. « Puisque Tristane aimait ses parents, elle essayait alors de tenir le rôle qu’ils avaient prévu pour elle. Cela ne réglait pas le problème : il semblait qu’ils n’aient pas de place à lui attribuer » précise la narratrice.

Revers d’une complicité excessive

Les deux sœurs partagent la même chambre, dorment dans les bras l’une de l’autre. « Rien ne sied tant à l’amour qu’un sommeil partagé ». Livrées à elles-mêmes, elles reproduisent inconsciemment le modèle de leurs parents : une relation fusionnelle qui influera sur leur propre identité et changera le cours de leur existence.

Dans leur isolement, elles imaginent une cérémonie secrète, une forme d’union face à la déshérence de leurs parents. Un pacte qui scelle leur amour sans faille et éternel. Ne serait-ce que pour atténuer le vertige de la solitude, si éloigné d’une enfance insouciante…

 Une petite fille terne

Un soir, le drame surgit dans toute sa dimension ravageuse. À travers la cloison, l’aînée entend les bribes d’une conversation entre ses parents. « Tristane a l’air d’une petite fille terne ». Cet affreux verdict la transperce comme une flèche. Elle court à la salle de bains, se regarde longuement dans le miroir. Rien de plus juste ! À huit ans, son regard est à l’évidence éteint. Mais comment aurait-il pu être étincelant après une telle critique ? Elle le compare à celui de sa sœur, et constate qu’il est plus sémillant. Cette tragédie se mue en obsession, en une hantise profonde. Regard terne ! Est-ce une fatalité, l’expression d’une tristesse infinie, une fêlure à jamais inguérissable ? « Chaque âme a sa blessure, voici la mienne » admit-elle. Désormais, elle scrute les yeux d’autrui pour y déceler l’étincelle de la vie.

Des rêves de rock stars

Adolescentes et libres comme l’air, Tristane et Laeticia ambitionnent de créer un groupe de rock. À l’origine de cette nouvelle passion, un disque de Led Zeppelin découvert dans la maison. « C’est ça que je veux faire comme musique », déclare la cadette. « Le génie musical, comme le génie mathématique, se révèle dans l’extrême jeunesse. Il n’est jamais trop tard pour devenir écrivain, philosophe ou peintre. Il est presque toujours trop tard pour devenir un mathématicien ou un compositeur digne de ce nom. Ce sont des domaines qui exigent un engagement absolu. »

Les deux sœurs foncent dans l’aventure. L’une à la basse, l’autre à la guitare, elles y croient plus que jamais. Après avoir recruté un jeune batteur, elles fondent « Les Pneus ». Le groupe se prend très au sérieux, s’entraîne avec professionnalisme. Le garage des parents est transformé en studio de répétition. Bientôt, des tournées sont organisées dans les petites villes. Comme un aboutissement, l’invitation à faire la première partie à Bercy ravive leur conviction. L’extase ! Mais le public impatient de voir l’idole, les siffle…

Une pensée vivante

Avec plus d’une trentaine de romans, sans oublier les nouvelles, la magie opère. Les récits d’Amélie Nothomb sont imaginatifs, déroutants, fluides. D’une intensité crescendo, ils créent l’étonnement. Un art qui ne recèle aucun mystère pour la romancière : « Les mots ont le pouvoir qu’on leur donne…»

Ann Bandle

Amélie Nothomb
Les deux soeurs
Albin MIchel – 2022

 

Une soumise rebelle !


Étouffée par l’époque, étouffée par le XVIIe siècle, siècle d’hommes ? Tel fût le destin de Jacqueline Pascal, poétesse et sœur du célébrissime scientifique et homme de lettres Blaise Pascal. Pourquoi et comment ? C’est ce que raconte le passionnant roman de Christine Orban, Soumise, publié aux éditions Albin Michel.

Méconnue et pourtant essentielle dans la vie et l’œuvre de l’illustre mathématicien Blaise Pascal, les poésies de sa sœur Jacqueline ont séduit ses plus illustres contemporains alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente. Une reine Anne d’Autriche, un cardinal Richelieu et un écrivain célèbre Corneille ont loué ses talents et lui ont témoigné toute leur admiration. Pourtant cette jeune fille brillante et passionnée choisira de renoncer à  ses dons pour prendre le voile et se retirer dans une  cellule de l’austère Abbaye janséniste de Port Royal.
Ce fut  son choix. Mais pourquoi une telle résolution, pour quelle élévation ? Pour quel amour ou renoncement ?  C’est ce qu’a réussi à raconter avec brio dans son dernier roman Soumise l’écrivaine Christine Orban. Une bibliographie romancée qui dévoile le destin incroyable de la cadette de la famille Pascal et plonge le lecteur au cœur d’une France du XVIIe siècle,  très majoritairement catholique mais divisée comme nous le verrons entre plusieurs courants, jésuites et jansénistes.

Prendre le voile

En 1648, Jacqueline après s’être consacré à la carrière son frère qu’elle aime et admire passionnément, décide subitement de devenir religieuse.  Elle a eu la petite vérole, elle y a survécu, en garde des séquelles ce qui inspirera à  Blaise ses fameuses pensées sur la beauté (qui n’ait finalement rien quand on aime quelqu’un car la beauté peut s’envoler au fil des ans ou des maladies). Jacqueline ira rejoindre l’abbaye de Port Royal de Paris : la sévère et influente abbaye, qui se réclame de la doctrine formalisée dans l’œuvre de l’évêque Jansénius (1585-1638). Pour Jansénius et les Jansénistes, l’homme depuis le pêché originel est irrémédiablement corrompu. Seule la grâce divine pourra sauver quelques élus, mais indépendamment du mérite ou des efforts des hommes. Tout est donc écrit pour les jansénistes, la grâce de Dieu nécessaire au salut de l’âme est refusée ou acceptée par avance. Le pardon ne se mérite pas par rapport à ce que l’on fait. Un non sens pour les Jésuites qui croient farouchement en la liberté individuelle et la possibilité pour l’homme de sauver son âme, en faisant de bonnes actions au cours de son existence.

Séduite par les prédicateurs de Port Royal, qui ont su attirer les plus fins esprits du siècle, Jacqueline accepte de différer son départ de Port Royal pour ne pas faire trop de peine aux siens. Elle attendra la mort d’Étienne, son père pour rejoindre les ordres.  Le 24 septembre 1651, Étienne, cet ancien magistrat de province, devenu figure du monde savant parisien, chef de famille  et veuf hors norme pour l’époque, qui avait décidé de s’occuper lui-même de l’éducation de ses enfants (y compris de ses filles !) rend l’âme.

Le 3 janvier 1652, la veille du départ pour Port Royal « fut comme une sorte d’exfiltration menée avec la complicité de Gilberte » explique Christine Orban. « Les deux sœurs ont mis au point un scénario. Gilberte raconte à Blaise que Jacqueline part pour une retraite… Blaise réagit fort mal.  A-t-il conscience du mensonge ? … Au petit matin, Gilberte apporte un bol de lait chaud et une tranche de pain beurré à Jacqueline, puis l’aide à ranger ses affaires dans un petit sac : toute une vie en si peu de place. Elle lui propose d’emporter un souvenir de la maison. Jacqueline refuse, aucun objet matériel ne l’attache. »
Il fait un froid atroce ce matin là, Jacqueline quitte la maison et le monde. Elle a 26 ans.

Un vrai miracle ?

Jacqueline est devenue Sœur Sainte-Euphémie et n’écrira plus de poèmes. « Ma sœur, qui avait des talents d’esprit tout extraordinaires et qui était dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent dans un âge plus avancé, fut aussi tellement touché des discours de mon frère qu’elle résolut de renoncer à tous les avantages, qu’elle avait tant aimées jusqu’alors et de se consacrer tout entière à Dieu…et elle se fit religieuse. », écrit Gilberte, l’aînée de la famille Pascal qui rédigera les Mémoires de Blaise et de Jacqueline.

Sœur Sainte-Euphémie va utiliser son savoir et ses connaissances utilement. Elle rédigera un règlement pour les enfants et va s’investir dans la conduite du noviciat. Le 24 mars 1656, sa petite nièce, pensionnaire à Port Royal, Marguerite Périer, la fille de Gilberte qui souffrait depuis plusieurs mois d’un ulcère lacrymal purulent et devait être opéré par le chirurgien Dalencé, se voit subitement soulagée par une relique, épine de la Couronne du Christ que la sœur Catherine de Sainte Flavie avait eu l’idée d’approcher de la jeune malade. Rappelé d’urgence le médecin ne peut que …constater le miracle. Pour Jacqueline et Blaise, cette miraculeuse guérison n’avait pour eux rien d’un hasard, mais au contraire bien l’approbation divine de la doctrine de Port Royal.

Fini les carrosses

Quelques jours avant sa mort le 4 octobre 1661, Jacqueline se résout après une longue résistance à signer le fameux formulaire (profession de foi que doivent signer tous les ecclésiastiques du Royaume de France pour condamner la doctrine janséniste jugée trop dangereuse pour l’autorité de l’Église et de la Monarchie). « On ne sait pas quel mal l’emporte. Peut-être d’avoir signé trois mois auparavant », souligne Christine Orban. « Jacqueline a obéi. Jacqueline s’est soumise à ce qu’on attendait d’elle. »

Blaise avait lui depuis belle lurette renoncé aux divertissements et choisi la pauvreté (après sa nuit de feu le 23 novembre 1654 lui apportant la révélation de l’existence de Dieu). Il a remisé  son carrosse, sa bibliothèque et son argenterie pour venir en aide aux miséreux, s’est rapproché de Port Royal mais ne renonça jamais à l’écriture et à la science. Il mourut dix mois seulement après Jacqueline, le 19 août 1662. Son ouvrage phare Les Pensées sont publiées à titre posthume en 1670, grâce au travail de Gilberte et de sa famille. Jusqu’au bout Gilberte et Jacqueline auront donc œuvré à l’immortalité de Blaise.

Béatrice Peyrani

 

Un Noël avec Winston. Tout en saveurs.

Pourquoi un livre sur Winston Churchill, direz-vous, alors que plus d’un millier de biographies et films documentaires lui ont déjà été consacrés – sans compter ses Mémoires en 37 volumes ? Par gourmandise pour Corinne Desarzens… car manger à la table du redoutable homme d’État est aussi un moment de vérité.

L’auteure s’y invite sans-façon et nous révèle par là même ses talents de cordon-bleu : « Comment juger le beurre autrement que par son crépitement dans la poêle ? La viande autrement que par le toucher à la phalange ? La tarte à l’odeur qu’elle dégage, la pâte sinon en la soupesant… » Un bonheur qu’elle partage avec Winston, imaginant agapes et festins gargantuesques à aiguiser l’appétit.  

Mais que serait Noël sans sa traditionnelle dinde ? Énorme chez les Churchill qui en cette année 1940 savourent la plus grosse dinde jamais vue, un cadeau de la part de leurs fermiers irlandais, gérants du domaine hérité d’une arrière-grand-mère. On retrouve ici l’habilité de Winston pour démembrer la volaille sans déchirer les muscles, la recomposer en remettant chaque morceau à sa place, un art parfaitement maîtrisé.
Une bonne dinde est un animal qui a bien cavalé, renchérit Corinne Desarzens « Regardez ses ergots… s’ils sont durs, c’est qu’elle s’est dépensée, que sa chair aura du goût… » avant dégrainer des conseils judicieux en experte.

Clementine, la reine de Winston

Après avoir été fiancé deux ou trois fois et longuement hésité, c’est au hasard qu’il doit sa rencontre avec Clementine Hosier. En 1908, assis côte à côte lors d’un dîner mondain, leur coup de foudre est immédiat. Ravissement réciproque, sensation troublante, battements de paupières suggestifs, tout est clair, translucide comme la lune ? Presque…  Mille sept cents lettres de l’amoureux transi viendront couronner la reine de son cœur.

Dans un premier temps, le couple emménage dans un appartement à cinq domestiques à sa charge. Si la position de Winston au sein des hautes sphères politiques est prestigieuse, ils ne vivent pas pour autant dans l’opulence. Le succès de ses articles et de ses livres permet d’éviter le pire, une vie « sans jamais rien voir de beau, sans jamais rien manger de bon… »

Chartwell, sweet home aux confins de Westerham

Winston a quarante-neuf lorsqu’il installe sa famille dans cet écrin de plénitude. Un manoir du style victorien dans le Kent, posé au milieu 32 hectares de parterres fleuris à l’anglaise. À n’en point douter, un lieu chargé d’histoire, magnifiquement restauré pour faire corps avec ses nouveaux habitants.
Surgit alors une passion inattendue pour la peinture. Là encore, le phénix aux multiples talents excelle ! Il peint les alentours avec la même énergie que celle déployée pour galvaniser ses troupes. Rapidement, quelque cinq cents tableaux de paysage habillent les innombrables galeries et salons de Chartwell, laissant ainsi les jardins envahir la maison…

Noël, l’heure de vérité

Chez les Churchill, Noël c’est l’heure des bilans, des éclaircissements souvent orageux.  Les chiffres s’alignent dans toute leur irréfragable vérité. Les excès en tout genre rejaillissent créant l’effroi : achats immodérés chez Harrods pour sa douce Clementine, folles nuits au casino et partie de chasse aux sangliers pour le maître, voyages à l’autre bout du monde… à chacun ses joies, ses plaisirs. L’enflure des dettes est colossale !
La consolation éveille le besoin de gras, rappelle la narratrice, « du gras, il faut du gras… que le jambon habille son os, l’agneau son épaule, que la moelle irrigue bien l’os du jarret », se remémorant une tradition typiquement suisse, celle de faire des bricelets à Noël. Pour qu’ils enchantent les palais, il faut bien sûr « du saindoux, beaucoup de saindoux ! »
Par sagesse ou nécessité, Winston impose des restrictions : cinq demi-bouteilles de champagne maximum par semaine, pas plus de quatre cigares par jour, peu de fruits, se passer de crème. Mais même l’austérité à ses limites… bientôt le vin et les alcools seront épargnés.

Winston Churchill, un portrait intimiste

Corinne Desarzens nous raconte les singularités du caractère de Churchill de son écriture insolite, dense, époustouflante, mais aussi documentée jusque dans les moindres détails. Elle n’en oublie pas cependant d’évoquer les moments phares du grand homme, ses innombrables combats, son courage, son intelligence, ses colères monumentales. On se souvient des puissants discours de cet orateur hors pair, brefs et incisifs, capable d’infléchir le cours des événements…

Avec Un Noël avec Winston, Corinne Desarzens remporte le Prix Michel-Dentan 2023. La consécration aura lieu le 29 août prochain au Cercle littéraire de Lausanne. Une fête se savoure deux fois… selon l’adage de la lauréate. Avidement la première et décelant des présages la deuxième…

Ann Bandle

Un Noël avec Winston
Corinne Desarzens
Éditions La Baconnière 2022

Des romans pour l’été : Mensonges au paradis de Colombe Schneck

« Il faut beaucoup de mémoire pour repousser le passé [1]».
Colombe Schneck est journaliste à Paris et auteure de quatorze romans inspirés souvent de son histoire familiale. Pourtant elle n’avait encore jamais raconté ses souvenirs d’enfance en Suisse. Hasard, naïf enjolivement ou déni ?

Du propre aveu de l’auteure, la prochaine héroïne de son nouveau livre n’aurait rien à envier au bonheur d’une Heidi au pays des montagnes. L’ouvrage en devenir serait un vrai beau roman suisse tendre et pure comme l’enfance de la narratrice. C’est du moins ce que pensait Colombe Schneck, l’écrivaine à succès avant …
Avant de revenir trente ans plus tard dans la vallée sur ces mêmes chemins de montagne qui l’avait enchanté petite fille, alors qu’elle était pensionnaire au Home chez Anne Marie et Karl Ammann.
Le Home ? La deuxième maison de Colombe, un « grand chalet aux fenêtres encadrées par des volets peints en vert volet » quelque part peut-être dans le Pays d’en Haut. Les Ammann ? La deuxième famille, de Colombe qui l’accueillait pour toutes les vacances scolaires : quinze jours à Noël, une semaine en février, quinze jours en avril et le mois de juillet. «  Deux mois par an, …adoptée en échange d’une pension de 80 francs suisses par jour ». La petite parisienne y retrouvait les habitués, ses semblables, des pensionnaires qui ne passaient pas leur été ou leur Noël avec leurs parents pour « différentes raisons : divorce, drogue, célébrité,  trop de travail, mère seule, suicide, trop d’argent, pas assez d’argent, mère avec amant, père avec maîtresse, la guerre, les Guerres ».
Mais qu’importe les raisons de leur venue chez les Ammann, puisque Colombe comme tous les pensionnaires avaient trouvé leur refuge dans cette vallée riante. Vallée riante où,  la confiture de myrtilles, les frites, les röstis, le chocolat chaud, les tartes aux pommes y étaient les meilleurs du monde, tout comme la chaleur et l’affection des Ammann inégalables.
Colombe en était persuadée le récit de son retour en enfance au paradis suisse serait un livre «facile qui ne gênerait personne ».  C’était joué d’avance.

Une belle histoire suisse

Mais la vie a quelquefois plus d’un tour dans son sac et il avait fallu que Colombe au hasard de retrouvailles dans le village des Ammann apprenne que  Patou et Vava, les enfants d’Anne- Marie et de Karl (désormais décédés) avaient mal tournés.
Patou, l’élève prometteur, diplômé d’une des meilleures universités suisse, avait été arrêté après l’enterrement de son père. Il avait toute sa vie volé et escroqué. Vava, la skieuse magnifique, l’artiste délicate, sortie de l’École du Louvre avec deux ans d’avance, souffrait psychiquement. Pourquoi Patou et Vava avaient-ils chuté au pays du bonheur ? Pourquoi Colombe n’était elle jamais revenu en trente ans sur ses pas ? Pourquoi n’avait-elle pas voulu comprendre que Patou et Vava avaient été privés de leurs parents, Karl et Anne-Marie étant trop occupés à gagner leur vie avec leurs hôtes payants ? Un triple choc pour Colombe qui doit ré-escalader sa montagne magique au risque de casser ses illusions. Et si son paradis d’enfance n’avait été qu’un tas de mensonges ? Et si son enfance heureuse n’avait été qu’une illusion ? Et si le home n’avait été qu’une armure de carton ?

Troncs de sapins verts

Colombe se souvient des marches de montagne épuisantes qu’elle pensait avoir tant aimées. Comment s’en plaindre ? Ses courses au milieu des sapins verts n’avaient elles pas forgé son caractère ? La faim à oublier lors de ces courses improbables ne lui avaient elles pas insufflé le goût de l’effort et la persévérance qui lui avaient permis de se relever d’un mariage malheureux, de faire une carrière, d’écrire avec assiduité ses livres?
Colombe se souvient de Karl qui leur montrait comment boire de l’eau dans les abreuvoirs creusés dans les troncs de sapins. Il fallait faire vite, ne pas s’asseoir pour ne pas couper les jambes. Tout était sérieux, rien ne devait être pris à la rigolade. C’était dur mais on était élevé, éduqué, nourri, aimé.
Mais Karl avait aussi sa face noire. Colombe ose trente ans plus tard s’interroger. Karl ne truandait-il pas sur les tickets de train : « vingt enfants, douze billets de train, douze forfaits de ski à l’année plutôt que saisonniers, des noms qui ne sont pas les nôtres. » Drôle d’exemple pour un pater familias exemplaire.
Colombe hésite encore sur les remarques pas toujours délicates de Karl annoncées à la cantonade. Colombe tu as les nénés qui pointent…Colombe a oublié les larmes de Patou entrevues à l’évocation d’un martinet brandi, et soi-disant resté à l’état de menace à l’égard de tous les pensionnaires trop turbulents. Mais Patou n’était il pas finalement un pensionnaire comme les autres ?
Colombe se souvient de sa peur inexpliquée[2] dans ce train de la Deutsche Bahn en partance pour la Suisse, du silence et de l’anxiété de ses parents rescapés de la Shoah, emmurés et corsetés dans leurs gestes.

Faire semblant pour survivre

Interrogée par Natalie David-Weill dans 4ème de Couverture (un magnifique postcast disponible sur Spotify) Colombe Schneck cite une phrase glaçante de Simone Veil à propos de son retour d’Auswitsch. Comment a- t-elle fait pour vivre après la guerre ? Comment a- t-elle pu mener une vie normale, travailler, se marier, devenir mère ? « On a fait semblant » a répondu Simone Veil. Faire semblant pour vivre, pour grandir et pour aimer malgré tout. Et si c’était ça la promesse de notre bonheur.

Colombe Schneck laisse son lecteur interpréter les petits riens de la vie, les détails troublants, les non-dits.  Ses mensonges au paradis interrogent chacune de nos enfances avec ses bonheurs et ses douleurs muettes. Mensonges au paradis, court roman dense et cristallin se lit d’une traite, à vive allure sous un ciel d’été étoilé.

Béatrice Peyrani

[1] Gilles Deleuze, L’abécédaire, entretiens avec Claire Parnet.

[2] Mais explicable selon un ami de Colombe, médecin suisse en raison d’une probable transmission épigénétique du stress,  qui inscrit dans les gênes de la narratrice une  inquiétude à vie sur l’hypothèse de prendre un train allemand quoiqu’il se passe 70 ans plus tard.

Félicité Herzog : Une brève libération

Prix Simone Veil 2023, Une brève libération de Félicité Herzog dépeint avec maestria l’histoire trouble des Cossé-Brissac pendant la seconde guerre mondiale. Pour tenter d’éviter ce qu’elle juge comme « une mésalliance », May de Brissac, la très belle et mondaine duchesse, envoie sa fille Marie-Pierre (par ailleurs la mère de l’auteure) dans une clinique en Suisse et s’entretient avec Paul Morand sur les rives du Léman. En vain ?

Un écrivain parisien en exil en Suisse et une mère effrayée par le projet INSENSÉ de mariage de sa fille, dans un restaurant de Lausanne. Lui c’est Paul Morand, elle May de Brissac. Ils se sont donnés rendez-vous à La Croix d’Ouchy, un restaurant chic et discret de Lausanne.

La seconde guerre mondiale est en train de s’achever et le moins que l’on puisse dire c’est que ni l’homme, ni la femme – qui sont en train de déjeuner – n’y ont été héroïques ! Paul Morand, diplomate de carrière en poste à Londres en 1940 n’a pas fait le choix de rallier le Général de Gaulle et accepte en 1943 de devenir ambassadeur de France en Roumanie. À la Libération, il a prudemment souhaité se faire oublier et s’est installé avec son épouse sur les rives du Léman.

Elle, amie intime de Josée Laval, la fille de Pierre Laval, vice-président de l’État français et farouche investigateur de la collaboration avec l’Allemagne nazie ne s’est pas gênée de recevoir dans son splendide hôtel particulier sur les quais de Seine, (au 36, cours Albert 1er très exactement – qui abrite désormais l’Ambassade du Brésil) le Tout Paris de la collaboration. À la libération, elle sera quelque temps arrêtée, mais très vite relâchée grâce à la mobilisation de sa famille.

La vie est une fête

Qu’importe d’ailleurs ? Paul, comme May, l’un comme l’autre, n’ont pas de temps pour les remords ou pour quelconque examen de conscience, trop occupés à faire de leur vie une fête éblouissante.  

Les deux amants tentent d’élaborer une stratégie pour ramener à la raison Marie-Pierre, la fille de May et de Pierre de Brissac, qui entend épouser un brillant étudiant Simon Nora, résistant exemplaire et courageux, qui a rejoint les maquis du Vercors, fils de Gaston Nora,  éminent chirurgien de l’hôpital Rothschild de confession israélite.

Pour les Brissac, le choix de Marie-Pierre, est tout simplement inconcevable comme l’avait expliqué le duc à Gaston Nora.  La famille Brissac est de noblesse militaire… « elle compte quatre maréchaux de France, honneur qu’elle partage avec Harcourt, Noailles, Dufort et Biron. Les Brissac ont trouvé leur renom au service de l’État qui s’unifiait, et acquis le sens de la permanence du pays à travers l’accident des régimes. Ils devinrent les seigneurs du château de Brissac en 1502. Vous comprendrez donc que ce ne sont pas quatre années de régime vichyste qui changeront le cours de notre histoire… ». Tout est donc dit dans le meilleur des mondes !

Une idylle aux accents de Roméo et Juliette

Pour ramener le calme dans la famille Brissac et éloigner Marie-Pierre de Paris et surtout… de Simon, ses parents l’ont envoyé dans une clinique de Crans Montana, La Moubra, réputée dans les affections non pulmonaires et qui compta parmi ses patients le célèbre pianiste Dinu Lipatti.  L’air des Alpes pourrait-il convaincre Marie-Pierre d’accepter de convoler comme les jeunes filles bien nées de son monde avec un fiancé à particule ? En attendant May de retour à Paris, appela sa fille à la clinique pour lui intimer l’ordre de renouer avec la raison et lui répéta très précisément les paroles que Morand lui avait dictées précisément à La Croix d’Ouchy :

 « Ma chérie, vous avez eu des amours : c’était un acte individuel… Vous établissez à tord votre bonheur sur une vie de relation ; au moment où, donc, vous croyez rompre avec la société, attitude aussi romantique que démodée, vous créez d’autres lien ; vous entrez dans une société étrangère. »

Incrédulité et colère de Marie-Pierre qui rappelle l’arrivée des Nora en France bien avant la Révolution !

Avec une plume fine et aiguisée, Félicité Herzog, qui n’est autre que la fille de Marie-Pierre,  raconte dans Une brève libération le dénouement de cette idylle, aux accents d’un nouveau Roméo et Juliette, dans le Paris des années 40. Alternant les chapitres Brissac-Cossé et Nora, l’auteure met en scène avec maestria le choc de deux mondes : celui des grandes familles françaises nobiliaires, catholiques et parfois violemment antisémites et la société juive libérale, meurtrie par la guerre. Elle en profite aussi pour brosser une impressionnante galerie de portraits de Coco Chanel, en passant par Arletty ou Josée Laval sans oublier celui de sa mère, la lumineuse Marie-Pierre de Brissac, qui décrochera l’agrégation de philosophie et vient de fêter ses 96 ans.

Béatrice Peyrani 

Félicité Herzog, Une brève libération -Stock

Léon Spilliaert: l’alchimiste de la mélancolie

Léon Spilliaert

La Fondation de l’Hermitage réussit la gageure de rassembler près d’une centaine d’œuvres de Léon Spilliaert dans le cadre d’une rétrospective magistrale « Avec la mer du Nord ». Retour sur la vie de l’un des plus grands artistes belges, dont les pas nous mènent sur les plages d’Ostende.

Lorsqu’il évoque sa tendre enfance, Spilliaert nous laisse l’impression de jours heureux. Tout lui apparaissait si beau, si neuf, si étrange : « Je suis né à Ostende le 31 juillet 1881 d’une mère douce et mélancolique. » Un enchantement précoce qui sera brisé par une scolarité éprouvante. L’insouciance et la liberté s’éloignent : « On m’a volé mon âme et plus jamais je ne l’ai retrouvée ». De cette quête perpétuelle s’éveille une passion farouche pour le dessin. Très tôt, il s’imprègne en autodidacte des techniques des maîtres et affiche un talent incontestable. 

Ostende, port d’ancrage

Persuadé de sa vocation d’artiste – et haïssant tout ce qui est école, professeur, académie -, il travaille sans relâche et en solitaire. Chez lui à Ostende, son port d’ancrage. S’il déménage, c’est pour rester dans la ville même ou pour de brefs séjours à Bruxelles avant un inévitable retour à Ostende. Lieu d’inspiration, il y développe un style personnel, dénué de toute influence, qui le démarque de ses contemporains et réinvente le monde… sans s’éloigner de la ville qui l’a vu naître.

Avec la mer du Nord

L’esprit miné d’inconsolables tristesses, Spilliaert plonge son regard mélancolique dans la mer du Nord, celle d’Ostende naturellement. Errances nocturnes le long des plages, de l’estacade ou sur la digue. Le somnambule capte l’horizon toujours changeant pour le reproduire dans toutes ses variations. L’atmosphère est semi obscure – scènes de lumière et de drames –, à la limite de l’abstraction. Une intensité de lueurs vert azur ou bleues, travaillées en strates superposées d’une beauté infinie.

L’homme par lui-même

Ses autoportraits à différents âges de sa vie sont d’une singularité stupéfiante. Ne faisant pas mystère de son caractère tourmenté, l’artiste se montre avec des traits âpres, fiévreux, la chevelure flamboyante. Parfois, le visage défiguré par  des yeux exorbitants, comme saisi d’effroi. Il est vrai que la reconnaissance se fait attendre. Un supplice qu’il endure sans désespérer, ni lâcher ses plumes et ses crayons : « Ma pensée intime à moi, c’est que je me développerai tard, que tout ce que je fais à présent est peu de chose, en comparaison de ce qui dort encore en moi ! »

Une première exposition à Paris

Le succès arrive enfin, timide mais enivrant, entraînant dans son sillage d’autres gloires. Spilliaert expose aux côtés de Robert Delaunay et de Fernand Léger. En 1913, une exposition lui est consacrée à Paris. Hélas, l’euphorie sera de courte durée. La Première Guerre mondiale éclate… Il lui faudra patienter pour déambuler à nouveau librement sur la digue d’Ostende, reprendre ses pinceaux, et peupler la plage de la mer du Nord de silhouettes iconiques – celles des femmes de pêcheurs aux contours tout en courbes. Leur aura énigmatique s’habille de noirceur pour nous émouvoir de leur troublante mélancolie… 

Ann Bandle

Fondation de l’Hermitage
Route du Signal 2
1018 Lausanne
jusqu’au 29 mai 2023

Chesa Seraina : la maison de tous les rêves

Après le succès de son premier roman « Galel », Fanny Desarzens nous ouvre les portes de « Chesa Seraina ». Un havre de paix, de sérénité, où se nouent des liens familiaux et amicaux… jusqu’au jour du drame.

Imaginez une maison en bois blanc, entourée de prairies et de forêts, patiemment restaurée au fil des ans et des ressources. Un lieu de vie si longtemps désiré, subitement parti en fumée. La cause du désastre : un feu de cheminée mal éteint. Au milieu de la nuit, les bûches de sapin enflamment le rez-de-chaussée, puis tout l’étage. Grâce aux aboiements du chien, les parents d’Elena et de sa sœur aînée échappent de justesse à l’asphyxie.

La fin d’un rêve. Le début d’un cauchemar

La famille s’installe dans un nouvel appartement, ailleurs – comme pour s’éloigner du passé. Chacun enfouit ses peines sous le silence, les non-dits. « D’abord j’ai été très triste. Et puis c’est parti, je me suis habituée. Je pense que ça a abîmé ce que j’avais de cœur à ce moment-là », dira Elena.
Mais les souvenirs reviennent : l’enfance brisée, la maison familiale incendiée, la frayeur, le déchirement…
Dans sa vingtième année, la jeune femme provoque son destin et s’en donne les moyens. Elle abandonne un travail ennuyeux, quitte la tristesse de son studio, sans aucun plan arrêté.  Et pour quelle destination ?  « Nulle part…, un lieu inventé pour ceux qui se perdent en chemin. »

Tout quitter pour renaître

Ses pas la conduisent sur la terre de son enfance, les ruines de la maison familiale.  Reconstruire le passé par la force de ses bras. Deux charpentiers, amis de ses parents, la guident. Elle apprend à tailler des poutres, des tuiles en bois, à tracer un damier sur le sol, et par-delà un métier. Elle se forge une raison d’exister. Peu à peu, la maison émerge, le rêve reprend vie.

L’ami à l’autre bout du monde

Surtout, il y a Jean, l’ami d’enfance, le confident, l’alter ego. Lui aussi construit son avenir, à Ottawa. De lettres en lettres, leurs sentiments se dévoilent, s’approfondissent. Si les mots effacent la distance, l’absence est bien réelle. « On ne peut jamais être sûr de l’amour qu’une personne nous porte. Mais on peut être certain de celui qu’on a pour elle. »

Fanny Desarzens, une autrice vaudoise

Dans «Chesa Seraina», Fanny Desarzens décrit avec profondeur l’importance de l’enfance et des liens familiaux. Ces relations authentiques et sincères qui façonnent notre existence, et sans lesquelles la vie ne serait que misère…
Un récit intense, sensible et lumineux !

Ann Bandle

Fanny Desarzens
Couronnée pour son premier roman « Galel » par le Prix suisse de littérature qui sera remis le 19 mai 2023 dans le cadre des Journées littéraires de Soleure, et le Prix Terra Nova/Littérature de la Fondation Schiller.

Chesa Seraina
Slatkine, 2023

Le coup de cœur de Léonard Gianadda

C’est un Victor Hugo âgé, au corps noueux mais vigoureux, aussi nu et athlétique qu’Apollon, qui vient d’intégrer la fabuleuse collection de la Fondation d’art à Martigny. La statue, réalisée à partir d’un plâtre d’Auguste Rodin, soulève l’émotion. Léonard Gianadda, les larmes dans la voix, rend hommage aux deux monstres sacrés.

 À l’origine de ce bronze inédit, une amitié indéfectible entre le père des Misérables et Rodin. Régulièrement invité à la table de Victor Hugo, le statuaire esquisse son portrait entre deux coups de fourchette avant de poursuivre son travail dans la véranda. Là, il est autorisé à façonner les traits du grand homme dans la glaise, déployant une précision infinie. « J’ai pu obtenir un Hugo qui est vrai », estime le sculpteur satisfait. Le résultat est éloquent : le visage du romancier est concentré, déterminé, le corps en mouvement prêt à affronter de puissants combats.

Pourtant, plus d’un siècle après la mort de Rodin, le plâtre n’a jamais été moulé. Sa dimension d’abord – d’une hauteur de 2,10 mètres – et le prix élevé du bronze sont ici évoqués.  Abandonnée dans la Galerie des plâtres de la villa des Brillants à Meudon, la tête et les bras détachés du corps, la statue attendait son heure.

Le coup de maître de Léonard Gianadda

Grâce à la détermination et la force de persuasion du collectionneur valaisan, l’œuvre de Rodin va enfin naître. Léonard Gianadda négocie les droits de faire réaliser trois exemplaires de la sculpture. Commencent alors de longues recherches, à l’aide de croquis et de traces écrites, pour recoller fidèlement les morceaux épars du plâtre, tel que Rodin l’avait initialement créé.

Sous la haute protection du Musée Rodin, les originaux numérotés sont fondus par la Fonderie d’art de Coubertin, et financés par le mécène. Outre le bronze récemment inauguré à Martigny, l’une des statues gagnera le jardin du Musée Rodin à Paris, l’autre est livrée au Musée d’art à Besançon, ville natale de Victor Hugo, pour rejoindre bientôt la future grande bibliothèque.

Un collectionneur effréné

À 87 ans, Léonard Gianadda assure mettre un terme à sa frénésie de collectionneur…. jusqu’au prochain coup de cœur. La sculpture de Victor Hugo, qui est aussi la quatrième acquisition signée Auguste Rodin, enrichit son impressionnante collection, dont chaque œuvre est liée à une histoire, à une émotion toute personnelle.

Généreux mais avant tout passionné, l’entrepreneur, devenu mécène, a doté Martigny des plus extraordinaires ronds-points, véritables socles à chefs-d’œuvre. Courbet, Erni, Carron, Michel Favre,… près d’une vingtaine de sculptures métamorphosent la cité romaine en cité des arts. Une idée prodigieuse parmi tant d’autres !

Ann Bandle

En savoir plus :
Fondation Pierre Gianadda – Martigny

Exposition en cours :
Henri Cartier- Bresson : collection Sam Szafran

Jusqu’au 20 novembre 2022

Prochain événement :
Concert : 101 ans d’Astor Piazzolla, Dogma Chamber Orchestra.
Mardi 27 septembre 2022 à 20h.

Le Saint-Moritz de Lee Miller

Mannequin, égérie et compagne de Man Ray dans le Paris des années vingt, photographe du tout New York dans les années trente, reporter de guerre couvrant la bataille de Saint-Malo et la libération des camps de concentration, la vie incroyable de l’américaine Lee Miller fut aussi courageuse qu’imprévisible. Objectif à la main, elle sillonna la planète de New-York au Caire en passant par Budapest ou Sibiu, mais c’est à Saint-Moritz que sa vie changea deux fois brusquement. Explications…

En 1927, Lee Miller, 20 ans, splendide jeune beauté américaine traverse une rue de New York. Elle faillit être renversée par un automobiliste et ne dut son salut qu’à un passant qui la tira in extremis à l’arrière. L’ange gardien n’était autre que Condé Nast, le tout-puissant magnat de la presse qui ébloui par l’allure de la jeune fille, lui propose de poser pour un de ses magazines, le journal Vogue. Aussitôt proposé, aussitôt fait. Lee Miller fait la une du magazine en mars 1927, sa carrière de modèle était lancée et les photographes vedettes comme Edward Steichen ou Arnold Genthe se l’arrachaient.

Mais la jeune fille avait d’autres ambitions que de servir… de luxueux porte-manteau. Elle avait soif de découvrir le monde et la technique photographique la fascinait aussi. En 1929, elle met donc le cap sur Paris où elle s’en va sonner à la porte du photographe le plus étrange de la ville : le surréaliste Man Ray. Son atelier était désert, la concierge lui répondit que le photographe s’apprêtait à partir en vacances. Par un hasard incroyable, Lee reconnut Man Ray au café voisin, au Bateau Ivre et lui signifia qu’elle était sa nouvelle élève. Man Ray lui répondit qu’il n’avait pas d’élèves et qu’il partait en vacances pour Biarritz. Enchantée, la jeune femme lui assura que c’était une magnifique idée et qu’elle allait l’accompagner aussitôt. Et le mannequin américain devint la muse, l’égérie, puis l’amoureuse de Man Ray, qui pour les beaux yeux bleus de Lee, délaissa sa maîtresse en titre Kiki de Montparnasse.

Miller et Ray, désormais amants à la ville seront aussi tour à tour modèle et artiste chacun l’un de l’autre, progressant au contact de l’autre dans l’expérimentation sans cesse renouvelée de nouvelles techniques photographiques. La réputation montante de la photographe Lee Miller lui permet de travailler pour plusieurs magazines et différents studios de cinéma, dont la Paramount où la jeune femme doit portraiturer les premières vedettes du septième art ! Mais Lee n’inspire pas que Man Ray, elle apparaît aussi dans le film de Cocteau Le sang d’un poète et sert de modèle pour les nouvelles tenues de tennis de Rodier.

Coup de foudre à Saint-Moritz

La petite routine du bonheur aurait pu s’installer, mais Lee tombe amoureuse d’un homme d’affaires égyptien, Aziz Eloui Bey. Lee décida de le rejoindre alors qu’il était en vacances à Saint-Moritz dans son chalet avec son épouse Nimet. Aziz était un ami proche de Charlie Chaplin et lui présenta Lee. Ces derniers sympathisèrent et Lee fit de nombreuses photos de l’acteur. De retour à Paris, Lee décida de quitter Man Ray et s’envola pour New York où en pleine dépression économique elle ouvrit un studio de photos de 1932 à 1934. Et le succès fut une nouvelle fois pour elle au rendez vous, les célébrités se pressant pour passer sous son objectif mais à la surprise de tous en 1934, elle décida de fermer son entreprise et épousa Aziz qui venait enfin de voir son divorce prononcé.

Lee devint une princesse …au Caire. Elle joua un temps les maîtresses de maison attentionnées mais repartit vite, grâce à la générosité et compréhension illimitée d’Aziz appareil de photo sous le bras à la découverte du monde, des déserts égyptiens aux temples grecs en repassant par Paris. Paris où elle reste de longs mois en 1937 et fait la connaissance du peintre Roland Penrose qui allait bientôt devenir …son second mari. Mais en 1939, la guerre éclate. Les États Unis demandent à leurs ressortissants de rentrer au pays au plus vite. Lee veut rejoindre Roland à Londres et travailler comme photographe pour Vogue. Ce ne fut pas simple, les équipes du journal étaient complètes et Cecil Beaton en était le photographe star. Mais Lee s’accrocha et réussit à se faire engager. Elle accepta de shooter de longues séries de sacs et de chapeaux pour les rubriques promotionnelles du journal et souvent le soir en compagnie de Roland elle photographiait Londres en guerre. De ses escapades incertaines elle tira plusieurs images pour un livre Amère Victoire : images de la Grande Bretagne sous les bombes qu’elle réalisa avec deux confrères américains. Une de ses images …une machine à écrire écrasée-Remington réduite au silence- fut largement reprise par les media américains et le livre eut un grand succès. Et Lee devint à son tour une des photographes stars du Vogue britannique, alternant photos de mode épurée -vu les circonstances – et portraits de célébrités, comme la danseuse Margot Fonteyn. Mais Lee n’entendait pas passer à côté de la grande histoire, elle se fait accréditer comme correspondante auprès des armées américaines et couvre aussi le conflit… pour Vogue ! Elle l’est une des cinq premières femmes dans le métier et choisit pour premier reportage l’activité des infirmières dans un hôpital de campagne en Normandie. Résultat : cinq pellicules de photos, 14 pages dans Vogue pour publier ses photos et son premier article – jugé aussi poignant qu’impérial !

Lee se rend donc à Saint Malo avec les armées américaines, assiste à la Libération de Paris, retrouve ses amis Picasso et Éluard, puis en compagnie d’un jeune photographe américain de Life, David E. Scherman, elle file à Leipzig et assiste à la libération des camps de concentration. A Dachau, ce sera le choc indescriptible, elle photographie les cadavres des corps squelettiques entassés et supplie la rédaction de Vogue de croire que tout ceci est vrai.

A Münich avec Scherman, Lee tombe par hasard sur l’appartement de Hitler, ils décident de se photographier chacun leur tour dans la baignoire du dictateur, bottes militaires crasseuses laissées sur le tapis, comme pour en exorciser l’endroit. La photo avec Lee fera le tour du monde ! Lee ne pourra pas sortir indemne de ce voyage hallucinant. Elle va se bourrer de somnifères et boire à l’excès. Elle continue son périple en Autriche, Hongrie, Roumanie avant de rentrer à Londres. Elle retrouve Roland et Vogue.

Un bébé en Engadine

Lee en Suisse à l’occasion d’un reportage de mode, mars 1947-Photographe inconnu

Le journal l’envoie à Saint-Moritz en 1947 ou toute la jet set avait hâte de se retrouver pour skier. Un événement  la surprit : Lee était enceinte. Elle l’écrit à Roland ainsi « ce n’est pas une façon très romantique de te l’annoncer mais je vais commencer à tricoter des brassières pour un petit homme, je me sens bizarre ». Inquiète, elle demande à Roland s’il sera heureux d’être père. Elle lui assure qu’elle n’entend pas faire de son bureau, une pouponnière.

Comme c’était singulier.  En 1935,  Lee était venue à Saint- Moritz avec Aziz, ils y avaient grelotté de froid 10 degrés en plein été, elle avait pesté contre la nourriture très chère et sans saveur, mais plus amoureuse que jamais elle avait épousé Aziz. Cette fois en 1947, dans cette même station de Saint-Moritz, sa vie allait prendre encore une fois un nouveau visage. Alors qu’elle n’y avait jamais pensé peut-être, elle allait devenir mère.

Lee va délaisser bientôt le journalisme pour sa nouvelle passion la cuisine. Elle épouse Roland et ensemble ils décident de  s’installer vivre dans la campagne anglaise à Farley Farm. Roland va devenir un des acteurs clés de la reconnaissance de l’art contemporain britannique (il sera bientôt le talentueux directeur des Beaux-Arts du Bristish Council ce qui vaudra au couple de revenir vivre à Paris quelques années. Roland sera aussi un membre très actif du Comité directeur de la Tate Gallery).

Lee ne parlera pas à Antony son fils de sa vie d’avant. Ce dernier découvrira après sa mort en 1977 l’incroyable roman de sa vie dans les documents et photos conservés par sa mère dans des dizaines de cartons entassés dans le grenier de la maison familiale.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus : Les vies de Lee Miller par Antony Penrose édité chez Thames & Hudsonhttp://thamesandhudson.com

A ne pas manquerhttp://rencontres-arles.com

Lee Miller, photographe professionnelle (1932-1945) aux Rencontres de la photographie en Arles à voir jusqu’au 25 septembre à l’espace Van Gogh

 

Le Sage, super-héros des Lumières

La Fondation Martin Bodmer à Cologny extirpe de ses prestigieuses collections plusieurs œuvres d’Alain-René Le Sage, des best-sellers qui ont marqué l’histoire littéraire française.

Nicolas Ducimetière, vice-directeur et conservateur de la fondation, fait revivre la trajectoire de ce romancier et dramaturge éclectique, jadis célèbre et pourtant tombé dans l’oubli. Après avoir connu une période de gloire sans précédent, figuré dans les bibliothèques les plus nobles et enflammé les cœurs de tous les foyers français et même européens, Alain-René Le Sage disparaît de nos mémoires.

Comment ce fils d’un notaire royal, breton de naissance, est-il parvenu à écrire des œuvres au succès colossal ? Orphelin à 14 ans, l’adolescent entre en pension chez les jésuites de Vanne avant de poursuivre ses études de philosophie et de droit à Paris. Ses fonctions d’avocat ne lui permettant pas de subvenir aux besoins de sa famille, il se lance dans la carrière des Lettres, autant par goût que par nécessité.

Un talent éclatant dans la satire

Le triomphe n’est cependant pas immédiat. Malgré plusieurs échecs cuisants, malgré les déceptions, rien n’altère son enthousiasme. Enfin, à l’âge de 46 ans et en quelques semaines, Le Sage produit deux grands succès ! Une courte pièce, Crispin rival de son maître, dont l’intrigue quelque peu bouffonne met en scène l’imposture d’un valet, un thème qui va beaucoup occuper les esprits. « Le propos est beaucoup plus subversif qu’on pourrait s’y attendre, car finalement montrer que l’on peut se faire passer pour un maître quand on est un valet, c’est avouer qu’il n’y a pas une grosse différence entre l’un et l’autre », analyse Nicolas Ducimetière. Deuxième succès, Turcaret, une comédie en cinq actes, jouée à la Comédie-Française.

D’énormes succès littéraires

Durant son exposé, Nicolas Ducimetière s’est également attaché à approfondir trois œuvres phares de Le Sage, figurant dans les collections de la Fondation Martin Bodmer : Le Diable
boiteux
, une trame satirique des plus singulières, illustrant les comportements de tous les milieux sociaux ; puis le roman-fleuve Histoire de Gil Blas de Santillane écrit entre 1610 et 1640, véritable portrait de la comédie humaine de cette époque dont le personnage principal vieillit dans la peau de son auteur ; et enfin Le Bachelier de Salamanque parut en 1736. Trois énormes best-sellers à découvrir grâce à la verve passionnante de Nicolas Ducimetière qui nous cite, entre autres, la lettre de Stendhal à sa petite sœur Pauline : « Le tableau le plus ressemblant de la nature humaine telle qu’elle est au 18e siècle en France est encore le bon vieux Gil Blas de Lesage. Réfléchis sur cet excellent ouvrage… ». Rien de plus incitatif pour nous plonger dans ce chef-d’œuvre d’un autre temps…

Ann Bandle

Voir le documentaire réalisé dans le cadre des Rencontres de Coppet par Dr Nicolas Ducimetière, illustré de gravures inédites.

L’insatiable monsieur Bérard

Au Palais Lumière à Évian, l’exposition « Bérard. Au théâtre de la vie » rend hommage à un magnifique artiste ami de Jean Cocteau, Christian Dior et Louis Jouvet aux talents multiples : Christian Bérard, peintre, décorateur, illustrateur, costumier. Disparu trop jeune, à l’âge de 47 ans, ce touche à tout de génie méritait bien une grande rétrospective.

Il fut un des plus grands coloristes de son temps, un des plus grands costumiers et décorateurs du cinéma français et l’un des amis les plus adulés des grands couturiers et metteurs en scène de son époque. On lui doit l’étrange costume que portait Jean Marais dans la Belle et la Bête ou les décors des plus grandes pièces mises en scène par Louis Jouvet  (L’école des femmes, La folle de Chaillot, l’Illusion comique …). Il s’appelait Christian Bérard, Bébé pour ses copains artistes et noctambules et il était temps qu’une grande exposition lui rende hommage.

Peintre, ami proche des couturiers, Bérard signa la scénographie après guerre du fameux théâtre de la mode, cette exposition itinérante à Paris, Londres, New-York, qui permit de relancer le savoir faire français après six années de conflit.

Des décors pour le théâtre et la vie 

Mais à Évian, le visiteur peut aussi découvrir ses nombreux portraits, natures et paysages. L’homme rêvait d’accomplir une grande carrière de peintre. Ce fils d’architecte, apparenté par sa mère à la célèbre entreprise de pompes funèbres Henri de Borgniol, à la culture littéraire et musicale immense, sera vite happé par la vie parisienne et ses amis artistes. S’il effectue des débuts prometteurs à la galerie Druet, grands couturiers, metteurs en scène, architectes tous le réclament pour leurs chantiers les plus divers. Et Bébé curieux de tout et aux talents multiples ne sait rien refuser, couvertures de magazines de mode, costumes de scène et décors pour les Ballets Russes de Monte-Carlo, illustrations de mode pour Harper’s Bazaar, décors de l’Institut Guerlain aux côtés de Jean-Michel Frank, décors de théâtre pour Électre de Jean Giraudoux. Usé par le travail et difficilement sevré de sa dépendance à l’opium, la mort faucha en pleine répétition des Fourberies de Scapin au théâtre Marigny à Paris ce génie insatiable et follement attachant. C’était le 12 février 1949.

Béatrice Peyrani

Palais Lumière – Evian

Ouvert tous les jours 10h-18h (lundi et mardi 14h-18h).
Informations 

 

 

 

Illustration en haut de page : projet de publicité pour coeur joie Nina Ricci – 1946 @Mirela Popa

Damier aime « Aline » de Charles-Ferdinand Ramuz

Publié en 1905, ce roman reste d’une actualité saisissante. Venu à Paris pour y finir ses études, l’auteur d’Aline, l’écrivain helvétique Charles Ferdinand Ramuz, veut nous raconter la passion dévorante et cruelle d’une jeune villageoise du début du XXe siècle dans une Suisse rurale et pauvre pour un de ses contemporains. Rassurez- vous toutefois, Aline n’a rien avoir avec une bluette champêtre sentimentale et désuète.

Au contraire, plus de cent ans après sa parution, avec Aline, Ramuz nous bouleverse encore et toujours avec cette histoire d’amour intemporelle et déchirante d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence pour Julien, le coq du village, un homme insouciant et volage.

Si les deux jeunes héros ont en commun de brûler la vie, pour Julien, issu d’une famille de paysans aisés, l’amour est amusement et passe vite. Pour la sage et grave Aline, il va rapidement conduire à la tragédie. On ne nait pas femme, on le devient dira plus tard la philosophe Simone de Beauvoir. Comment aimer ? Comment quitter le monde de l’adolescence pour devenir adulte ? Comme trouver le bonheur ?  Écrit dans une apparente simplicité, Ramuz s’y est repris plus de cinq fois pour livrer 17 courts chapitres intenses et forts. A lire d’urgence si ce n’est pas encore fait.

«Ils se tenaient l’un devant l’autre comme des connaissances qui se font la politesse de causer un peu, s’étant rencontrées. Julien avait une poche, l’autre sur le manche de sa faux, et il tournait la tête de côté, tout en parlant. Mais les oreilles d’Aline étaient devenues rouges. Et, lui aussi, malgré son air, il avait quelque chose à dire qui n’était pas facile à dire, c’est pourquoi il chercha d’abord qu’à gagner du temps. » 

Damier au cœur du Léman
et de tous ses créateurs

Aline de C.F. Ramuz
Editions Plaisir de Lire
CHF 11.-
version digitale: CHF 6.50

En savoir plus

 

 

 

 

Réapparition du manuscrit de la Lettre à d’Alembert

Exceptionnel : La Fondation Martin Bodmer acquiert le manuscrit de la Lettre à d’Alembert de Rousseau. Retour sur une acquisition rarissime.

Ce document autographe, qui revêt une importance considérable dans l’œuvre de Rousseau puisqu’elle se rapporte à Genève, sa ville natale, avait complètement disparu des radars de la bibliophilie. Après le décès du dernier possesseur connu, le mystère autour du précieux texte préoccupa longtemps les collectionneurs. C’est seulement en décembre dernier qu’il réapparut lors d’une vente aux enchères anonyme chez Christie’s à Paris. Une opportunité unique à ne pas manquer. « L’ouvrage est sans conteste celui qui concerne le plus étroitement Genève, sa religion, la question des théâtres » rappelle le directeur de la Fondation, Jacques Berchtold, professeur spécialiste de Rousseau. Grâce à l’exercice du droit de préemption, le manuscrit à teneur patrimoniale de Rousseau a pu échapper à une vente publique et rejoindre les joyaux de la bibliothèque Bodmer.

Une chance extraordinaire pour les Rousseauistes

La réapparition inattendue de la Lettre à d’Alembert, tracée sous la plume du philosophe, soulève une vive émotion, en particulier parmi les Rousseauistes. En cours de numérisation, elle sera bientôt accessible à tous et fera l’objet d’une édition critique et scientifique à paraître dans les Œuvres complètes de Rousseau aux Classiques Garnier. « C’est formidable que ce manuscrit retombe à nouveau dans une institution qui a vocation publique » s’enthousiasme Jacques Berchtold, également codirecteur de la collection.

De Montmorency à Amsterdam

C’est en résidence à l’Ermitage sur les terres du château de Montmorency au nord de Paris que Rousseau écrit sa Lettre à Monsieur d’Alembert en réponse à l’article sur Genève paru dans le tome 7 de l’Encyclopédie. Rappelons que d’Alembert avait questionné l’authenticité de la foi des croyances des pasteurs genevois et encouragé la suppression des lois anachroniques qui interdisaient le théâtre. Il prêchait pour une tolérance des comédiens : « Nos prêtres perdraient l’habitude de les excommunier et nos bourgeois de les regarder avec mépris… » Une aberration pour Rousseau qui s’insurge contre les propos de l’encyclopédiste n’hésitant pas à s’autoproclamer ambassadeur de Genève. Une réponse symbolique de Genève à Paris et qui parviendra de manière détournée à son destinataire. Et pour cause : En 1758, Rousseau envoie son manuscrit non pas à d’Alembert, mais à son éditeur-imprimeur genevois Jean-Michel Rey, établi à Amsterdam. Cette lettre, ainsi semi privée, le brouille avec d’Alembert et le fâche irrémédiablement avec Diderot et plus encore avec Voltaire, ardent défenseur du théâtre.

Première édition luxueuse

Le document original de la Lettre à d’Alembert comprend 79 feuillets numérotés, précédés d’une préface. L’écriture est appliquée et par définition aisée à la lecture. Quelques inévitables ratures, corrections, rajouts, et papiers collés avec phrases à intégrer passionneront les littéraires.

Vendue par souscription, la première édition de l’ouvrage, soigneusement reliée en maroquin, est certes coûteuse. Mais d’autres éditions plus petites et plus populaires suivront pour permettre à la pensée de Rousseau de résonner bien au-delà des cercles de privilégiés.

Ce manuscrit, dont on craignait la disparition, est désormais en lieu sûr, digitalisé et pérennisé. Il complète le fond de la collection « helvetica » de la Bibliotheca Bodmeriana, réunissant les auteurs suisses. Son acquisition par la Fondation Martin Bodmer est une heureuse issue qui, nul doute, aurait ravi Rousseau !

Ann Bandle

Pour en savoir plus : 

Musée Bodmer
Route Martin-Bodmer 19
1223 Cologny
Du mardi au dimanche de 14h à 18h
https://fondationbodmer.ch

 

 

Quand Gorki tutoyait Gogol



Les éditions des Syrtes à Genève publient une nouvelle version du Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, écrit pendant son exil en 1905 à Capri. L’occasion de découvrir la plume sensible et authentique de ce romancier russe pas si éloigné de son fantasque confrère ukrainien Nicolas Gogol. Entretien avec son traducteur Jean-Baptiste Godon[1].

Pourquoi avoir choisi de republier ce texte ?
Jean-Baptiste Godon. Bien qu’il soit relativement peu connu en France, Le bourg d’Okourov occupe une place importante dans la production de Gorki. Il est le premier volet d’une trilogie inachevée consacrée à la vie provinciale (parfois qualifiée de « cycle d’Okourov ») et s’inscrit de ce point de vue dans le prolongement des chroniques provinciales que l’on retrouve chez des auteurs tels que Gogol, Leskov, Saltykov-Chtchedrine, Bounine ou Zamiatine. Dans ce récit pittoresque, Gorki s’efforce de décrire la province russe telle qu’elle est réellement, ses attentes, ses travers et ses angoisses à l’époque de la révolution de 1905, période charnière de basculement entre la Russie ancestrale et la nouvelle Russie soviétique.
Le bourg d’Okourov est l’un des rares textes longs de l’œuvre de Gorki qui n’avait pas fait l’objet d’une traduction intégrale en français. La première traduction réalisée en 1938, intitulée Tempête sur la ville, comportait de nombreuses coupes représentant près du tiers du texte original. Ce dernier est publié pour la première fois en intégralité en français dans la présente édition révisée. Ces passages inédits concernent notamment les opinions négatives formulées par les habitants d’Okourov sur les étrangers et en particulier les populations allemandes présentes en Russie. Malgré ces coupes, la première traduction française du récit fut placée sur la « liste Otto » des ouvrages jugés antiallemands et interdits en France par la propagande nazie pendant l’Occupation. Il s’agit d’une traduction partiellement inédite en français d’un texte important dans l’œuvre de Gorki et qui révèle sa vision authentique de la Russie provinciale à la veille de la révolution, sans le vernis du réalisme socialiste que l’on trouve dans certaines de SES œuvres les plus connues.

Gorki a écrit ce roman à Capri, pouvez-vous nous en dire plus sur les conditions de son écriture ?
JBG. Gorki écrit Le bourg d’Okourov à Capri pendant l’été et l’automne 1909, le texte fut publié pour la première fois en Russie en décembre 1909. Il fit l’objet de plusieurs variantes successives dont la dernière, approuvée par l’auteur en 1922 et reprise dans ses Œuvres complètes en vingt-cinq volumes en 1971, sert de base à la présente édition. Gorki écrit vite car la province russe est un sujet qu’il connaît bien et affectionne particulièrement. Il dira d’ailleurs à ce propos qu’il aurait pu faire du Bourg d’Okourov un roman en dix volumes tant les petites villes de province lui étaient familières.
Gorki qui vit en exil à Capri depuis octobre 1906 a déjà publié Le Chant du pétrel (1901), Les Bas-fonds (1902) et La Mère (1906). Il est alors un écrivain célèbre en Russie et dans le monde pour ses œuvres engagées et sa participation à la révolution de 1905. L’écriture du Bourg d’Okourov intervient cependant à une époque à laquelle l’écrivain est en conflit avec une partie des dirigeants bolcheviks. Il soutient alors la théorie de la construction de Dieu, appelant à l’édification d’une religion de l’humanité plutôt qu’à la négation matérialiste de la foi promue par Lénine. Il participe également à cette époque, contre la volonté de ce dernier, à la création d’une école de propagande destinée à former la conscience politique des ouvriers russes invités à cet effet à Capri. C’est donc dans un contexte de tension et de distanciation vis-à-vis de la doctrine et des méthodes bolchéviques que Gorki écrit Le bourg d’Okourov

Gorki nous fait entendre la voix de plusieurs personnages mais finalement n’en privilégie aucun semble-t-il ? Pourquoi ?
JBG. Il semble que cela résulte précisément de l’intention de l’écrivain de dresser un tableau réaliste de la Russie provinciale telle qu’il la perçoit alors : avec humour et poésie mais sans noircir ou embellir les élites ou les démunis d’Okourov. En ce sens Le bourg d’Okourov peut être considéré comme une mise en garde contre la vision manichéenne des révolutionnaires quant à la nature humaine et la province russe. Il révèle également les doutes et les craintes de Gorki quant aux conséquences dramatiques d’un bouleversement révolutionnaire qu’il appelait pourtant de ses vœux.  

Quel retentissement a eu ce texte de Gorki en URSS ? Et aujourd’hui en Russie ?
JBG. Le bourg d’Okourov fut considéré par la critique de l’époque comme une œuvre charnière dans la production de Gorki, par laquelle il délaissait la vision engagée de ses écrits précédents pour une approche plus fine de la société russe et de sa complexité. Certains qualifièrent le récit d’œuvre réactionnaire révélant le socialisme incertain de l’auteur (ce dont se défendit Gorki). D’autres soulignèrent la qualité littéraire de son texte, le raffinement de son style de conteur et le caractère extrêmement vivant qu’il réussit à insuffler à ses personnages. La propagande soviétique s’efforça après sa mort de remodeler l’image de Gorki, d’effacer ses profondes contradictions, pour souligner le soutien qu’il apporta au régime notamment après son retour en Union soviétique au début des années 1930. Ses écrits extrêmement critiques de la révolution d’octobre et des dirigeants bolcheviks (réunis dans le recueil Les Pensées intempestives) ne furent pas republiés en Union soviétique.  S’il fut moins mis en avant que ses œuvres plus connues telles que La Mère, véritable canon du réalisme socialiste, Le bourg d’Okourov ne fut pas en revanche désavoué à l’époque soviétique et figure en bonne place dans la plupart des éditions soviétiques de ses œuvres choisies. Le récit était considéré comme une critique des milieux petits-bourgeois et des marchands de province, compatible avec la ligne officielle du régime. 

La superbe couverture que vous avez choisi pour Le bourg d’Okourov est un tableau de Boris Koustodiev – Province 1919 – hasard des recherches ou choix délibéré ?
JBG. Boris Koustodiev que connaissait et appréciait Gorki est l’un des grands peintres de la province et de la bourgeoisie russe. Il semblait naturel de s’orienter vers l’une de ses productions. Par ses couleurs vives et contrastées et sa composition, le tableau Province réalisé en 1919 illustre à merveille le décor et l’ambiance du récit : un bourg coupé en deux par une rivière, les élites passant sur la berge sous l’œil goguenard des plus démunis adossés à la rambarde du pont…  

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

[1] Au diable vauvert et Alatyr d’Evgueni Zamiatine, Éditions Verdier (2006) – Lauréat du Prix Russophonie pour la meilleure traduction littéraire du russe vers le français décerné par la Fondation Boris Eltsine ; Le Nègre violet d’Alexandre Vertinski, Louison Éditions (2017) ; Une nuit, un jour, une nuit de Dmitri Danilov, projet Moscou-Paris, Un compartiment pour trois, Salon du Livre (2018) ; Devouchki de Viktor Remizov, Éditions Belfond (2019) ; Leaving Afghanistan de Pavel Lounguine (2019) ; Gorki et ses fils – Correspondances, Éditions des Syrtes (2022) ; Le Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, Éditions des Syrtes (202

 Maxime Gorki
Le bourg d’Okourov
Traduit par Jean-Baptiste Godon

Editions Syrtes

Caroline Boissier-Butini, l’une des rares compositrices genevoises

Première en Suisse à avoir écrit six concertos pour piano et orchestre, la compositrice genevoise, Caroline Boissier-Butini, s’est produite avec succès dans les salons musicaux de Suisse romande et de Paris. Grande oubliée par l’histoire, la musicologue Irène Minder-Jeanneret lui rend justice dans une biographie fouillée.

Comment Caroline Butini s’est-elle forgé une réputation hors pair dans un contexte extrêmement restrictif ? Jusqu’en 1823 à Genève, les concerts sont rares, et les femmes cantonnées dans les chœurs. Accaparées par leurs divergences politiques, les élites de la république n’accordent que peu d’intérêt à la musique n’hésitant pas à transformer la salle des concerts en salle du conseil législatif.

Malgré ce désamour pour la musique, Caroline Butini n’abandonne pas pour autant sa passion. Quels sont ses maîtres, ses sources d’inspiration, ses compositeurs fétiches ? Curieusement la jeune femme ne révèle aucun nom. Sa mère assurément lui enseigne les rudiments du piano et décèle très tôt des dons exceptionnels chez l’enfant. Mais trouver à Genève un maître de réputation établie, alors que seule une poignée d’autorisations sont accordées, relève du défi.

Ses premières compositions

Si Caroline Butini rêve d’une carrière musicale ou d’études en médecine comme son père, elle devra vite déchanter. En ce début du XIXe siècle, le mariage est la destinée des femmes de son milieu. L’heureux élu sera Auguste Boissier qui fait partie des dix plus riches familles de Genève. Surtout, il joue du violon – un Stradivarius – et possède une belle collection d’instruments. Rien de tel pour la séduire : « Il me semble que je découvre en lui des éléments de mon bonheur. Je m’appliquerai toute ma vie à faire le sien ».

Homme de cœur, non conformiste, Auguste Boissier lui laisse toute latitude pour la pratique intensive de la musique, comme en témoigne son journal :

 « Hier, j’achevai mon entreprise. C’est un concerto en ut mineur, qui n’est ni chromatique et si triste que vous pouvez le croire. Ce ton mineur est un beau fond brun sur lequel j’ai tâché de jeter quelques fleurs. Le second est une espèce de chant national de je ne sais quelle nation, mais il est sorti bien vierge de mon cœur. Le troisième est une chasse. Le premier morceau du concerto est mineur, mais les deux autres sont en mi bémol ».

Tandis que sa notoriété de compositrice grandit, Caroline Boissier-Butini multiple les concerts privés. Gracieuse, en robe de satin à taille haute de style impérial, collier de perles et diamants, elle illumine de ses compositions les salons élégants de Genève, s’attirant même l’invitation inespérée de Joséphine de Beauharnais. En ce jour mémorable, elle interprète sa romance préférée Bala, dédiée à sa fille, Hortense de Beauharnais, reine de Hollande, autre pianiste talentueuse.

La révélation à Paris

Fin février 1818, le couple Boissier-Butini séjourne six semaines à Paris et court les spectacles. Opéras, concerts, récitals, une frénésie étourdissante qui sera révélatrice pour Caroline. Elle découvre la musique sacrée avec orchestre, un genre qui lui semble « le plus noble de tous », les cantates de Bach, les oratorios de Telemann. Lors des soirées musicales parisiennes, elle ose se mesurer aux pianistes les plus chevronnés de la capitale jouant ses propres compositions, parfois dans l’exaltation d’une atmosphère passionnelle survoltée. Consacrée par ses paires et grisée par le succès, elle s’estime désormais capable en se perfectionnant « d’asseoir une réputation de virtuose en six mois ».

Une musicienne au-delà des frontières

À Paris comme en Suisse, Caroline Boissier-Butini réussit à s’imposer dans un monde où les femmes compositrices se comptent sur les doigts d’une main. Malgré les préjugés et les difficultés à surmonter, elle poursuit sa vocation sans l’ombre d’un doute. Adulée par le public pour sa virtuosité pianistique, sa sensibilité créatrice, ses improvisations sublimes, elle n’aura hélas pas le temps de s’en réjouir, ni de s’en glorifier.

Une disparition tragique

Au sommet de son art, frappée par une attaque d’apoplexie dont elle se remet avec courage, elle est dévastée quelques années plus tard par un cancer du sein, aggravé d’une jaunisse qui lui sera fatale. La pianiste aux doigts de fée se retire prématurément à l’âge de cinquante ans laissant derrière elle des cœurs meurtris et des mélomanes attristés. Ainsi disparaît dans l’oubli l’une des rares femmes compositrices de son temps pour qui « la musique doit rimer avec émotion ».

Grande oubliée de l’histoire de la musique, elle réapparait aujourd’hui, plus vivante que jamais, grâce à la parution d’une biographie fouillée d’Irène Minder-Jeanneret et aux enregistrements de ses œuvres. Un vaste répertoire composé de six concertos pour piano et orchestre, sonates et variations multiples, qui sont autant de témoignages de son immense talent. Dans un monde où les compositrices sont toujours largement minoritaires, Caroline Boissier-Butini nous insuffle toute l’ardeur de sa passion.

Ann Bandle

Caroline Boissier-Butini (1786-1836),
Compositrice et pianiste genevoise
Irène Minder-Jeanneret
Préface d’Olivier Fatio
Postface de Laurence Boissier
Éditions Slatkine – 2021

 

 

 

 

Enregistrements sonores de ses œuvres de Caroline Boissier-Butin

 

Écouter le 1er mouvement de son Concerto no 5 pour piano et orchestre :

https://www.carolineboissierbutini.ch/index.html

Une divine de New-York à Saint-Moritz

Après Berthe Morisot, Romain Gary ou Clara Malraux, l’académicienne Dominique Bona raconte dans « Divine Jacqueline », avec élégance et subtilité, l’incroyable destin de Jacqueline de Ribes, muse et mécène proustienne. Femme moderne et bohème, elle osa — sacrilège incroyable pour les héritières de son monde — lancer sa propre entreprise, une maison de haute couture à plus de 50 ans ! À défaut d’empire, elle sut de New-York à Paris, en passant par Tokyo, imposer un style. Son style ! Et en Suisse aussi. Sportive émérite, longtemps la comtesse de Ribes dévala les montagnes de l’Engadine, en anorak de couleur vive, fuseau et lunettes noires. Retour sur quelques souvenirs tout schuss en techicolor.

« L’hiver, tous les hivers depuis qu’elle est enfant, Jacqueline de Ribes a rendez-vous avec la neige. Son grand-père (Olivier de Rivaud)[1] l’emmenait skier à Saint-Moritz quand ce sport en était encore à ses prémices. Elle avait cinq ou six ans, à ses premières descentes. Restée fidèle à la station de l’Engadine… elle y passe un ou deux mois chaque année : elle y séjourne au Kulm Hotel » et enchaîne avec le même enthousiasme, cours de ski, slaloms et godilles frénétiques sur les pistes, déjeuner en altitude au Corviglia Club. « C’est l’heure du vin chaud (pas pour Jacqueline de Ribes, qui ne boit que de l’eau), des éclats de rire, des fleurs esquissées. Ils se poursuivront le soir, à l’heure des cocktails, et plus tard encore à l’aube dans les boîtes de nuit de la station, aussi réputée pour ses pistes nocturnes que diurnes. »

Une vie de jet setteuse

Entre Marbella, Ibiza, Saint-Moritz ou Cervinia, bals masqués, grands dîners et galas de charité, la comtesse Jacqueline de Ribes, héritière d’une lignée aristocratique (née Bonnin de la Bonninière de Beaumont le 14 juillet 1929) remontant aux Croisades, muse des plus grands couturiers et photographes (Yves Saint Laurent, Oleg Cassini, Valentino, Jean-Paul Gaultier, Richard Avedon, Irving Penn, Cecil Beaton…) n’avait pas de quoi s’ennuyer. Pourtant cette aristocrate osa l’incroyable pour son monde, lancer à 53 ans, sa propre maison de couture. Malgré l’engouement pour ses créations, de sublimes robes du soir de forme classique et épurée et l’enthousiasme de ses paires, dont celui que lui manifesta son ami Yves Saint Laurent, après plus de dix ans d’efforts (et de pertes financières), la maison Jacqueline de Ribes dut fermer ses portes en 1995. À défaut de devenir une créatrice de mode à la tête d’un empire du luxe, la comtesse sut imposer en quelques saisons seulement de New-York à Tokyo, un style : son style.

Une icône consacrée

Un style reconnaissable entre tous pour le Metropolitan Museum of Art de New York  (MET) au point qu’il voulut être le premier en 2015 à organiser une grande exposition à la gloire de Jacqueline de Ribes, en y présentant une soixantaine de ses tenues de prêt-à-porter ou haute couture signées Yves Saint Laurent, Jean-Paul Gaultier, Pierre Balmain, Armani, Valentino ou bien sûr Jacqueline de Ribes elle-même.  

Une consécration pour le moins exceptionnelle ! Jusqu’alors, seul le grand couturier Yves Saint Laurent avait eu le privilège de voir de son vivant ses créations présentées au MET !

En 2017, Jacqueline de Ribes décidément devenue iconique, voit son portrait projeté sur l’Empire State Building à l’initiative du Harper’s Bazar. Le prestigieux et influent journal de mode américain qui fête alors ses 150 ans, veut en effet rendre hommage aux femmes les plus inspirantes qui ont fait la une du magazine. Naturellement les plus grandes stars hollywoodiennes comme Marylin Monroe, Elisabeth Taylor, Audrey Hepburn figurent bien sûr parmi la centaine de photos choisies ce soir, mais plus étonnant, la française Jacqueline de Ribes, au profil de pharaonne avec son cou de girafe, ses  grands yeux en amande, soulignés d’un trait noir, son nez long et sans défaut, photographiée par Richard Avedon, a été retenue.

Plus adulée à l’étranger qu’en France, la légende de Jacqueline de Ribes était elle déjà en train de s’écrire malgré elle ? En 2010, l’intéressée avait déclaré au magazine Vanity Fair que jamais elle n’écrirait ses mémoires. Pourtant la dernière reine de de Paris, qui fêtera ses 93 ans en juillet prochain, a ouvert ses archives personnelles et accepté de livrer ses souvenirs à  Dominique Bona. L’académicienne qui n’avait jusqu’ici conté que la vie de personnages illustres et décédés (Berthe Morisot, Romain Gary, Camille et Paul Claudel) posa toutefois comme condition préalable que son interlocutrice ne lirait pas le manuscrit avant la publication et la laisserait libre de sa prose. Sage décision, tant le monde de Jacqueline de Ribes semble s’évanouir à jamais.

Disparues ses amies les plus chères, Maria Callas, Maria Agnelli, Marie- Hélène de Rothschild qui faisaient les grandes heures d’une brillante café society de Rome à New-York en passant par Paris. Dispersées en partie aux enchères, les magnifiques collections qu’abritaient l’hôtel parisien des Ribes, rue de La Bienfaisance. Envolé le temps des dîners entre gens du beau monde servis par une cohorte de maîtres d’hôtel en gants blancs emblématiques d’un art de vivre à la française si sophistiqué. Un monde avec ses grandeurs, ses vacuités et ses cruautés. Un monde qui s’engloutit tel l’Atlantide. Un monde d’hier que Dominique Bona, biographe  de Stefan Zweig, a tenté de capter avec talent.

 Béatrice Peyrani

DIVINE JACQUELINE
DOMINIQUE BONA DE
L’Académie Française
aux Éditions Gallimard

 

 

 

[1] Olivier Rivaud de la Raffinière qui a créé l’empire industriel éponyme, en diversifiant avec succès dès avant la première guerre mondiale ses activités de la banque à la culture de l’hévéas, du caféier, au palmier à huile du Congo Belge à la Malaisie, en passant par l’Indochine…

Je suis aimantée par le Léman

Pour la peintre française expatriée à Zurich puis Genève, Gaëlle Mot, le Léman est devenu un ami, un confident de tous les instants. Il l’inspire chaque jour de l’aube au couchant, quelque soit la météo ou presque. Entretien avec une bretonne qui a succombé au charme des rivages lémaniques.

 

Comment travaillez-vous ? 
Gaëlle Mot : Je travaille habituellement dans mon atelier d’après des photos que j’ai préalablement prises lors de mes longues promenades sur les rives du Léman. Lorsque le temps et la météo me le permettent, je prends mon chevalet de campagne pour peindre sur le motif, mais cela et occasionnel.

Qu’est-ce qui vous inspire sur le lac?
Gaëlle Mot : 
Je suis inspirée par une multitude de choses. Les lumières et les reflets mais aussi les infinies variations de couleurs sont une grande source d’inspiration pour moi. L’eau est mon élément et je me noie dans la contemplation de sa vaste surface.

Qu’est-ce qui vous charme le plus sur le lac Léman ?
Gaëlle Mot : Je suis tombée sous le charme des Bains de Pâquis et de son plongeoir orné de sa magique poésie qui figure dans plusieurs de mes tableaux. Autre plaisir de la rade, je ne me lasse pas du ballet des mouettes genevoises…

Comment pourriez-vous définir l’âme / l’esprit du Léman ?
Gaëlle Mot : Pour moi, le Léman est magnétique, il attire et inspire les écrivains, les poètes, les peintres, les navigateurs, les nageurs, les touristes… Personnellement, je suis aimantée ! J’aime tout particulièrement le Léman dans sa quiétude des petits matins, lorsque nous pouvons y puiser paix et sérénité.

Parution en 2021 de Contemplations genevoises, recueil des tableaux genevois de Gaëlle Mot, agrémentés de poèmes contemporains, disponible dans l’atelier et sur le site de l’artiste.
Atelier-Galerie Rue Roi Victor Amé 8 à Carouge – sur RDV au 076 690 24 71 – www.gaellemot.com

Réalisé par Béatrice Peyrani.

La véritable histoire du tsunami sur le Léman



En 563, une vague gigantesque avale les rives du Léman. De Villeneuve à Genève, des dizaines d’habitants et de villages sont engloutis.

A l’origine de ce raz-de-marée dévastateur, l’effondrement d’un pan de la montagne, le Tauredunum, en Valais. En s’écrasant dans le lac, l’avalanche rocheuse souleva un mur d’eau d’une hauteur impressionnante. Faut-il croire à une légende, à des fabulations d’un autre temps? Carine Racine revient sur les faits et nous livre un récit tempétueux, peuplés de survivants, de familles déchirées qui pleurent leurs morts.

Sous les gravats, l’insoutenable

Parmi les rescapés, Sigéric et son frère cadet Salvius, pétrifiés. Le cataclysme a transformé leur vignoble en un champ de boue. Il ne reste plus rien des rangées de ceps, des jardins potagers qui cascadaient jusqu’au lac. L’horizon n’est que terre en désolation. Mais le plus effrayant est à venir. Trop près du rivage, leur maison s’est effondrée comme un château de cartes. Femmes et enfants ont péri sous les amas de gravats. Des silhouettes enlacées à jamais, meurtries, gisant dans la fange. Effroi, fureur et cris d’horreur. Ces images cauchemardesques et indélébiles hanteront leurs esprits. Alors, comment se relever des décombres, survivre dans l’ombre des disparus ?

Le réconfort de l’abbaye de Saint-Maurice

Le monastère de Lousonna (Lausanne), perché sur l’une des trois collines qui dominent le lac, offre un refuge salvateur, le temps d’un repos salutaire et d’une longue réflexion. Salvius, en proie au désespoir, s’engage dans la vie monastique à l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, réputé pour sa sévérité. Un besoin d’isolement pour apprivoiser sa tristesse… A l’inverse, son frère aîné, Sigéric, assoiffé de liberté, devient messager pour le comte Friedolphe. Il se sent prêt à braver les hordes de loups ou de sangliers, les attaques de brigands.

Bien que séparés, tous deux rencontreront Valia, une adolescente aux yeux bleu intense, au sourire lumineux. Deux nattes blondes relevées en diadème la parent d’un charme irrésistible qui fera voler en éclats leurs résolutions. Rescapée elle aussi, l’orpheline a fui Vernata (Vernayaz), échappant par miracle à l’invasion sanglante des Longobards, qui massacrent les villages avec une cruauté infâme. Ils connaîtront des aventures aussi captivantes que rocambolesques…

Le précieux manuscrit de Saint Marius

Le fond de la Bristish Library recèle parmi ses incunables la chronique de Saint Marius, évêque d’Avenches. Ce précieux manuscrit nous renseigne avec minutie sur l’ampleur du cataclysme «  la grande montagne de Tauredunum dans le diocèse du Valais s’écroula si brusquement qu’elle écrasa un bourg qui était proche, des villages et en même temps tous leurs habitants…» Plus récemment, les fouilles menées par les géologues ont permis de déceler des traces laissées au fond du Léman. Nul doute, ces témoignages attestent de la véracité des faits. Mais un tel drame pourrait-il survenir à nouveau? Certains scientifiques l’affirment, l’urbanisation et le réchauffement climatique sont préoccupants…

Ann Bandle

Carine Racine

La colère du Lémanus
Editions Cabédita
2021

 

 

La tragique odyssée des deux sœurs Livanos


Chalets avec toiles de maîtres à Saint-Moritz, joyeuses descentes de ski depuis le Piz-Nair ou le Piz-Corvatsch, soirées mondaines au Corviglia Club, rien ne paraissait trop beau pour les sœurs Livanos. De New-York aux pentes de l’Engadine, la planète entière semblait pour les deux héritières, un joli terrain de jeux. De quoi d’ailleurs auraient-elles dû s’inquiéter ?

Eugénie et Tina Livanos avaient presque tout : gloire et beauté.  Elles étaient les filles du riche armateur grec Stravos Livanos. Nées avec une cuillère d’argent, elles avaient vécu enfants, dans une grande maison à Londres, que la Café Society de l’époque fréquentait assidument. Élégantes et riches, le choix d’un gentil fiancé n’aurait pas dû être bien compliqué.  Et l’amour leur semblait promis.

Hélas, pour leur plus grand malheur, les deux sœurs choisirent d’épouser deux rivaux, deux armateurs, deux Grecs.

A 17 ans à peine, la cadette, Tina, succombe à la cour enflammée d’un certain Aristote Onassis. Petit et trapu, il n’est pas beau mais sait se faire charmeur. Il a fait fortune en achetant des Liberty-ships après la guerre. Chaleureux, volubile, cheveux gominés, Onassis aime les voitures de marque et les stars. Il envoie des gerbes de fleurs et de lettres d’amour à Tina, subjuguée, qui l’épouse en 1944.

En 1947, l’aînée des Livanos, Eugénie se marie avec Stravos Niarchos. L’ennemi juré d’Onassis : son concurrent le plus redoutable et que la presse surnomme avec admiration : the Golden Greek. Figure de la jet-set, Niarchos n’est-il pas si raffiné, cultivé et aimable ? Tout l’inverse de cet exubérant Onassis aux fréquentations pas toujours recommandables ! Niarchos fait lui partie du grand monde. Il est invité aux courses d’Ascot et a su se faire un joli carnet d’adresses dans l’industrie, la politique et même l’aristocratie européenne.

Sur mer, les deux milliardaires se sont toujours livrés à une compétition sans merci. En ville, ils se détestent.

La croisière s’amuse, mais…

Mariés aux sœurs Livanos, les deux beaux-frères s’affronteront désormais à coups de yachts plus luxueux les uns que les autres, de palais en châteaux, d’œuvres d’art en chefs d’œuvres, d’îles en paradis doré pour le plus grand malheur de leurs épouses !

Car derrière les sourires de façade, Tina et Eugénie, épouses esseulées et solitaires se réfugient dans les drinks, le champagne et les petites pilules miracle pour s’évader, dormir, maigrir, rester jeune.  Leur mariage bat de l’aile et le divorce ne sauve jamais un Grec, alors forcément la vie est tragique.

Stéphanie des Horts nous fait revivre la mythique croisière à bord du fameux Christina, où Onassis séduira Jackie et débarquera Maria Callas. Les couchers de soleil sur la mer Egée sont admirables, près d’Épidaure, les enfants n’ont pas de place dans la vie de ces grandes personnes bien trop occupées par elles- mêmes, mais bientôt le drame arrive.

Béatrice Peyrani

Les Sœurs Livanos, de Stéphanie des Horts, Le Livre de Poche

Sur les traces des pionnières de Lausanne


Philanthropes, pédagogues, lettrées, scientifiques… des femmes à l’esprit d’entreprise. Elles sont nombreuses et souvent méconnues. L’ouvrage « 100 femmes qui ont fait Lausanne » retrace leur parcours hors du commun et leur rend un vibrant hommage.

Évoquer leur trajectoire soulève inévitablement le contexte sociétal discriminatoire de l’époque. Rappelons qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, les femmes ne bénéficiaient pas des mêmes droits que les hommes, ni des mêmes conditions à l’éducation, à la citoyenneté et encore moins à des charges politiques. Malgré ces inégalités, nombre d’entre elles se sont distinguées grâce à leur intelligence, leur courage, et leur perspicacité. Elles ont cédé à leurs passions et fait preuve de talent. Leur action et leur réussite en sont d’autant plus méritoires.
S’appuyant sur des recherches historiques, l’ouvrage collectif « 100 femmes qui ont fait Lausanne » nous révèle les pionnières des combats féministes qui ont marqué la ville de Lausanne.

Les salonnières lausannoises : un rayonnement au-delà de la ville

Parmi les érudites du siècle des Lumières, citons Étiennette Clavel de Brenles, que Voltaire surnomme affectueusement « Madame la philosophe ». La reine de la scène culturelle lausannoise, femme d’esprit et savante, reçoit dans son salon à la rue de la Mercerie aussi bien les aristocrates que les théologiens. Fille de pasteur, à l’instar de son amie Suzanne Necker, elle entretient une correspondance abondante avec plusieurs personnalités européennes. Ses manuscrits, retrouvés ultérieurement, ont permis de l’identifier en tant qu’auteure de plusieurs écrits anonymes qu’en raison des mœurs, elle jugea préférable de ne pas signer.

Autre salonnière et diariste lausannoise, Catherine Charrière de Sévery. Née au château de L’Isle, elle épouse Salomon de Sévery et mène à Lausanne une vie très engagée et épuisante au sein de la bonne société. « Tenir son rang pour la noblesse implique une mise en scène de l’oisiveté … », une contrainte proche de la tyrannie, note-t-elle dans son journal. On croise dans son salon l’amoureux de Germaine de Staël, Benjamin Constant, la portraitiste Louise de Corcelles, l’historien anglais Edward Gibbon, ou encore Auguste Tissot, médecin aux pratiques innovantes qui attire autant de personnalités à Lausanne que la présence de Voltaire.

En 1786, Isabelle de Montolieu Polier de Crousaz, dont les parents sont des amis de Voltaire et de Rousseau, se hasarde dans l’écriture d’une intrigue sentimentale, Caroline de Lichtfield, avec succès. Ce best-seller, réédité une vingtaine fois et traduit en plusieurs langues, propulse sa notoriété. Quant à Germaine de Staël – fille de Suzanne Necker – elle excelle, elle aussi, dans ce genre littéraire en publiant quelques années plus tard Corinne ou l’Italie et Delphine. Son art de la conversation – qu’elle maîtrise avec brio – et ses pensées libérales ont fait du château de Coppet l’un des lieux les plus courus par l’élite intellectuelle de l’Europe.

Lausanne, capitale de la danse et de la musique

Plus tard, au tournant du siècle, l’horizon s’élargit et les initiatives féminines se multiplient. Les femmes sont à la source de l’éclosion artistique et musicale. Inventives et entreprenantes, elles se mettent en scène. Édith Burger et le chansonnier vaudois Jean Villard-Gilles ouvrent un cabaret « Coup de Soleil » dans le sous-sol de l’Hôtel de la Paix, Mathilde de Ribeaupierre fonde l’Institut Ribeaupierre et révolutionne l’enseignement du piano.
Avec l’arrivée de Mara Dousse, fuyant la Russie révolutionnaire, le ballet du Théâtre municipal prend un nouvel envol. Elle sera suivie par la danseuse étoile Élvire Braunschweig-Kremis, fille d’émigrés russes. Grâce à l’aide de son mari Philippe Braunschweig qui obtient le soutien de la prestigieuse Royal Ballet School, la star cofonde le Prix de Lausanne. C’est encore à elle que l’on doit l’installation de la troupe Béjart à Lausanne.

Des femmes de talent, trop souvent méconnues

Au fil du temps, de nouvelles perspectives professionnelles se dessinent. Les Lausannoises saisissent les opportunités et contribuent à l’essor de la société. Généreuse, la donation de Jenny Enning Cavin permet la construction de l’École de Cour, l’École de Villamont et l’École supérieure de jeunes filles. D’autres mettent à profit leur talent pédagogique au travers d’un engagement fort dans l’éducation. Militantes, scientifiques, politiciennes… quelles que soient leurs réalisations, toutes méritent d’être célébrées pour les combats menés, le chemin parcouru, car la route est longue…

Ann Bandle

100 femmes qui ont fait Lausanne
Illustrations : Hélène Becquelin

Direction de l’ouvrage : Joëlle Moret
Texte : Isabelle Falconnier
Documentation historique : Corinne Dallera, Ariane Devanthéry
Groupe de travail : Simon Affolter, Morgane Arrayet, Amélie Nappey-Barrail
paru aux Éditions Antipodes

 

 

> lire aussi : Lausanne, capitale mondiale de la danse 

La Suisse de Phidias


Et si Phidias, l’un des plus illustres sculpteurs grecs de la Grèce Antique revenait 2500 ans après sa mort, visiter le Musée Barbier-Mueller de Genève ?

C’est l’une des scènes les plus émouvantes du captivant roman de Julien Burgonde, qui sort ces jours-ci aux Éditions Plaisir de Lire.

Tout commence par la découverte en Grèce du sarcophage de Phidias, l’artiste phare de l’Acropole et d’Olympie. Au même moment, la tension est à sa comble entre les gouvernements de Londres et d’Athènes qui réclame la restitution des chefs d’œuvre du Parthénon, justement sculptés par le génial Phidias et détenus depuis 300 ans par le British-Museum.

Caisson de maturation

Branle-bas de combats, dans les hautes sphères diplomatiques de la Perfide Albion ! Comment gagner du temps ? Ou mieux s’il était possible de sculpter des vraies copies des précieux chefs d’œuvre  ? Mais qui pourrait le faire ? Sans doute, le seul Phidias ? Mais alors pourquoi pas le faire revenir sur terre puisque son sarcophage a été exhumé ? Mais par quel prodige ?

Les services secrets de sa Majesté ont un plan. Ils décident de dérober de nuit la dépouille de Phidias.  Les miracles de la reconstitution des génomes, les secrets des caissons de maturation et de la biologie moderne feront le reste. Pari osé et réussi, un magnifique Phidias en chair et en os, version 2021, recommence à sculpter dans les sous-sols du British Museum, sous l’œil de la belle Mélissa, la plus brillante historienne du British Museum et principale inspiratrice d’ailleurs de cette folle aventure. Mais peut-on tout contrôler dans la vie, surtout quand les apprentis sorciers entrent en scène ? Ce serait sans compter l’amour de Mélissa et de Phidias, qui tentent de reprendre la main sur leur destin. Revoir le Parthénon et la mer Méditerranée. Fuir et se cacher dans une île. Reconstruire son bonheur, comme on redessine une esquisse.

Des chapiteaux romans

Commence alors un incroyable road-movie culturel, de Londres, à la cathédrale d’Amiens, en passant par la basilique de Vézelay, puis direction la Suisse. L’occasion pour Phidias, à peine déconcerté par le luxe des grandes artères de la cité genevoise, de visiter une exposition du Musée Barbier-Mueller : « Phidias s’était arrêté devant une idole cycladique de la première période, vieille de plus de 3000 ans… En voilà déjà une que je connais bien… J’en avais une plus petite dans mon atelier… ». Regard enflammé, l’artiste semble apprécier aussi la découverte des chefs d’œuvre de l’ethnie africaine Senoufo. L’artiste le plus accompli de l’Antiquité avait visiblement décidé de s’approprier en quelques semaines, vingt siècles de l’Histoire de l’Art. Mais le temps presse. Les espions de sa gracieuse Majesté sont sur leurs trousses. Il faut quitter le musée et franchir le col du Grand Saint-Bernard, pour trouver asile en Italie, avant de s’échapper en Grèce. C’est là, où le roman policier basculera dans la tragédie grecque…

Béatrice Peyrani

Le retour de Phidias
de Julien Burgonde
Plaisir de Lire

 

 

 

La passion de la vie de Peter Brabeck-Letmathe


Pendant plus de dix ans, il a été le PDG du groupe le plus emblématique de la Suisse : Nestlé. Pourtant c’est son amour de la montagne et de la musique qui a rythmé sa vie et guidé ses choix. Retour sur le parcours d’un maestro de la vie…

Longtemps, il se leva de bonne heure pour réaliser son rêve d’enfant : devenir chef d’orchestre. Peter Brabeck-Lemathe est né en Autriche, le 13 novembre 1944, à Villach, une ville dévastée par les bombes et la guerre dans une famille modeste mais aimante. Son père livre l’essence des stations-service dans une Carinthie dévastée. Sa mère lui transmet l’amour de la montagne et des longues balades le long des lacs alpins. L’été, la famille sillonne la région en side-car, l’hiver, pour économiser le prix des remontées mécaniques, elle arpente les montées en peau de phoque pour ensuite redescendre en ski. La nature, la montagne, mais aussi la musique animent la vie de la maisonnée. Dès l’âge de six ans, Peter apprend le piano et se voit un jour à la tête d’un philarmonique. Pourtant maturité en poche et son service militaire accompli, le jeune homme déchante vite. Dès ses premiers entretiens à l’Académie de Musique de Vienne, il se rend vite à l’évidence, « privé de l’oreille absolue », il n’a pas les capacités requises pour aller jusqu’au bout de son ambition. « En écoutant les prouesses des autres aspirants musiciens, je compris que j’étais loin d’être aussi doué qu’eux, et je ne voulais surtout pas sombrer dans la médiocrité. »

Une expédition dramatique

Changement de cap pour le jeune garçon, qui s’inscrit à l’Université d’économie de Vienne. Après tout, ses nombreux remplacements durant les vacances de pompistes amis de son père s’étaient toujours bien passés.

Peter Brabeck-Letmathe avait au moins une certitude : la vente lui plaisait bien et il savait s’adapter à toutes les situations. Pour financer sa licence d’économie, il n’hésite pas à vendre des journaux, nettoyer les cuisines la nuit de grands hôtels, faire des livraisons, installer des rideaux. Bref, le jeune homme n’a peur de rien. Pas même de se lancer sans argent (ou presque avec seulement 5000 dollars pour toute son équipe!!!), avec quelques copains à l’assaut du Tirich Mir au Pakistan, un sommet de 7708 mètres. Cet été 1967, l ’aventure vire rapidement au cauchemar. A 6300 mètres, leur camp de base numéro 2 installé, faute de réserves de nourriture suffisantes, les amis jouent au poker le nom des deux camarades qui tenteront seuls le sommet. Peter perdra au jeu, rentrera au camp de base numéro 1, blessé, après une chute de 15 mètres, mais aura sauvé sa peau.

Malheureusement, ses deux amis eux ne reviendront jamais de leur expédition. Un choc pour Peter, qui comprend alors qu’en montagne la réussite n’est pas d’atteindre le sommet, mais de revenir sain et sauf. Un principe qui dictera aussi plus tard sa conduite dans les affaires. « Trop d’ambitieux veulent juste arriver au sommet, devenir le patron, mais ceux-là ne se préparent pas à la descente. Ils se concentrent sur la montée et quand ils sont arrivés tout en haut, ils sont seuls parce qu’ils ont laissé tout le monde sur le côté et ne savent pas dès lors comment redescendre, ils n’ont engagé aucune réflexion là-dessus.  Or, on ne peut pas rester tout le temps au pinacle. Un jour, il faut bien redescendre…Et bien, cette descente, il faut la préparer ! En gardant à l’esprit cette pensée, on va profondément changer sa gestion personnelle des événements et son rapport aux autres… ».

L’étudiant rescapé du Pakistan change de nouveau son braquet d’épaule : terminé, oublié, le projet d’un doctorat de sciences éco, il se lancera donc dans le négoce, mais pas question de renoncer à la montagne. Il a vu l’Himalaya, qu’à cela ne tienne il lui faut maintenant découvrir la cordillère des Andes.

Les Trente Glorieuses offrent toutes sortes d’opportunités à la génération de mai 68, à condition de les saisir. Peter épluche les petites annonces et tombe sur une offre de la société Findus qui affiche des ambitions internationales. L’Amérique serait-elle à portée de main ? Brabeck passe des tests aux ressources humaines de Findus, peu concluants. Hasard du destin? Le directeur général de la compagnie le rattrape au vol, car il se souvient d’avoir repéré le nom de l’infortuné candidat Brabeck dans les journaux autrichiens qui ont rapporté avec émotion la tragique équipée des jeunes gens du Tirich Mir. Le responsable de la société Findus lui propose un job au bas de l’échelle comme vendeur stagiaire. Brabeck devra vendre des glaces Findus et arpenter l’Autriche avec son camion frigorifique.

Ce sera le début d’une longue carrière de près de quarante ans chez Nestlé qui le mènera jusqu’au poste de PDG en 1997, fonction qu’il quittera en 2008, tout en restant président du conseil d’administration jusqu’en 2017. Quarante ans de vie chez Nestlé, où il n’aura jamais eu l’impression dit-il « de travailler ». Quarante ans de chantiers souvent inachevés affirme-t-il,   mais qui l’auront mené aux quatre coins de la planète du Chili à la Patagonie, de Pékin à Vevey et lui auront permis de croiser un grand nombre de chefs d’États et même de rencontrer le pape François. Sous sa houlette, Brabeck aura fait de Nestlé, un géant mondial de l’alimentation, de la nutrition et du bien-être (110 milliards de chiffre d’affaires, 340 000 salariés travaillant avec un million d’indépendants, 160 000 actionnaires).

Se mobiliser contre le gaspillage de l’eau

Visionnaire, l’intrépide dirigeant autrichien sera l’un des premiers PDG de multinationales, à s’engager activement contre le gaspillage de l’eau et pour une alimentation plus saine. Deux combats, où l’on n’a rien fait de concret peste-t-il mais qui reste dans sa ligne de mire, car s’il n’est plus le PDG de Nestlé, Peter Brabeck-Lemathe ne connait pas le mot retraite. Il se passionne pour les biotech et l’agriculture verte, y a investi et pris la présidence d’une fondation que le Conseil d’Etat, le Canton et la ville de Genève ont créée :  la GESDA (Geneva Science and Diplomacy Anticipator), qui essaie d’envisager quelles sont les technologies qui émergeront dans une dizaine d’années. Quant à ses récentes épreuves personnelles, un cancer de la lymphe, puis la Covid 19 qui l’a frappé en 2020 et l’a conduit au CHUV de Lausanne en réanimation, elles n’ont en rien entamé son énergie. Longtemps, Monsieur Brabeck entend se lever… tôt.

Béatrice Peyrani

 

Ascensions
Peter Brabeck-Letmathe
Editions Favre

2020

Le goût d’une vie meilleure

Dans son roman « La Vie suprême », Alain Bagnoud revient sur l’affaire du faux-monnayeur Farinet : homme de mérite ou imposteur ? Depuis 1873, le mythe a fait couler beaucoup d’encre. Décryptage.

A son arrivée dans le Val de Bagnes, Farinet soulève la suspicion des habitants. Des histoires sur un faux-monnayeur se propageaient dans la vallée et alimentaient les rumeurs. Un homme blond, de belle allure, était recherché pour avoir fabriqué de la fausse-monnaie.
Si l’inquiétude gagnent les villageois, la perspective de s’enrichir emballe les esprits. Farinet promettait des sacs de pièces à ses complices.

Saisir sa chance

Une bénédiction pour Stéphane Besse, arrière-arrière-grand-père de l’auteur, prêt à risquer sa liberté pour sortir de la misère. Il attendait cet instant depuis longtemps. « Quelque chose allait venir, et à ce moment-là, il saisirait sa chance, chacun en avait une dans sa vie, il ne la laisserait pas passer ».

Né dans une famille sans terre, sans fortune, hormis un jardin portager, Besse doit sa survie à un combat continuel. L’été dans les alpages, l’hiver à louer ses services pour des travaux pénibles et mal payés, il ne mangeait pas à sa faim. Mieux traité cependant que son petit frère, placé très jeune comme domestique parce que la nourriture manquait. L’enfant dormait dans un cagibi sur un lit de paille et travaillait dix-huit heures par jour.

L’engrenage des inégalités

A travers l’histoire de Farinet, Alain Bagnoud décrit la réalité implacable d’une autre époque. Au cœur de ce milieu montagnard, où chacun se connaissait, les inégalités étaient la règle. Les familles au bas de l’échelle sociale ne pouvaient espérer une quelconque amélioration, ni accéder à l’éducation scolaire. Les alliances étaient liées à la fortune, les gens aisés restaient entre eux. Alors Farinet et ses promesses de pièces avait attisé les envies de certains.

Désillusion et disgrâce 

En se liant avec Farinet, Besse y voit la chance de sa vie pour en finir avec la misère, les jours sans lendemain, et « se réjouir de la lumière du sous-bois, des insectes qui dansaient dans les rayons de soleil, des reflets argentés sur la surface de l’eau…». C’est lui qui aura le courage de commander le métal argentin et de transporter la machine en fonte avant d’être emprisonné, trahi par les complices et lâché par Farinet, en fuite.

Au fil du temps, Farinet se voit gratifié du noble dessein d’avoir voulu enrichir les pauvres et devient un héros. Alain Bagnoud revisite la légende et nous dévoile un homme manipulateur, qui vivait aux crochets de ses complices et abusait des femmes. Pas très glorieux… mais passionnant !

Ann Bandle

La Vie suprême
Alain Bagnoud

Editions de l’Aire, Vevey, 2020
Distingué par le Prix Edouard Rod 2020

L’amour de l’Engadine



Damier a lu « J’irais nager dans plus de rivières » de Philippe Labro. 
Un livre magnifique, une ode à la vie, où la Suisse chère au cœur de l’auteur n’est pas oubliée.

Le chant nocturne d’un torrent de montagne du côté des lacs de Sils-Maria, la quiétude de l’Engadine avec la main de Françoise, sa femme, celle qui a transformé sa vie et fut sa rencontre miraculeuse, Philippe Labro ne les a pas oubliés et leur rend hommage avec tendresse et délicatesse dans « J’irai nager dans plus de rivières ». Depuis plus trente ans, cet écrivain, cinéaste, patron de presse et parolier des plus grands  nous enchante avec ses romans, tous presque devenus déjà des classiques étudiés en classe : « L’Étudiant étranger », « Un été dans l’Ouest », « le Petit Garçon », « Quinze ans », …De même, il nous avait raconté le Paris des années 50, la découverte de l’Amérique, l’arrivée à France Soir… mais n’avait jamais en réalité dévoilé les passions, les amitiés, les amours du grand patron de presse qu’il est devenu dans les années 90.

Des chansons pour Johnny

Ah la belle vie pourrait-on dire au fil des 300 pages. Des rencontres avec le cinéaste Jean-Pierre Melville, les acteurs Yves Montand et  Jean-Louis Trintignant, le patron de France Soir, Pierre Lazareff, l’écrivain Tom Wolfe, le musicien Serge Gainsbourg,  Mag Bodard, la productrice inspirée des Parapluies de Cherbourg, Labro se souvient de tout. De Fabrice Luchini, à 16 ans, jeune coiffeur chez Alexandre qui lisait Nietzsche qu’il fit débuter au cinéma dans « Tout peut arriver », de Johnny Hallyday l’ami de toujours, pour qui Labro écrivit de nombreuses chansons (dont l’inoubliable « Oh ma jolie Sarah ») et qu’il voulut voir encore -une toute dernière fois- au funérarium du Mont Valérien.

Philippe Labro se souvient de Pompidou, Giscard, Chirac, et tous ces nombreux Very Important People qu’il raccompagna plus tard à la sortie des studios de RTL. Les studios RTL n’existent plus rue Bayard et la France que nous raconte Labro n’est plus tout à fait la même. Raison de plus pour plonger dans « J’irais nager dans plus de rivières ».

Béatrice Peyrani

Pour l’amour de La Dame aux Camélias



À l’origine de la Traviata, l’opéra le plus joué au monde, le roman d’Alexandre Dumas fils : « La Dame aux Camélias », inspiré de sa propre liaison avec la belle courtisane, Marie Duplessis. 

Rose Alphonsine Plessis, plus connue sous le nom Marie Duplessis, connaît la misère dès son plus jeune âge. A 14 ans, abandonnée par sa famille, elle travaille comme blanchisseuse dans la capitale française, un emploi qui ne permet pas de survivre sans le secours de ses proches. Sa merveilleuse beauté – un teint de porcelaine, des cheveux noir ébène, le sourire éclatant, la taille haute et excessivement fine – est remarquée par un débaucheur qui l’installe confortablement et parfait son éducation lacunaire. Elle vit désormais dans un bel appartement. On l’aperçoit à l’intérieur d’un élégant coupé bleu attelé de deux chevaux, ou dans sa loge à l’opéra. La somptueuse assiste à toutes les représentations, aux bals et aux orgies, toujours fleurie de ses camélias blancs ou rouges. En peu de temps, elle s’est transformée en une femme cultivée et raffinée, courtisée par le Tout-Paris. Les cœurs flambent! Balzac, Alfred de Musset, Franz Liszt, qu’elle aima au-delà de tous, et… Alexandre Dumas fils : « Plus je voyais cette femme, plus elle m’enchantait. Elle était belle à ravir. Sa maigreur même était une grâce. J’étais en contemplation. Ce qui se passait en moi, j’aurais peine à expliquer. J’étais plein d’indulgence pour sa vie, plein d’admiration pour sa beauté. »

L’illusion du bonheur

Dans le récit, Marie Duplessis apparaît sous les traits de la fictive Marguerite Gauthier. Elle est au plus haut de sa prestance lorsque qu’Armand Duval, comprenez Alexandre Dumas fils, tente d’intégrer le cercle des élus de la courtisane. Après avoir été dédaigneusement éconduit, il parvient à ses fins jouant la carte de l’amour profond, promesse de mariage à l’appui, tout en exigeant qu’elle renonce à ses richissimes amants. Elle consentit cependant à passer l’été avec lui à la campagne, un acquiescement qui le transporta de joie, convaincu qu’elle l’aimait «puisque ma fortune était insuffisante à ses besoins et même à ses caprices. Il n’y avait donc eu chez elle que l’espérance de trouver en moi une affection sincère… »  L’histoire serait banale si elle ne reflétait pas la société de la Belle Époque du XIXème siècle, ses us et coutumes, ses inégalités et ses misères. Un engrenage infernal et destructeur. Lourdement endetté et sous la menace de son père, Armand Duval sera contraint de renoncer à sa passion : « Je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous voudriez ».

Un nuage pulmonaire

Malgré sa déception et son abattement, Marie Duplessis renouvelle avec son passé de demi-mondaine. Elle est de toutes les fêtes, s’épuise à briller sans parvenir à convaincre. Ses anciens amants la délaissent pour d’autres courtisanes. En revanche, les créanciers se pressent à sa porte. A bout de force, sa santé s’altère de plus en plus, de violentes quintes de toux l’étouffent, le sang jaillit, ses lèvres sont teintées de rouge… elle ne se relèvera plus. A 23 ans, Marie Duplessis s’éteint, seule, et dans la misère la plus complète.

Ému aux larmes, Alexandre Dumas fils sort sa plume et, en l’espace d’un mois, immortalise sa très aimée Dame aux Camélias.
Il publie le roman en 1848, devenu depuis mythique.

Ann Bandle

Opéra Garnier : La Traviata

Teatro alla Scala : La Traviata

Grand Théâtre de Genève : La Traviata

Lewis et Irène



Damier continue sa série « Relisons nos classiques ». L’occasion de redécouvrir « Lewis et Irène », le premier roman écrit par Paul Morand en 1924. Une écriture qui danse comme un charleston, un homme et une femme d’affaires, un duel à la vie à la mort…

Lewis, jeune financier volage et ambitieux, à la tête de la Franco-Africaine a renoncé à tout, y compris ses affaires pour épouser la belle Irène, son double féminin. Il a rencontré en Sicile la banquière qui représente la vénérable Société Apostolatos. Il venait y acheter des mines. Elle aussi. Lewis rafle l’affaire. Il croit gagner la première manche. Il regagne Paris, le rachat des mines en poche, mais désenchanté et solitaire. Le ciel trop bleu de l’île l’aurait-il perturbé, lui le joueur impénitent ? Et pourquoi depuis son retour cette petite phase de Pascal lui trotte-t-elle sans cesse dans la tête ?  « Le premier effet de l’amour est d’inspirer un grand respect. » Cela le fit rire, puis lui donna à réfléchir.

Lewis devait s’y résoudre, il ne peut pas oublier Irène. Mais enfin, il pensait à elle, « comme à une société concurrente. », voulait-il croire. Il devait pourtant se rendre à l’évidence. Elle « avait cette belle couleur terre cuite des peaux méditerranéennes, alors que lui n’était encore que le barbare aux chairs blêmes. » Elle n’était pas seulement belle, mais unique.

Swinging London

Comme un malheur ne vient jamais seul, les mines siciliennes donnent mystérieusement du fil à retordre à Lewis.  « Les problèmes de main d’œuvre se compliquèrent…les syndicats exigeaient des salaires tels que nulle exploitation n’était possible. Les bureaux de l’émigration, la presse locale, les Municipalités…les délégués de la Mafia eux-mêmes, pour une fois semblaient d’accord, ligués contre l’entreprise Française. Une seule solution pour sortir de ce fiasco ? Aller à Londres, revendre l’affaires aux Apostolatos. Bien sûr Irène est là, elle signera le rachat. C’est elle qui remporte la seconde manche. Mais le jeu est-il plus subtil ? Irène s’en défend à son tour, puis finit par se rendre elle aussi à l’évidence. Irène aussi aimait Lewis.

Ils se marièrent donc, séjournèrent quelque temps en Grèce et résolurent de vivre leur amour à Paris, à 100%.  Ils étaient pourtant si différents. Lui, un pessimiste optimiste. Elle, une optimiste pessimiste. Lui un self made man. Elle, une héritière combattive.

« L’oisiveté est la mère de tous les vices, mais le vice est le père de tous les arts », écrit Paul Morand. Pour tromper la monotonie du temps, Irène et Lewis allèrent donc visiter les musées de Paris. De tous ceux qu’elle préférait, « c’était le musée de la Marine, à cause des voiliers. Elle n’avait aucune idée de l’art. Elle vivait volontiers parmi les choses laides… ». Elle connaissait peu la peinture européenne et ne s’enthousiasmait pas pour la haute cuisine à la française. Ensemble du matin au soir, au fil des mois, pour Irène et Lewis, l’amour commençait à devenir ennuyeux.

Une prison gothique

Un quotidien sans travail ? Ce n’était sans doute plus supportable, pour une femme et un homme de cette trempe. Irène reprend en cachette ses activités de femme d’affaires. Lewis se disperse et reprend non sans mal la direction de la Franco-Africaine, où contrairement à Irène à la société Apostolatos, il n’avait ni amis, ni famille. Qui gagnera cette fois le dernier acte ?

Écrit en 1924, le premier roman de Paul Morand n’a pas pris une ride et se lit avec plaisir. Les formules de l’auteur sont aussi drôles que brillantes : Westminster ? « cette prison gothique d’où sont sortis toutes nos libertés ? ». L’amitié entre hommes ? « Vous savez ce que les femmes en pensent : cela fait de l’ombre sur leurs robes.  Les femmes ? Indispensables « pour voyager surtout. C’est là qu’elles sont les plus agréables, toujours plus souriantes qu’ailleurs. »  Né en 1888, lauréat du concours des Ambassades en 1913, cet amateur de vitesse (il posséda plus de 80 voitures différentes), sportif effréné, un brin misogyne, qui n’a pas son pareil pour décrire en quelques mots le cynisme, le désarroi et la solitude de deux êtres davantage à l’aise pour faire des affaires ensemble que pour s’aimer a publié plus d’une centaine de livres. Il a été l’un des auteurs les plus célébrés et admirés des années 30. Mais sa collaboration au régime de Vichy et son éphémère poste d’ambassadeur de France à Berne ont entraîné sa révocation de l’Administration française et les foudres tenaces du Général de Gaulle, qui n’oubliera jamais que Morand ne l’a pas rallié à Londres en 1940 alors qu’il était en poste à l’ambassade de France et aurait pu lui faciliter de nombreux contacts dans les milieux diplomatiques et industriels britanniques. Morand connut un long purgatoire au panthéon des écrivains, il tenta de se faire oublier en s’exilant plusieurs années à Vevey, avant de se voir élu en 1968 à l’Académie Française. Il est mort en 1976, non sans avoir laissé une longue série d’ouvrages à relire, comme tout particulièrement comme son magnifique « Venises ».

Béatrice Peyrani

Paul Morand, Lewis et Irène

 

Dans l’œil de Vivian Maier


Une vie à photographier, sans même développer – faute de moyens – la plupart de ses clichés… C’est l’histoire de Vivian Maier, dont le talent nous est révélé posthume.

Cent mille négatifs, planches-contacts, films documentaires et enregistrements audio, amassés pêle-mêle dans un carton, s’envolent aux enchères pour la modique somme de quatre cents dollars. L’acquéreur, John Maloof, est un jeune agent immobilier. Il ne réalise pas dans l’immédiat l’incroyable richesse du contenu. Un témoignage poignant de l’Amérique de la seconde moitié du 20ème siècle. Autant de visages qui interrogent, de bâtiments historiques démolis, d’instants saisis sur le vif, des clichés qui ne cessent de l’intriguer. Qui était Vivian Maier, cette mystérieuse photographe dont personne n’avait attendu parler ?

Entre New-York et la France

Dans son récit « Une femme en contre-jour », Gaëlle Josse nous dresse un portrait émouvant de Vivian Maier qui remonte à sa petite enfance. Née en 1926 à New-York, de mère française et de père austro-hongrois, la fillette subira crescendo les difficultés, les violentes disputes, les drames et la séparation de ses parents. Deux émigrés qui se sont rencontrés au pays de tous les espoirs, de tous les rêves… se sont aimés avant de se déchirer face à la dure la réalité d’un monde sans pitié. Désormais, Vivian habite seule avec sa mère dans le Bronx. Mère et fille survivent péniblement grâce à quelques âmes généreuses. Comment échapper à cette misère ? En 1932, elles embarquent à New-York pour un retour en France. Pour Vivian, la perspective de quelques années heureuses, enfin ! Hélas, rien ne dure, et le 1eraoût 1938, elles traversent l’Atlantique dans le sens inverse, sans un sou et la peur du lendemain.

Sur les rives du lac Michigan

« Ce lac, comme une mer. On ne voit pas l’autre rive. Et si c’était la mer ? » C’est sur ses rives, à Chicago précisément, que Vivian pose ses valises. Elle aime l’air vivifiant, les escapades, les errances. L’allure androgyne, sans la moindre coquetterie, elle arpente les rues sordides, les quartiers des marginaux, son Rollei autour du cou. L’œil toujours en éveil, elle saisit tout ce qui l’émeut, l’attire, la subjugue ou la bouleverse, « elle possède ce sens du détail qui dit tout d’une histoire… ». Surtout, elle compte sur elle-même, ne se marie pas, n’a pas d’enfants, pas d’amis non plus. On l’a dit pourtant sociable…
Mais elle doit travailler pour survivre. L’opportunité se présente dans une famille de la banlieue de Chicago qui l’engage pour garder leurs trois garçons. Vivian trouve mille façons de les amuser, de les intéresser à la vie au dehors, sans lâcher son Rollei. Elle sera leur Mary Poppins.

Incurable pauvreté

Les dernières années de sa vie, la misère rôde à nouveau. Recluse dans une triste solitude, elle n’a plus d’argent. Le photographe de son village refuse de développer ses photos. Elle insiste à plusieurs reprises, en vain. Les bobines s’amoncellent. Malgré tout, elle photographie toujours avec la même passion. Sans le secours des enfants (devenus adultes), qu’elle gardait autrefois et qui n’ont jamais abandonné leur nounou, elle aurait fini ses jours dans la rue.
Et voilà qu’un après-midi de décembre, Vivian Maier glisse sur une plaque de verglas, au bord du lac de Michigan, ce lac qu’elle admirait tant. Sa tête heurte violemment la glace, elle ne se relèvera plus : « Je suppose que rien n’est censé durer éternellement. Nous devons faire de la place pour d’autres personnes… » avait-elle écrit. A-t-elle seulement eu conscience de son talent?

La révélation posthume

Une exposition organisée par John Maloof au Centre culturel de Chicago la révèle au monde entier. Le succès est phénoménal !  On se bouscule, on s’émerveille, on s’extase… Vivian Maier, inconnue de son vivant, devient une célébrité égale aux grands photographes. « Insoluble secret d’une existence, terrifiante solitude d’une femme dont le geste photographique, le geste seul donna un sens à la vie, la sauva peut-être du désespoir » analyse finement l’auteur. L’histoire de la photographe de rue ne fait que commencer…

Ann Bandle

Gaëlle Josse
Une femme en contre-jour
NOTAB/LIA – Les éditions Noir sur Blanc, 2019

La Gloire de mon père


Après deux mois de confinement, la Provence vous manque, tout comme le chant des cigales. Plongez dans « La Gloire de mon père » de Marcel Pagnol et vous serez transportés dans le Pays d’Aubagne, sous le soleil très exactement. Un régal…

 « Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers ». Ainsi commence « La Gloire de mon père », de Marcel Pagnol. L’amour de la Provence, la poésie, l’humour, la nostalgie, la tendresse, la simplicité. Le Garlaban est une montagne et de mémoire d’homme, personne n’a jamais vu une colline entourée de chèvres !

Mais la phase sonne si bien, l’image si vivante que le lecteur est déjà transporté dans la garrigue odorante des thyms et farigoulettes en fleurs. En à peine deux lignes, tout ce qui fait le sel et le plaisir de lire ou de relire l’écrivain affleure déjà.  Auteur de pièces de théâtre à succès (Topaze, Marius, Fanny), pionnier du cinéma parlant (avec les mémorables chefs d’œuvres, César, La Femme du boulanger, Le Schpountz, la Fille du Puisatier…), Marcel Pagnol a écrit ses souvenirs d’enfance, à l’âge de 62 ans, alors qu’il était couvert de succès et de gloire. Depuis dix ans déjà, il siège à l’Académie Française, parmi les immortels.  La Gloire de mon père et le Château de ma mère, qu’il publie la même année, en 1957, lui attire la correspondance et l’admiration de milliers enfants au point que Marcel Pagnol, parait-il, pour ne pas choquer ces petites âmes innocentes (et peut être aussi pris par trop de projets) préféra retarder la publication Le Temps des amours, qui ne furent édités finalement qu’à titre posthume. Belle délicatesse d’une autre époque !

Un guéridon merveilleux

Pourtant mieux vaut ne pas ne pas s’y méprendre : La Gloire de mon père n’est pas seulement un livre pour enfants. C’est un roman qu’on a plaisir à lire de 10 à 100 ans. L’histoire raconte les premières années de Marcel. Mi autobiographiques, mi-romancées sans doute aussi.  La naissance à Aubagne, les premières années à l’école communale de Marseille, où son père Joseph est nommé instituteur titulaire en 1900, le Parc Borély où sa tante Rose l’emmène faire du vélo et lui présente Jules, qui deviendra bientôt pour Marcel le charismatique oncle Jules, catholique fervent, à l’accent rocailleux du Sud Ouest.

De quoi alimenter de belles discussions avec Joseph, hussard de la République et laïc impénitent. Mais pour le plus grand bonheur de tous et la santé fragile d’Auguste (la maman de Marcel), Jules, Rose et Joseph savent faire taire leurs divergences d’opinion pour ne garder que le bonheur d’être ensemble. Ils décident de louer en commun une grande maison au- dessus d’Aubagne et en direction d’Aix : La Bastide-Neuve. Une villa où ils pourront passer les grandes vacances, celle de Noël et de Pâques. Louée vide, la maison doit accueillir une belle cargaison de meubles achetés chez un brocanteur et que Joseph et Marcel ont retapée avec soin durant des mois. « Chaque soir, à six heures, je sortais de l’école avec lui ; nous rentrions à la maison en parlant de nos travaux et nous achetions en chemin de petites choses oubliées : de la colle de menuiserie, des vis, un pot de peinture… ». Augustine émerveillée ne se lasse pas d’admirer la beauté du guéridon, de la commode et des autres merveilles que le père et le fils ont rafistolés avec autant de talent que d’amour.

Une eau limpide et fraîche

Enfin, le moment tant attendu arrive. La petite troupe se met en mouvement pour gagner la villégiature. Une véritable expédition. Il faut prendre le tramway puis marcher plusieurs heures. Le déménagement lui est acheminé par une charrette conduite par un mulet et un paysan du coin. Les chemins sinueux s’aventurent entre deux murailles de pierres cuites sous un soleil ardent. Mais le goûter est joyeux : pain craquant et doré, saucisson et l’orange désaltérante à souhait. Augustine trouve la route longue, à pied.

Comment feront-ils quand il faudra amener des provisions ? « Nous sommes trois hommes » répond le petit Paul, « Maman, tu ne porteras rien », assure le jeune garçon, tandis que Joseph jure mordicus qu’avec le progrès prévisible, le tramway arrivera bien dans moins de six mois à La Croix, c’est-à-dire à moins d’une heure de marche de leur point de destination.  A la prophétie paternelle, Marcel voit déjà jaillir les rails de l’herbe et le grondement du tramway.

En attendant, les vacanciers font taire leur impatience et admirent le petit village de la Treille qui apparait enfin. Ils touchent presqu’au but.  « Alors commença la féerie et je sentis naître un amour qui allait durer toute ma vie. Un immense paysage en demi-cercle montait devant moi jusqu’au ciel », écrit Marcel Pagnol. La Bastide Neuve est en vue. La bâtisse « qui était neuve depuis bien longtemps », est en fait un petit mas à demi caché par un figuier dans un désert de garrigue, un peu rustique.  Mais c’est l’asile des grandes vacances, de la liberté et de la fraternité.  La maison a le luxe incroyable pour l’époque (autour de 1904) d’avoir l’eau courante. « Je ne compris que plus tard, le miracle de ce robinet : depuis la fontaine du village jusqu’aux lointains sommets de l’Etoile, c’était le pays de la soif : sur vingt kilomètres, on ne rencontrait qu’une douzaine de puits… », raconte Marcel Pagnol. Des puits dont la majorité étaient à secs dès le mois de mai. C’est dire, si la villa louée par la famille de Marcel fait figure de villa extraordinaire, avec « son Robinet du Progrès » !  Les dîners sous la treille éclairée par la lampe à pétrole, les douches au jet d’eau sur la terrasse, les parties interminables d’indien avec son frère Paul et même l’insupportable dictée pour cause de mauvais temps enchantent les estivants.  Un jour toutefois, Marcel suit en secret son père et son oncle partis chasser.  La journée sera mémorable. Pagnol s’en donne à cœur joie pour nous raconter le silence de la colline, le bleu très vif d’oiseaux étincelants, les gorges abruptes… Marcel se perd et se retrouve dans la garrigue. L’aventure le fera grandir et « surprendre son père en plein flagrant délit d’humanité ». Il ne l’en aima que davantage et se mit à chanter au soleil.

Béatrice Peyrani

A télécharger

 

 

Pour l’amour des livres

Des premières lueurs de sa Bretagne natale à ses voyages à travers le monde, Michel Le Bris nous parle de ses livres coup de cœur, chinés dans ses librairies favorites, et nous révèle un insatiable appétit littéraire! 

Au bord du gouffre, sorti d’une salle de réanimation et encore endolori, Michel Le Bris souffre le martyre, ses jours sont comptés, il en est persuadé. Surtout, sa vision brouillée l’empêche de lire, insoutenable pour l’auteur prolifique, qui voit sa vie perdre tout son sens. Brusquement, tout s’écroule. Comment vivre sans écrire, sans l’amour des livres… « j’étais mort, pas physiquement peut-être, ou pas encore, mais comme écrivain ».

L’urgence de se raconter est né de cette frayeur-là. Peu à peu, l’esprit s’est reconnecté et les mots ont retrouvé leur maître. Sans eux, « je ne serais rien » avant de renchérir « je leur dois tout ». Pour l’amour des livres sera donc une déclaration sincère, une reconnaissance envers ceux qui l’ont aidé. Sa mère tout d’abord qui, en récompense de ses bons résultats scolaires, l’amena dans une librairie à Morlaix. Pour l’enfant s’ouvrait alors « la porte des merveilles ! ». Puis, il y a eu la générosité d’un instituteur qui lui donna accès – cadeau inestimable – à sa propre bibliothèque, sans restriction aucune, une vraie délectation pour ce jeune dévoreur de livres.

Sur les pas de Michel de Bris

Depuis son enfance dans le petit bourg de Plougarnou en Bretagne jusqu’aux confins de ce qu’il nomme le « Grand Dehors », les voyages de Michel de Bris ont toujours eu pour horizon les plus belles bibliothèques – au sommet l’ancienne Library of Trinity Collège à Dublin – et les librairies hors du commun. À Londres, il chine abondamment à Charing Cross, où s’agglutinent les incontournables enseignes de livres rares, pour repartir ruiné par l’acquisition des œuvres complètes de Joseph Conrad et de Robert Stevenson, ses auteurs de prédilection. « Vous devez envisager de faire jeûne un moment pour amortir le désastre financier », tempère-t-il, enivré par l’odeur du papier et des reliures en cuir. Loin d’être assouvi par une telle frénésie, il nous entraîne à Bruxelles à la Librairie Pêle-Mêle, royaume des livres d’occasion. Là, s’entassent à perte de vue des piles de pépites dans un désordre aléatoire. Avec patience et ténacité, on peut mettre la main sur l’improbable fascicule, le volume tant recherché. « Vous en ressortez hagard avec des airs de hibou empoussiéré » avertit Michel de Bris. Ce fin connaisseur partage aussi quelques adresses de libraires géniaux outre-Atlantique. Il a ses habitudes à Los Angeles et à San Francisco… On a hâte de retrouver la liberté.

L’amour de la littérature

Au-delà de ses errances littéraires, Michel Le Bris, tour à tour romancier, éditeur, philosophe, multiplie les initiatives autour du livre, sans lâcher l’écriture de ses propres ouvrages. Cet amour inconditionnel donnera naissance au lancement de collections de grands auteurs oubliés et à la création du festival Étonnants Voyageurs. Mais hélas, on ne le croisera pas cette saison dans les ruelles de Saint-Malo dont la trentième édition vient d’être annulée ! Un crève-cœur pour le romancier qui restera, nul doute, sur sa faim. En ces temps de bouleversements, on veut croire plus que jamais à sa devise « Nous sommes plus grands que nous ! »

Ann Bandle

Michel Le Bris
Pour l’amour des livres
Editions Grasset
Disponible également en numérique

La Méditerranée de Fernand Braudel


Jeune professeur d’histoire en 1939, il devait écrire sa thèse sur la Politique étrangère de Philippe II en Méditerranée au XVIème siècle. Mais la vie et la guerre en ont décidé autrement. Après la débâcle française, Fernand Braudel est fait prisonnier en Allemagne pendant cinq ans.  Il réussit grâce à sa seule et prodigieuse mémoire à rédiger ce qui allait devenir non plus un ouvrage sur les conquêtes du roi d’Espagne au XVIème siècle, mais un livre sur La Méditerranée, Philippe II devenant lui seulement une figure de second plan derrière la « mare nostrum ».

« Dans ce livre, les bateaux naviguent ; les vagues répètent leur chanson ; les vignerons descendent des collines de Cinque Terre, sur la Riviera génoise ; les olives sont gaulées en Provence et en Grèce ; les pêcheurs tirent leurs filets sur la lagune immobile de Venise ou dans les canaux de Djerba ; des charpentiers construisent des barques pareilles aujourd’hui à celles d’hier. Et cette fois encore, à les regarder nous sommes hors du temps. Ce que nous avons voulu tenter, c’est une rencontre constante du passé et du présent », prévient l’historien dans laquelle les personnages centraux ne sont plus des rois, des guerres et des événements politiques…mais la mer d’Homère, ses montagnes des Alpes aux Apenins, du Taurus aux Balkans, des Pyrénées à l’Atlas, ses champs d’oliviers, de vignes ou de blé, ses civilisations entassées les unes sur les autres.

De Naples à Cargèse

En ces temps de confinement, se plonger dans l’un des ouvrages phares d’un homme qui a magistralement réfléchi aux différents temps multiples de l’Histoire : brefs, longs, voir très longs qu’un même être humain peut appréhender au long de sa vie…prend tout son sens.

Alors pour rejoindre Naples, Carthage ou Constantinople et remonter le temps, quoi de mieux que de télécharger sur sa tablette (afin d’éviter d’encombrer les services postaux) La Méditerranée, la version numérique grand public de « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II », proposée et préfacée par un autre grand connaisseur du monde d’Homère, le professeur François Hartog dans la collection Champs Histoire chez Flammarion.

L’aventure peut alors commencer et tout défile sous la plume de Braudel, le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’islam turc en Yougoslavie. Berceau de trois grandes civilisations, la Méditerranée a accueilli la chrétienté, le monde orthodoxe et l’islam. Mais à ces trois religions monothéistes, il faut bien ajouter l’héritage des Grecs, des Romains, des Juifs, des Turcs. Qu’est-ce que la Méditerranée ? « Mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages. Non pas une mer mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres », poursuit l’auteur.

Voyager en Méditerranée

C’est forcément « rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l’ultramoderne, à côté de Venise faussement immobile, la lourde agglomération de Mestre ; à côté de la barque du pêcheur, qui est encore celle d’Ulysse, le chantier dévastateur des fonds marins et des énormes pétroliers ».

C’est aller à la rencontre de trois mondes, le chrétien, l’orthodoxe, l’islam, qui se sont transformés et les uns AVEC les autres ou CONTRE les autres. Pas étonnant si la cathédrale de Syracuse s’est installée dans le temple d’Athéna et celle de Palerme dans la grande mosquée.  Pas surprenant, si le petit village corse de Cargèse abrite l’une en face de l’autre une église catholique et une autre orthodoxe, bâtie par des Grecs de Vitylo en Laconie, fuyant les Ottomans au XVIIe siècle.

Revenir sur les rivalités de l’Occident, de l’Islam et de l’univers orthodoxe, c’est embarquer pour une passionnante méditation sur le cours du monde, la grandeur et décadence des civilisations. Au cours des siècles, la Méditerranée, centre du monde chez les Grecs, allait perdre de sa superbe, évincée par la découverte de l’Amérique en 1492, corsetée par les Anglais après le percement du canal de Suez, comme une voie express pour les Indes, avant que les États-Unis et l’Asie ne déportent une nouvelle fois le centre de gravité de la planète dans le Pacifique. Et pourtant le Monde Méditerranée a gardé son attrait. Des millions de touristes s’y pressent chaque année. Comme si chacun savait que nous ne pouvons pas vivre que des événements de notre présent. Comme si chacun sentait, qu’il est en fait le résultat de morceaux composites de différents âges. Comme si chacun avait finalement au fond de lui un peu de ces paysages d’Ulysse.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus:

Fernand Braudel, La Méditerranée, Précédé d’un entretien de François Hartog, Champs Histoire, Flammarion

 

 

 

Pour rêver:

Sylvain Tesson, Un été avec Homère, publié aux Éditions France Inter, Équateurs, parallèles.

 

 

Et à voir en ce moment sur Arte son magnifique documentaire, Dans le sillon d’Ulysse.

 Jean Giono, Naissance de l’Odyssée, chez Grasset.

 

Les Illusions perdues de Balzac

C’est à coup de nuits sans sommeil, de litres de café fort et brûlant, et harassé de dettes que Balzac écrit à un rythme effréné Illusions perdues. Ce roman volumineux et des plus extraordinaires, largement inspiré de sa propre vie, nous tient en haleine jusqu’à la dernière page.

« Je suis un galérien de plume et d’encre, un vrai marchand d’idées » disait Balzac qui réussissait l’exploit de publier plusieurs grandes œuvres par an. Avec cette même frénésie et grâce à des emprunts, il se lance dans l’acquisition d’une maison d’édition, d’une imprimerie et d’une fonderie à caractères qui se solde par un désastre financier. « Plaignez-moi, je travaille seize heures par jour et je dois encore cent mille francs ! »

De la réalité à la fiction

Si cette expérience s’avère malencontreuse pour l’écrivain, elle va nourrir en partie le récit des Illusions perdues. Car c’est précisément dans une imprimerie à Angoulême, petite ville de province, que commencent les aventures de Lucien Chardon, jeune poète au visage d’ange. Le novice rêve de réussite à une époque où Victor Hugo, Chateaubriand, ou encore Béranger culminent dans les esprits. Si ce n’est par son talent, Lucien est convaincu que son incroyable beauté va lui ouvrir les portes d’une existence moins rude. « Il avait les mains de l’homme bien né, des mains élégantes, à un signe desquelles les hommes doivent obéir et les femmes aiment à baiser… » nous dit l’auteur. A sa vue, la belle aristocrate, Mme de Bargeton, sensible aux arts et aux lettres, s’exalte au point d’inviter le poète à ses réceptions réservées au cercle restreint de la noblesse. Lucien, qui se fera bientôt appeler de Rubempré – nom emprunté à sa mère sur le conseil avisé de Mme de Bargeton – voyait dans ce rapprochement inespéré une échappatoire à ses misères. C’était sans compter les jalousies et le scandale qui obligèrent la reine d’Angoulême de s’exiler à Paris sans pour autant se départir de son poète. 

D’illusions en désillusions

A Paris, Lucien de Rubempré découvre une société bouillonnante où les intrigues meurtrières, les bassesses et les désillusions foisonnent. Accueilli par « ces petits saluts secs et froids par lesquels un homme en déconsidère un autre, en indiquant aux gens du monde la place infime qu’il occupe dans la société », le poète se ruine pour se donner des allures de dandy et dissimuler ses origines provinciales ou ses origines tout court, qui attisent le mépris des nobles Parisiens. Même Mme de Bargeton – sous une soudaine prise de conscience de ses égarements -, s’empresse de l’ignorer. Le jour où son talent sera enfin reconnu, il se promet naïvement de les « dompter ». En attendant, il court les maisons d’éditions pour faire publier ses poèmes, en vain. La faim au ventre et sans un sou, il se convertit au journalisme et tombe dans les bras de Coralie, jolie comédienne entretenue qui l’héberge dans son bel appartement. Là, on se dit que notre poète s’est tiré d’affaire, aimé, nourri, logé, habillé d’étoffes précieuses… Mais sous l’influence néfaste de prétendus amis, il s’abandonne aux agréments d’une vie d’abondance, de plaisirs et de luxe à outrance qui vont l’éloigner de son art pour in fine causer sa perte.

Sous l’œil scrupuleux de Balzac, les protagonistes des Illusions perdues sont décrits avec moult détails pouvant couvrir plusieurs pages sans pour autant lasser, usant parfois de métaphores originales. Les dialogues sont émouvants ou piquants, mais toujours subtils et pleins de finesse. Une fresque sans indulgence de la société au 19ème siècle et de ses intrigues, que l’écrivain peint avec génie sans jamais lâcher la tension !

Ann Bandle

La peste d’Albert Camus

Dès sa sortie en juin 1947, ce livre s’est arraché en librairie.  Étudié par des générations de lycéens en France, l’épidémie de Covid-19 rend La Peste incroyablement d’actualité. A retrouver d’urgence dans sa bibliothèque ou pour plus les plus jeunes : à télécharger version ebook sur son ordinateur !

« Les fléaux, en effet sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus ». Indifférence, incrédulité, puis panique. Albert Camus décrit comme dans une pièce en trois actes, les sentiments, qui vont saisir les habitants d’Oran, face au déferlement d’une épidémie. Une épidémie qu’ils mettront bien longtemps à vouloir désigner : la peste. Un mot que Camus a pourtant lui délibérément choisi comme le titre de son livre et qui peut toutefois être interprété aussi comme la métaphore de la peste nazie des récentes années de guerre.

A Oran, la ville choisie par Camus pour dérouler sa chronique, personne n’a vraiment senti venir la catastrophe. Avant le désastre, justement nous rappelle l’écrivain : les oranais étaient frénétiquement occupés à faire des affaires toute la semaine, s’octroyant seulement le week-end quelques distractions, comme les bains de mer et les sorties entre amis ou amoureux. Ils avaient peu le temps de réfléchir au fonctionnement du monde ou de s’attarder sur leurs voisins.

Seul face au ciel

Le narrateur du récit, le docteur Rieux tente de sauver un certain Michel, le concierge de son immeuble. Dans l’indifférence totale, cet homme humble et travailleur, s’était évertué ces derniers temps à chasser les rats, qui semblaient soudainement avoir pris possession du quartier. Pourtant c’est à peine si les résidents du quartier s’en étaient préoccupés. Même le  docteur Rieux n’avait rien remarqué, trop occupé par le prochain départ de sa femme, qui malade devait aller se reposer dans un sanatorium.

Toutefois, Rieux va devoir ouvrir les yeux, quand un matin, il reçoit la visite d’un consciencieux employé de la ville, Monsieur Grand, qui veut l’interroger sur cette étrange propagation des rongeurs dans la ville et de l’augmentation du nombre de décès qui en a suivi. Rieux va devoir se rendre à l’évidence, lui comme les autres. Il leur faut accepter de nommer le mal qui les menace. La peste était bien en train de faire basculer la ville dans l’horreur. La tragédie était palpable. Pourtant les hommes avaient voulu l’ignorer le plus longtemps possible ? Fallait-il leur en vouloir ? Les Oranais avaient oublié d’être modestes. Ils avaient cru les fléaux impossibles. Mais comment leur en vouloir ? « Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres… »

Après plusieurs tergiversations et devant la brutalité du nombre de morts, les autorités décident enfin de fermer les frontières de la cité. La quarantaine était d’actualité. Le 28 avril on « annonçait une collecte de huit mille rats environ et l’anxiété était à son comble dans la ville. On demandait des mesures radicales, on accusait les autorités et certains qui avaient des maisons au bord de mer, parlaient déjà de s’y retirer. »

Les choses paraissent un temps de se calmer avant de reprendre de plus belle. Les nombres de malades et des décès repartent en flèche, fauchant pauvres et riches, fonctionnaires, croyants et mécréants, pères, mères, enfants… « Chacun dut accepter de vivre au jour le jour, et seul en face du ciel. » Camus raconte le combat de Rieux et de quelques hommes de bonne volonté pour combattre le fléau et l’égoïsme ou la folie d’un plus grand nombre encore. Ils gagneront. Le message de Camus est clair: le mal peut-être vaincu si les hommes décident de s’unir et d’agir collectivement. Message d’espoir, la Peste de Camus n’en finit pas de nous éclairer sur notre présent.

Béatrice Peyrani

Lecture de La Peste à la Grande Librairie

Le Danube de Claudio Magris


Partir à la découverte du Danube : un voyage de quelques 3 000 kilomètres dans sa chambre en 556 pages. Une invitation irrésistible de Claudio Magris en cette étrange période de COVID-19. Pas de fausse excuse, prenons pour une fois le temps. Seul impératif : être prêt pour une épopée fantastique.

Des sources en Forêt-Noire à son delta en mer Noire, Claudio Magris nous emmène pour une grande aventure, tout au long du Danube. Quand il sort son ouvrage en 1986, les pays traversés lors de sa navigation par le romancier étaient alors moins nombreux. Le second plus long fleuve d’Europe traversait alors sept États : la République fédérale d’Allemagne, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie.

Depuis l’éclatement de l’Urss et de la Tchécoslovaquie (que Claudio Magris avait pressenti) ont redessiné la géographie politique des lieux: rajoutant sur la route officielle du Danube, cinq nouveaux États : Slovaquie, Croatie, Serbie, Moldavie, Ukraine. Et oui, « le Danube n’est pas le fleuve d’une pure race germanique, mais le fleuve de Vienne, de Bratislava, de Budapest, de la Dacie, symbole de cet empire des Habsbourg dont l’hymne était chanté en onze langues. »

Pour autant la poésie du livre, tout comme sa brillante érudition demeurent. Inaltérable, inoxydable, immortel, l’ouvrage n’a pas pris une ride, puisqu’il s’agit d’un chef d’œuvre, d’un vrai, d’un classique impérissable, dont chaque lecture conduit à de nouvelles découvertes. Pas étonnant, car Claudio Magris a plusieurs cordes à son arc. Le romancier, journaliste, critique, traducteur germaniste émérite, l’homme sait multiplier les rôles…et les prises de parole.

Donauechingen contre Furtwangen

En simple touriste, il court, comme un quidam en short et sac au dos, à la source initiale du Danube. Serait-ce à Donaueschingen ? Des générations d’écoliers l’ont appris ainsi. Et la plaque du parc de la résidence princière Fürstenberg, dont la bibliothèque du château renferme les fameux manuscrits de la Chanson des Nibelungen est formelle : « hier interspringt die Donau » (là où les eaux de la Brigach et la Breg se rencontrent naît le Danube). Capricieux, le fleuve pourtant pourrait être né aussi à quarante kilomètres à la ronde, à Furtwangen, à la seule source de la Breg, où un certain docteur Ludwig Öhrlein a fait graver (lui aussi !) dans les années 50 une autre plaque : « Ici naît la source principale du Danube, la Breg, à 1078 mètres d’altitude… » La querelle entre la noblesse féodale et le bourgeois de profession libérale a divisé de nombreux beaux esprits. Fi des rivalités touristico-mercantiles,  Magris continue son chemin à la découverte enchanteresse des paysages, châteaux et villes que l’immense fleuve va longer.

En route d’abord pour Ulm (avec son Danube encore jeune, son Musée du Pain et son quartier de Pêcheurs), puis les incontournables villes cartes postales, Passau, Linz, Vienne, où Magris jette un œil à la surprenante maison Wittgenstein, toute en « rationalité géométrique » faite pour ne pas y habiter…La Hongrie s’annonce bohême. Le voyageur gagne Budapest, où le Danube « coule, large et le vent du soir passe sur les terrasses en plein air des cafés, comme la respiration d’une vieille Europe qui se trouve peut-être aux franges du monde et ne produit plus de l’Histoire, mais se contente d’en consommer. » En territoire roumain, Magris musarde dans les ruelles pittoresques de Sibiu et se désole l’industrielle Tomis (où dans l’Antiquité fut exilé le poète Ovide). A croire que le fleuve n’en finit plus avant de s’échouer à Sulina. La ville connut son heure de gloire quand elle devint le siège de la Commission européenne du Danube de 1865 à 1935, avant de devenir après la Seconde guerre mondiale, une sévère zone frontière militarisée. Curieux de voir l’embouchure Claudio Magris se met le cap sur la mer.  « Le Danube, dument canalisé débouche dans la zone portuaire interdite aux personnes étrangères au service, il se perd en mer sous surveillance de la capitainerie. » Après quelques trois mille kilomètres ? Tout ça pour ça…

Ovide en Mer noire

En digne héritier de l’esprit de la Mittleuropa, sous la plume de Claudio Magris, né à Triestre, ville d’Italie, dont les cafés ressemblent si singulièrement à ceux de Vienne, le Danube devient surtout un parcours de mémoire. Au fil de ses pas, l’écrivain invite tous ceux (ou presque tant les références sont nombreuses !) qui autrefois l’ont précédé comme l’autrichien Joseph Roth, le roumain Paul Celan, ou encore ce  poète slovaque Milan Rufus : « La mort fait peur quand on la voit en face. Par derrière, elle est toute beauté, innocence… »

En humaniste, Magris s’émeut, s’éblouit, s’interroge et nous interroge.  Le bien, le mal, l’Histoire, la vie, la mort? Danube, voyage initiatique. Un début, une fin ? « Fais o Seigneur, que j’entre dans la mort comme le fleuve se jette à la mer, dit un ver de Biaggio Marin ». Nos vies fragiles, naissent et s’effacent comme dans un souffle, le long du Danube. Claudio Magris nous invite à les chérir plus que jamais.

Béatrice Peyrani

VERBATIM 1/ ANTI COVID  19 « Celui à qui la persuasion (définie comme la capacité de vivre l’instant fugace mais délicieux) fait défaut consume son être dans l’attente d’un résultat qui doit venir et ne vient jamais ». Claudio Magris, Danube.

 

Le Cristal de nos nuits


Dans son livre au titre évocateur, Frédéric Lamoth nous raconte plusieurs aventures à l’aube du Troisième Reich. Si les personnages sont réels, avertit l’auteur, leurs interactions avec les protagonistes sont purement imaginaires. 
Cependant, certaines mises en scène sont décrites avec une précision telle qu’elles transportent le lecteur sur les lieux mêmes où se déroule l’action.

Dès les premières lignes, nous voilà en 1932 dans l’ambiance feutrée du célèbre bar du Montreux Palace, bondé de clients anglais en villégiature durant la saison estivale. Des habitués que le jeune pianiste guette derrière son Steinway, l’oreille tendue, pour se distraire de la monotonie d’un répertoire répétitif. Rien n’échappe à sa curiosité et à son regard critique. Ni l’apparition soudaine de l’Allemand, un personnage singulier, ni celle de Monique, la nouvelle serveuse, dont il ne tarde pas à tomber amoureux sans oser se déclarer… jusqu’au jour où l’un et l’autre disparaissent. Pourtant, il aurait suffi d’un sourire, d’un geste ou d’un mot lâche-t-il avec regret « je n’ai pas pu, je n’ai pas osé aller à l’encontre du bon sens et de la raison. » Ils se reverront des années plus tard, mais on n’en dira pas plus.

Un dialogue de sourds

Parmi les autres nouvelles de l’ouvrage, l’écrivain rend un hommage poignant à Wilhelm Furtwängler, l’un des plus importants compositeurs – nommé à seulement 36 ans – chef d’orchestre du prestigieux Orchestre Philharmonique de Berlin. Affichant son mépris des mesures racistes, Furtwängler refuse de se plier au salut nazi face à un Hitler menaçant. Auparavant, en concert à Vienne, il exigea le retrait des oriflammes à croix gammées placardées sur les loges. Avec autant de courage que de détermination, il sauva la vie de nombreux artistes juifs tout en risquant la sienne. Considéré comme symbole de la culture allemande, il survécut quelque temps à l’impatience du Führer avant de s’enfuir en Suisse poursuivi par la Gestapo. Frédéric Lamoth entremêle subtilement la réalité des faits à la fiction pour pimenter, si besoin est, le tragique de son récit.

Dans l’intimité des vies

Au fil des pages, les histoires se succèdent avec chacune ses drames, ses rebondissements, ses blessures qui sont autant de témoignages de la Suisse durant la Deuxième Guerre Mondiale. Des vies chahutées, des destins brisés, le bruit assourdissant des bombes, les mots éclatent d’intensité. On pénètre dans l’intimité des personnages, tantôt avec effroi, tantôt avec admiration ou attendrissement. Durant cette période sombre, les événements baignés d’une atmosphère inéluctablement lugubre nous sont racontés avec émotion et beaucoup de talent, en quelques pages que l’on dévore d’une seule traite.

Entretenir la mémoire

En publiant Le Cristal de nos nuits, Frédéric Lamoth signe son septième roman. Né à Vevey d’une mère suisse et d’un père hongrois, on ne s’étonnera pas de voir figurer parmi ses ouvrages Les Sirènes de Budapest et de l’entendre affirmer : « je m’efforce d’aborder des sujets, d’entretenir la mémoire et la culture de ma région, de mon pays et de mes origines. » Pari réussi !

Ann Bandle

Le Cristal de nos nuits
Frédéric Lamoth

Bernard Campiche Editeur

 

 

Marie Bashkirtseff (1858-1884)

Décédée prématurément à l’âge de 26 ans, Marie Bashkirtseff, élève de l’Académie Julian, n’a pas pu accomplir la carrière que ses talents multiples – peinture, musique, sculpture, écriture –  pouvait laisser espérer. Son nom est pourtant passée à la postérité pour deux raisons.
Elle nous a d’abord laissé un magnifique journal intime témoignant des joies et malheurs de l’émancipation d’une jeune artiste de son époque qui correspond avec Guy de Maupassant, et attire aussi tous les regards par sa beauté. Mais Marie a aussi pu réaliser, avant que la tuberculose ne la terrasse, plusieurs toiles magnifiques, comme La réunion (portrait de jeunes garçons de la rue), qu’on  peut admirer au Musée d’Orsay à Paris ou son autoportrait conservé au Musée Chéret de Nice, ville où elle a passé une grande partie de sa jeunesse. Née dans une famille noble en Ukraine, cette jeune fille déracinée et brillante qui maîtrise pas moins de cinq langues, va en effet beaucoup voyager durant sa courte existence.

Séjour à Genève

Elle a 12 ans quand elle séjourne à Genève à l’hôtel de la Couronne, reçoit une belle boîte de peinture et se voit demander par un vieux professeur de dessiner des petits chalets où les fenêtres étaient dessinées comme des troncs d’arbres et ne ressemblaient pas aux fenêtres des vrais chalets. Marie refuse, ne comprenant pas qu’une fenêtre fut ainsi. Le professeur lui demanda alors de peintre ce qu’elle voyait de sa fenêtre, la famille avait changé entretemps d’établissement pour s’installer dans une pension plus conviviale, Maria dessina alors le lac et le Mont Blanc. Sa vocation d’artiste-peintre était née.

Béatrice Peyrani

Les impressionnistes canadiens à Lausanne

Ils et elles (très nombreuses pour une fois !) ont peint entre 1880 et 1930 les jardins du Luxembourg, les poires de Barbizon, les fleurs de Giverny mais aussi le dépanneur (l’épicier du coin) de Toronto, la cathédrale Saint Patrick de Montréal ou la découpe de la glace. Ils et elles sont les quelques 36 peintres canadiens invités par le Musée de l’Hermitage de Lausanne pour une exposition baptisée Le Canada et l’impressionnisme. Comment ces artistes ont-ils aussi bien peint avec autant d’enthousiasme et de talent les champs de coquelicots que leurs paysages enneigés du Grand Nord ?

C’est l’histoire que nous raconte en une centaine de toiles, le musée de l’Hermitage. Une saga intrigante, la réappropriation par quelques artistes venus du froid…d’une révolution picturale française de la fin du XIXe siècle, une assimilation en douceur qui permettra à la toute jeune Nation canadienne de créer sa propre peinture nationale.

« L’impressionnisme est parfaitement adapté aux paysages canadiens », explique Katerina Atanassova,  conservatrice au Musée des beaux-arts d’Ottawa et commissaire de l’exposition de Lausanne.
Dès 1880, Paris, capitale de l’art attire le monde entier.

Bohême parisienne

Les artistes nord-américains y viennent nombreux pour rejoindre l’École des Beaux-Arts de Paris, établissement public prestigieux ou les nombreuses académies privées, qui ont le vent en poupe.

L’académie Julian, l’académie Colarossi ou encore l’académie de la Grande Chaumière attirent de nombreux canadiens, dont un grand nombre de femmes que les grandes familles nord-américaines ne rechignent pas à envoyer étudier la peinture en Europe. Jeunes filles de la bourgeoisie aisée ou étudiants plus ou moins argentés, toute cette jeunesse canadienne se loge à Paris rive gauche, de préférence à Montparnasse. Un quartier où elle puise ses sujets d’inspiration : bord de Seine, atmosphères de café, fêtes populaires.

Ou encore Jardin du Luxembourg. Lieu de promenade favorite pour le jeune Paul Peel. Né à London (ville de l’Ontario située à 200 kilomètres de Toronto), ce garçon prometteur (à la carrière trop courte, il va mourir à 32 ans !), passé par l’école de Philadelphie, a installé son atelier parisien au 65 boulevard Arago.  En 1881, comme nombre de ses confrères, il va explorer la Bretagne, se poser à Pont-Aven où il puisera de nouvelles inspirations.

Au même moment, un congénère de l’Ontario, William Blair Bruce pose ses pinceaux à Paris. Il rejoint l’académie Julian. Mais il s’y sent vite à l’étroit et s’en ira prendre l’air à Barbizon, village qu’il qualifie dans ses lettres à sa famille de « pur paradis ». L’artiste y peint, les moissons, les vergers, les ruisseaux.  Plus tard, il se rendra à Giverny où il travaille en extérieur et y exécutera un de ses chefs d’œuvre, Paysage avec coquelicots.

La première impressionniste canadienne

Entretemps la peintre Frances Jones a présenté au Salon de Paris en 1883, Le Jardin d’hiver, portrait d’une femme lisant dans une véranda remplie de plantes tropicales. Une toile inspirée par un tableau d’Édouard Manet du même titre. La première toile impressionniste canadienne présentée à un public international est née !!!

Comme Frances Jones, d’autres canadiennes viennent à Paris pour parfaire leurs connaissances, Laura Muntz (ne pas rater la Robe rose, peinte en 1897 présentée dans cette exposition), Florence Carlyle, Helen Mc Nicoll, H. Mabel May entendent profit de la palette impressionniste pour saisir cette nouvelle femme de cette fin du XIXme siècle. Elles vont la représenter avec délicatesse et humanité au travail (en tisseuses ou fabricantes d’obus !) ou dans leur foyer (au piano, avec les enfants, au milieu des livres…).

Les peintres Ernest Lawson ou Maurice Cullen font eux le pèlerinage à Moret-sur-Loing, sur les traces de Sisley, Renoir et Monet. La toile « Hiver à Moret », peinte en 1895 « témoigne déjà de la capacité de Cullen tôt dans sa carrière à peindre l’atmosphère vive et pure d’une froide journée d’hiver, avant son retour au pays », poursuit Katerina Atanassova.

Autre figure marquante de la bohême canadienne à Paris, James Wilson Morrice venu de Montréal, débarque dans la ville lumière en 1890. Il suit les cours de l’atelier Julian. Il s’imposera vite comme un des peintres les plus respectés de son époque. L’État français lui achète en 1904 sa toile Quai des Grands Augustins. Morrice suit de près la révolution fauve, très ami de Matisse, il part dessiner avec lui à Tanger, au Maroc en 1911-12. Jeunesse n’ayant qu’un temps, les expatriés regagnent peu à peu leurs pénates.

Donner des couleurs à la neige !

Ainsi de retour au pays en 1895, Maurice Cullen, fera découvrir à ses compatriotes les toiles impressionnistes qu’il a réalisées en France ou en Algérie. Mais il se posera aussi en véritable animateur d’un courant impressionniste canadien made at home. Cullen continuera de travailler en extérieur comme il en avait pris l’habitude en France, et ce malgré la rigueur des hivers de sa patrie natale.

Pour saisir l’immensité des paysages de son pays, il va donner des couleurs à la neige, comme dans La Récolte de la glace, exécutée en 1913. Il inspire les jeunes artistes du Groupe des Sept de Toronto, à l’origine avec le groupe de Beaver Hall de Montréal de la peinture canadienne moderne.

L’exposition de Lausanne pousse jusqu’aux années 1920 avec les œuvres d’Emily Carr. Cette artiste née à Victoria (Colombie Britannique) en 1871, a étudié à San Francisco. En 1910, elle a fréquenté l’académie Colorassi et l’atelier Blanche en 1910. Elle va y acquérir, un style audacieux, coloré et très personnel. De retour au Canada en 1912, elle a à cœur d’illustrer la vie des premiers habitants du Canada avec leurs mâts totémiques, comme dans Gitwangak.  Pionnière dans cette démarche, elle devra attendre les années 1930 pour se voir reconnue comme une artiste majeure et devenir une des icônes de l’art canadien.

Béatrice Peyrani

Le Canada et l’impressionnisme
Nouveaux horizons

24 janvier – 24 mai 2020
Fondation de l’Hermitage | Route du Signal 2 | CH – 1018 Lausanne

Ils ont changé le monde sur le Léman

Voltaire, Rousseau, de Staël, Byron, Chateaubriand, Stendhal, Dumas, Flaubert, Hugo, Rolland. Ces dix auteurs sont venus entre 1754 et 1914 sur les bords du Léman. Pourquoi ? Pour échapper à la censure, à la prison, aux créanciers ou à la mort, ils ont quitté leur pays, la France ou l’Angleterre. Ils ont posé leurs valises quelques heures ou quelques années en Suisse. Là, dans ce pays entre lacs et montagnes, ils ont retrouvé la santé, la liberté ou l’inspiration. Ils ont respiré à pleins poumons l’air frais du Saint Bernard. Ils ont repris leur envol, reconquis leur plume et réinventé le monde. Malgré les doutes, malgré les déchirures, car l’exil dixit Hugo, « ce n’est pas rien et ceux, qui le croient, se trompent ».

Voltaire et Rousseau, frères ennemis

A Genève, à Lausanne ou Clarens, Voltaire avec son Traité sur la tolérance, puis Rousseau, avec le Contrat Social vont diriger l’opinion pendant un siècle. A coup de factums et de traités, les deux philosophes et  bientôt frères ennemis précipiteront la chute de la Monarchie en 1789. Mais entre deux pamphlets, ils n’en oublient pas moins de célébrer la splendeur des rives du Léman, la délicatesse de ses côtes, la magie de ses couchers de soleil. Physiocrate ou écologiste avant l’heure, Voltaire finance des agriculteurs à Ferney et monte des pièces de théâtre à Lausanne. Rousseau herborise à Clarens pour purger son âme avant de connaître l’enfer à Genève et de partir se réfugier à Londres.  En 1793, coup de tonnerre à Paris, l’exécution de Louis XVI déplace la capitale des Lumières de Paris au château de Coppet où Germaine de Staël reçoit les plus beaux esprits européens. Châteaubriand y rencontre sa belle Juliette (Récamier) et se réfugie plusieurs fois en Suisse pour échapper aux geôles françaises. Régime constitutionnel, suffrage universel, droit de vote feront les belles soirées de Coppet entre amours rêvées ou perdues, avant de redessiner la carte du monde.

ILS ONT CHANGÉ LE MONDE SUR LE LÉMAN
Auteurs : Béatrice Peyrani et Ann Bandle
Paru aux éditions Slatkine – janvier 2020
A commander :
En Suisse : Editions Slatkine 
A l’étranger : www.fnac.fr   et www.Decitre.fr

Victor Hugo, Stendhal, Dumas en pèlerinage

Plus tard, le poète Byron, corseté dans l’Angleterre Victorienne renaitra à Chillon, tel le phénix des eaux de Vevey. Lui aussi comme Voltaire et Rousseau, s’enthousiasme pour la nature idyllique des paysages suisses. Éclectique, il se passionne pour les héros romantique du Pays de Vaud, mais apprécie aussi l’amabilité de ses vins, qui se boit frais comme l’eau des glaciers ! La Byronmania a frappé et avec lui la ruée vers la riviera romande. De 1840 à 1850, près d’une cinquantaine d’ouvrages sur la Suisse sortent chaque année.  Victor Hugo, Stendhal, Dumas, héros du romantisme viennent en pèlerinage. L’âge d’or des palaces suisses commence. Les touristes du monde entier se pressent chaque année pour découvrir le Rigi, les lacs de l’Engadine ou du Léman. Si celles-ci sont idylliques, c’est pourtant de ces mêmes rivages qu’en 1869, à la veille d’une nouvelle révolution en France, que le Père des Misérables en appelle à la création des États Unis d’Europe. Ultime recours pour éviter le chaos ?  Déjà les empires autocratiques du Vieux Continent s’enfoncent dans la paralysie. Et c’est bien dans la capitale vaudoise, comme dans un ilot de sagesse au milieu du tumulte grandissant que le Congrès de la Paix bataille pour la fraternité entre les hommes.

Redécouvrir leur séjour en Suisse

Oui, de Vevey à Coppet, de Lausanne à Genève, Voltaire, Rousseau, De Staël, Byron, Chateaubriand, Stendhal, Flaubert, Dumas, Rolland, ces exilés ont voulu changer le monde.

Redécouvrir les circonstances de leur séjour en Suisse, emprunter la route de leur exil, cheminer sur leurs pas de Ferney au Col du Saint-Gothard, c’est retrouver en leur compagnie, au fil de leurs écrits plus actuels que jamais, leur amour pour la nature et le goût de la liberté qu’ils nous ont légué pour l’éternité.

Critiques du livre « Ils ont changé le monde sur le Léman »:

« Pour tout dire, les aventures de Voltaire, de Rousseau et autre Byron sur le bord du Léman se dévorent comme un roman…» Cécile Lecoultre, 24 Heures

« S’il devient difficile de trouver des faits inédits dans ce registre, les chercheuses mettent néanmoins en avant des épisodes qui dépassent l’anecdote… » Cécile Lecoultre, Tribune de Genève

« Autant de biographies bien documentées, remarquablement illustrées qui rendent justice à une région et à ses hôtes illustres, tant leur influence littéraire, politique ou philosophique a marqué la modernité. Le Léman fut pour certains terre d’accueil et de repos, pour d’autres terre d’exil, donc de refuge, enfin pour une minorité bain de jouvence et de santé. » Christian Ciocca, RTS

« A quatre mains, Béatrice et Ann Bandle invitent à un passionnant voyage autour du Léman sur les pas d’une dizaine d’écrivains… elles n’auraient pu faire un meilleur choix ! » ParisMatch Suisse

« Le livre, intéressant et de lecture agréable,… présente chaque fois un résumé de la vie des écrivains concernés, offre un bon rappel de leur biographie, de leur oeuvre et de leur rayonnement intellectuel…» Pierre Jeanneret, Domaine Public

« Béatrice Peyrani et Ann Bandle ont uni leur talent, et leur amour du Léman, dans un ouvrage dont les héros ont pour nom Voltaire et Rousseau, Mme de Staël et Chateaubriand, Hugo et Byron, Dumas, Stendhal, Flaubert et Romain Rolland…. » La Croix

« Cette étude captivante par son rythme alerte et un choix judicieux des épisodes narrés nous dévoile une époque où les rives du Léman se voulait une terre d’asile poru les penseurs persécutés… » Nicolas Quinche, historien Journal La Côte

« Ce livre donne envie de mettre ses pas dans les leurs pour faire le tour du lac en commençant par Genève, en passant par Coppet, Lausanne, Vevey, le château de Chillon et Villeneuve, il incite également à lire ou relire ces auteurs… » Le blog de Francis RIchard

«  Sans doute voit-on moins les beautés paysagères ou culturelles lorsqu’on les a sans cesse devant les yeux… Aussi est-il salutaire (et fort agréable) que deux femmes de lettres venues de loin nous rappellent à quel point les rives du Léman ont compté dans le passé intellectuel et littéraire de l’Europe. Un régal ! » Marie-Claire – Culture Livres

« Léman und Literatur: eine wunderbare und wanderbare Beziehung. Zwei Frauen begleiten uns diesmal… Die beiden Autorinnen schildern ausführlich und spannend Leben und Werk der neun Schriftsteller und der einen Schriftstellerin, und wie der Genfer See sozusagen als Katalysator in beide Richtungen gewirkt hat. Aber nicht nur der See, sondern überhaupt die Schweiz.» Bergliteratur

« En moins de 300 pages, le lecteur voyage au long de deux siècles dans le cœur intellectuel de l’Europe…. les éditions Slatkine proposent un livre qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques.» Webliterra

« Voici un livre passionnant et surprenant sur l’histoire littéraire durant près de deux siècles, du milieu du dix-huitième à la première moitié du vingtième siècle. Il est très dense et très documenté, appelé à devenir une référence sur le sujet. J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre passionnant et je le recommande chaleureusement. Il est très instructif et fouillé mais reste accessible et très agréable à lire, avec de belles illustrations d’époque…» L’île aux 3o polars,  Patricia Mathey, Babelio

Critiques des lecteurs « Ils ont changé le monde sur le Léman »:

« La lecture de cet essai est plaisante, qu’elle soit continue ou « picorée ». Elle est instructive sans être rébarbative… L’évocation de paysages majestueux incite également à mettre nos pas dans ceux des auteurs pour partager encore des années plus tard leur émotion face à la nature lacustre et alpine…» Valerielle, Babelio

ILS ONT CHANGÉ LE MONDE SUR LE LÉMAN
Auteurs : Béatrice Peyrani et Ann Bandle
Paru aux éditions Slatkine – janvier 2020
A commander :
En Suisse : Editions Slatkine 
A l’étranger : www.fnac.fr   et www.Decitre.fr

 

Déambulation artistique à travers la Suisse

Albert Anker, Ferdinand Hodler, Félix Vallotton, ou encore Robert Zünd, Benjamin Vautier…, la Fondation Pierre Gianadda met à l’honneur l’art pictural helvétique. Un ensemble de cent vingt-sept chefs-d’œuvre reflétant les paysages immaculés et les scènes de vie d’une autre époque.

« Je voudrais reconstituer des paysages sur le seul secours de l’émotion qu’ils m’ont causée… » écrit Félix Vallotton dans son journal. Et c’est bien l’émotion qui a aussi dicté les choix de Christoph Blocher. La quintessence de sa stupéfiante collection – et autant de coups de cœur – est présentée au musée de Martigny, dont plusieurs œuvres rarement ou jamais montrées auparavant.

Parmi celles-ci, un nombre impressionnant de tableaux réalisés par Albert Anker, dont les reproductions ornaient la maison familiale de son enfance se souvient le collectionneur et dont il se targue d’en posséder aujourd’hui les originaux.

Le peintre naît le 1er avril 1831 à Anet, un endroit champêtre situé entre Berne et Neuchâtel, et a dû batailler pour déjouer les ambitions de son père qui le vouait à la théologie. Il sera élève du Vaudois classiciste Charles Gleyre avant de poursuivre ses études à l’École impériale et spéciale des Beaux-Arts à Paris et d’être honoré par plusieurs distinctions.

Mais c’est à Anet, dans la quiétude de ce lieu retiré, qu’Albert Anker peint les scènes bouleversantes du monde rural. D’une authenticité pénétrante, ses œuvres témoignent de l’existence rude de son époque, démunie de toute superficialité, touchant même à la pauvreté. Intérieurs sans grand confort, mobilier vieilli par l’usure du temps, vêtements simples… laissent supposer une certaine précarité, acceptée cependant avec bienveillance. Comme ces enfants de L’École en promenade (illustré), dont la plupart marchent pieds nus au milieu d’une nature bucolique. Leurs traits expressifs, d’où transperce la personnalité de chacun d’eux, sont saisis sur le vif.

De Anker à Hodler

A la réalité émouvante des œuvres d’Anker contrastent les paysages lumineux de Ferdinand Hodler, amoureux des lacs et des Alpes. Dès l’entrée du musée, l’œil est attiré par l’alignement de toiles cristallines du Léman et du lac de Thoune. L’artiste a posé son chevalet sur les sites les plus spectaculaires pour en capter la beauté à tout heure du jour et en toute saison. Le lac Léman vu de Chexbres, le soir, et d’autres panoramas, reproduits de manière fidèle ou plus abstraite, démontrent l’évolution artistique du peintre.

Outre Anker et Hodler, l’exposition « Chefs-d’œuvre suisses » présente les tableaux d’autres grands peintres suisses, tels que Félix Vallotton, Cuno Amiet, Alberto Giacometti, Ernst Biéler pour n’en citer que quelques-uns… tous issus de la collection privée d’un fin connaisseur doublé – à n’en point douter – d’un fervent admirateur.

L’un des plus beaux parcs de sculptures

Ne quittez pas le musée sans assister à la projection du film sur la fondation. Léonard Gianadda nous invite à une promenade dans son vaste parc de sculptures, classé parmi les plus beaux d’Europe. Entre plans d’eau, buissons fleuris et essences rares, ou au détour d’un bosquet, surgissent des œuvres d’art soigneusement choisies « qui ne sont pas arrivées là par hasard ». Chacune à son histoire… celle d’un grand homme !

Ann Bandle

CHEFS-D’ŒUVRE SUISSES
Collection Christoph Blocher
Fondation Pierre Gianadda, Martigny
Jusqu’au 14 juin 2020

La récréation de Noël

En cette fin d’année, le Musée Historique de Lausanne nous amuse, en racontant l’histoire des Loisirs, dans une exposition baptisée Time off.

Divertissement, repos, récréation, loisirs, distraction, évasion, délassement, disponibilité, ressourcement… Le temps pour soi peut se nommer de nombreuses façons et revêt de 

nombreux visages. Pourtant le loisir n’a véritablement pris de l’importance qu’avec l’industrialisation de la société au XIXe siècle, comme le souligne le Musée Historique de Lausanne, en devenant le temps gagné par le plus grand nombre sur le travail, au prix de nombreuses luttes et revendications sociales.

Dans la Grèce Antique, le concept de loisirs n’existe pas vraiment. Ainsi l’attention réservée aux exercices physiques n’a rien d’une distraction, elle est une occupation nécessaire pour se préparer à la guerre. Le culte du corps répond à un idéal d’éducation et tout naturellement les artistes de l’époque s’en inspirent dans l’iconographie des vases ou fresques ainsi que la sculpture… Chez les romains, « l’otium », le temps libre, en marge des affaires ou des activités politiques ou militaires, consiste le plus souvent à se rendre aux thermes, qui jouent le rôle de véritables centres de loisirs. Près de 3000 personnes peuvent aller aux thermes de Caracalla pour bénéficier des différents bassins d’eau plus ou moins chaudes, profiter du théâtre, des restaurants ou de la bibliothèque !

Jusqu’au XVIIIème siècle, pour les paysans, c’est en fait le calendrier des saisons et des travaux des champs qui dicte le tempo des fêtes – souvent religieuses – et des réjouissances. Avec le siècle des Lumières, le loisir devient plus sensiblement synonyme de temps choisi. Certes, le phénomène ne touche qu’une infime minorité, élites aristocratiques et bourgeoises. Ainsi à Lausanne, les familles les plus riches s’offrent de vastes domaines agricoles pour profiter des beaux jours de l’été. Temps heureux de la villégiature. L’exposition propose ainsi une toile attribuée à Carel Beschey de « Citadins à la campagne » les montrant dans leur magnificence et dans un décor bucolique. Avec le développement des transports au XIX, bateaux ou trains, les voyageurs les plus aisés, soucieux de parfaire leur éducation, tentent d’élargir leur champ de vision. La publication de guides touristiques Murray, Joanne ou Baedeker se développe, tandis que les premiers tours opérateurs proposent à leurs clients, circuits et excursions variées.

Le Musée de Lausanne nous présente ainsi ces billets pour des expéditions en ballons dirigeables en Suisse ou cette pittoresque toile de Johann Konrad Zeller, avec ses touristes un brin effrayés par la chute de l’Eau noire en Savoie.

Un nouveau territoire de jeu

La montagne, moins intimidante, du fait des premiers records décrochés à la même époque par quelques alpinistes vedettes, devient aussi un nouveau territoire de jeu. Les anglais créent le premier club alpin du monde en 1857, tandis que les suisses leur emboîtent le pas en 1863. Au fil des ans, camping, randonnées, cyclisme se démocratisent avec l’instauration un peu partout en Europe des premiers congés payés et la limitation des durées hebdomadaires du travail. Photos des enfants de « l’œuvre » à Vidy-Plage, des sanatoriums de Leysin, la Suisse se taille une réputation dans les loisirs de santé. Mais elle n’oublie pas le divertissement, les cabarets et les spectacles comme en témoigne, les affiches colorées du théâtre Bel Air et les photos des nombreux cinémas que compte encore la Ville au milieu du XXème siècle. Au XXIème siècle, le wifi semble rebattre les cartes. Commerce en ligne, jeux-vidéos, home cinéma, prennent de plus en plus le dessus sur les loisirs collectifs. L’artiste Corinne Vionnet, clôt l’exposition lausannoise par une photo Agra, 2006, où elle « a tissé des milliers de clichés du Taj Mahal glanés sur internet », monument pour le moins iconique et emblématique du tourisme de masse. Une façon de nous interroger sur la façon dont nous construisons nos souvenirs. Sage initiative, à quelques jours de Noël où les selfies devant les sapins vont inonder la toile ! Comme si désormais la mise en scène de nos loisirs comptait davantage que leur exercice. Mais cela est sans doute une autre histoire !

Béatrice Peyrani

Time off jusqu’au 13 avril 2020
Place de la Cathédrale, 4 – Lausanne.

Photo : Zeller © Musée national suisse, Zurich

Jean d’Ormesson, l’amoureux de la vie

L’académicien Jean-Marie Rouart signe un émouvant « Dictionnaire amoureux » de Jean d’Ormesson. Il dresse un portrait truffé d’anecdotes pétillantes et inédites qui évoquent l’esprit du grand homme.

Résumer la longue vie de Jean d’Ormesson, synthétiser ses passions, ses amours, ses succès en quelques mots-clés alignés dans l’ordre immuable de l’alphabète ? Jean-Marie Rouart a commencé par hésiter avant de se lancer et de nous livrer dans le désordre les moments phares de l’existence enviable de l’écrivain.

Un vertige romanesque

Âgé de dix-huit ans à peine lorsqu’il rencontre pour la première fois Jean d’Ormesson, Rouart reconnaît avoir eu la chance de nouer une amitié profonde avec celui qui deviendra le premier homme de lettres publié aux éditions de la Pléiade de son vivant – non sans avoir écrit au préalable plus d’une quarantaine d’ouvrages – rejoignant ainsi le cénacle des grands auteurs.
Mais avant d’atteindre cette ultime consécration, Jean d’Ormesson a mené une carrière de chroniqueur au Figaro. Lors de son élection à la tête du prestigieux quotidien en 1975, il avoue « qu’une espèce de griserie s’est emparée de moi. Elle n’était faite grâce à Dieu, ni d’orgueil – il n’y avait pas de quoi –, ni de vanité, ni de goût du pouvoir. C’était un vertige romanesque. » Cependant, l’euphorie ne dura guère et Jean d’Ormesson se trouva très vite absorbé par les fonctions de management qu’il finira par abandonner pour se vouer à son véritable amour : la littérature.

La philosophie du bonheur

Ce merveilleux conteur qui nous a tant séduits, « dont l’humour et la délicieuse conversation gagnaient tous les cœurs » dira Rouart, et celui des femmes en particulier, a su mieux que tout autre partager sa joie de vivre, sa philosophie du bonheur, nous remplir d’allégresse. On se souvient de son esprit pétillant lors de ses apparitions publiques, de son élégance décontractée, à l’aise en toute circonstance et jamais à court d’imagination. On se souvient de sa vision éclairée, sa curiosité parfois fantaisiste. Il pouvait disserter sur les sujets les plus variés sans être aucunement ennuyeux. De Châteaubriand surtout, dont il a déclaré avoir tout lu, assurément son idole, au point de pouvoir citer des passages entiers des Mémoires d’outre-tombe. Il lui consacra une biographie sentimentale Mon dernier rêve sera pour vous qui deviendra l’un de ses plus grands succès.

Dans son hommage, Jean-Marie Rouart se remémore leurs moments de complicité et d’amitié heureuse, leur passion commune pour la littérature. Nul doute, Jean d’Ormesson aimait la vie, la liberté, les belles femmes, le soleil d’Italie, la mer au-delà de tout « J’ai nagé à Venise, au Lido, à Dubrovnik, à Hvar, à Korcula, à Mljet, qui est une île avec un lac et une île dans le lac, à Capri… J’ai nagé en Corse qui est la plus belle île de la Méditerranée, à Porto, à Girolata… » Et nous, nous nageons dans la félicité à la lecture de ce singulier dictionnaire !

Ann Bandle

Dictionnaire amoureux de Jean d’Ormesson
Jean-Marie Rouart
Plon 2019

 

 

A Évian : coup de projecteur sur l’Expressionnisme allemand

Le Palais Lumière d’Évian consacre une exposition à l’Expressionnisme allemand. Une événement exceptionnel qui réunit pour la première fois les collections de deux musées l’Aargauer Kunsthaus en Suisse et l’Osthaus Museum Hagen en Allemagne. Une occasion de découvrir ou redécouvrir les initiateurs de l’une des plus importantes rébellions artistiques du XXème siècle.

Ils étaient quatre amis étudiants en architecture à Dresde, nés dans les années 1890 et voulaient réinventer l’art. Ils ont créé en 1905 le mouvement die Brücke, (le Pont). A l’origine de leur acte fondateur ? Une exposition d’un certain Van Gogh à la galerie Arnold de Dresde. Un choc libérateur qui pousse les quatre jeunes gens, Ernst Kirchner, Éric Heckel, Karl Schmidt-Rootluff à vouloir tout chambouler dans leur travail. Formes, couleurs, sujets, la nouvelle peinture doit tout révolutionner mais aussi faire des liens avec les arts premiers, les techniques du moyen-âge… Les fondateurs de Dresde sont bientôt rejoints par d’autres peintres comme Emil Nolde, Max Pechstein et Otto Mueller mais aussi des sculpteurs ou des cinéastes.  Rompre avec les codes académiques par la fragmentation de la forme, faire émerger le sentiment, sensibiliser les classes populaires à l’art, autant de missions que le Brücke s’assigne et popularise dans sa revue – opportunément nommée der Sturm : la tempête !  Sensible à la solitude de l’individu dans la grande ville, le mouvement avant-gardiste ambitionne de représenter non pas la réalité telle que nous la voyons mais au travers de nos sentiments et de nos émotions : la crainte, la peur, l’effroi. Témoin de cette recherche, le portrait de ce Groupe d’artistes, réalisé par Ernst Ludwig Kirchner, peu de temps après son déménagement et son installation à Berlin, qui témoigne de l’inquiétude de l’intellectuel dans son nouvel habitat urbain. Officiellement le mouvement die Brücke se dissout en 1913, les liens entre ses membres devenant trop distants.

Parallèlement au Brücke, à Munich, en 1912, d’autres artistes regroupés autour du russe Wassily Kandinsky, ajoutent à leur recherche picturale de nouvelles couleurs et de nouvelles formes, une quête de spiritualité, de mysticisme. Il désigne leur mouvement, une nouvelle manière de voir : der Blaue Reiter, le cavalier bleu.

Le palais d’Évian rassemble jusqu’au 29 septembre quelques 140 toiles des deux mouvements, dont un magnifique Paysage aux murs blancs de 1910 aux couleurs pures de Gabriele Münter, la compagne de Kandinsky.  Le couple va souvent travailler autour du lac Moritzburg près de Dresde, à la recherche d’un Eden bucolique, où ils peuvent peindre avec plus de sérénité en compagnie d’autres confrères, comme le peintre russe Alexej von Jawlensky qui les accompagne souvent.  Mais la défaite militaire en 1918, la grave crise économique de 1922, les conflits coloniaux, la montée du nazisme vont bientôt jeter les expressionnistes allemands …pour les plus chanceux sur les routes de l’exil. Bientôt qualifié d’artistes dégénérés par Hitler, des centaines de leurs œuvres seront bientôt brûlées et détruites. Kirchner, le fondateur du Brücke, réfugié en Suisse se suicide lui en juin 1938.

Béatrice Peyrani

L’Expressionnisme Allemand
jusqu’au 29 septembre 2019

Palais des Lumières
Quai Charles Albert Besson, 74500 Évian-les-Bains,

 

 

Lausanne, capitale de la mode

Le Musée Historique de la ville explore l’évolution de la silhouette féminine et masculine.

Être bien dans sa mode. Une évidence pour les millennials. Mais pas pour nos ancêtres. « Le confort dans la mode, c’est une idée plutôt neuve, qui ne date guère tout au plus que des années 1980, » raconte Claude Alain Künzi, le commissaire de l’exposition Silhouette, le corps mise en forme présenté au Musée historique de Lausanne. Grâce à la sélection pointue d’une vingtaine de pièces clés et emblématiques (robe du soir, gilet d’homme, redingote, veste à pièce d’estomac, robes bouillonnées…),  le visiteur peut juger de la fulgurante transformation et libération de la silhouette féminine et masculine du XVIIe à nos jours.  Se protéger du froid ou du chaud, s’embellir, affirmer sa différence, autant d’objectifs que de tout temps l’habit s’est assigné. Mais il a aussi façonné et refaçonné notre silhouette.

Preuves à l’appui, avec les inestimables pièces que le musée de Lausanne a choisi de mettre en lumière, parmi les quelques trois mille costumes qu’il possède et qui ont tous été portés ou fabriqués à Lausanne.

Pour commencer ce retour dans le temps un coup de projecteur sur le buste et la poitrine. Ils sont les vedettes incontestables de la mode du XVIIe siècle. L’atout séduction pour mettre en valeur les femmes. Le corset étreint les élégantes. L’exposition en montre de jolis spécimens ! Il faut souffrir pour être belle. Rares sont ceux comme Rousseau ou quelques doctes médecins  qui s’en émeuvent. Rigides, peu confortables, les robes à corset ne se portent que quelques heures pour une soirée, mais elles tiennent le haut du pavé durant des décennies. Heureusement les hanches et les fesses vont bientôt focaliser l’attention. Les magnifier ou les dissimuler, selon les époques – les robes cloches, puis à robes faux-cul vont faire merveilles. Il faut couvrir de plus en plus les jambes, ne laisser rien deviner d’un petit pied trop sexy dans sa ballerine. Pour la praticité, c’est raté, jusqu’au début du XXe siècle, la femme ne peut toujours guère se mouvoir, ou s’asseoir en habit. Celles qui appartiennent au beau monde, se changent pourtant trois ou quatre fois par jour !

Mais s’habiller, s’apprêter exige toujours beaucoup de temps, de soin et d’assistance ! Il faudra attendre le XXe siècle, l’émancipation par le travail et le sport pour commencer à voir enfin les couturiers construire la silhouette sur le corps même de la femme. A Lausanne, le grand magasin Bonnard attire une clientèle locale et internationale en quête des meilleures tenues de montagne, ski ou de tennis. L’enseigne a fermé en 1974 pour laisser la place au Bon Génie. Les enseignes et les quartiers changent, mais Lausanne, reste-t-elle toujours une place incontournable de la mode ? Sans aucun doute pour le commissaire de l’exposition qui a demandé à la photographe Christiane Nill de saisir au vol les silhouettes des lausannois d’aujourd’hui les plus lookées.  Surprenant…

Béatrice Peyrani

Musée historique Lausanne
Place de la Cathédrale 4 – 1005 Lausanne
Jusqu’au 29 septembre 2019

Quand Passy parlait russe

Depuis leur création en 1999, les éditions des Syrtes ambitionnent de faire découvrir à leurs lecteurs les trésors de la littérature slave. Les vacances estivales sont propices à la découverte ou re-découverte d’une des pépites de l’éditeur genevois : « Une maison à Passy », un roman écrit dans les années 1930 par une figure de la littérature russe en exil à Paris, Boris Zaïtsev. Un ouvrage visionnaire et plus actuel que jamais.

Autrefois Dora Lvovna avait étudié la médecine à Saint-Pétersbourg. C’était il y a une éternité…dans la Russie Tsariste. Pour survivre dans ce Paris des années 20, elle masse désormais de riches compatriotes, exilés comme elle. Désargentée mais non sans ambition, Dora vit dans un petit meublé d’une modeste maison de Passy. Elle n’y est pas seule, heureusement. Elle a Rafa, son jeune fils qu’elle souhaite voir rejoindre le prestigieux lycée Janson de Sailly, comme les petits messieurs du quartier. S’intégrer et se forger un beau chemin dans ce nouveau pays, c’est le rêve, le dessein, l’obsession, le devoir de Dora. A Paris, dans cette Maison de Passy, les voisins de Dora sont presque tous des russes. Comme elle, ils ont perdu la Russie de leur enfance, comme elle, ils ont la nostalgie des héros, de la littérature, des traditions de la mère patrie. Comme Dora, les habitants de la Maison de Passy partagent les mêmes soucis d’argent, l’humiliation et l’angoisse de dépendre de la générosité de leurs amis ou connaissances russes plus fortunés qu’eux. Mais la vie dans ce quartier presque campagnard a aussi ses bons côtés.

Dans la maison de Passy, il y a cet attachant général, qui espère l’arrivée prochaine en France de sa fille et de son petit- fils et veille en attendant sur le jeune Rafa. Il y a Kapa, une encombrante voisine aussi excessive que déraisonnable, il y a aussi Valentina, une jeune couturière, une belle âme qui vit avec sa vieille mère, ce chauffeur de maître et quelques autres, comme cet… Anatoli un mystérieux vendeur d’oeuvres d’art aussi charmeur que menteur. Tous ces émigrés se connaissent, s’observent et se jalousent. Tous s’aiment aussi avec passion et fougue, farouchement solidaires dans ce douloureux exil qui les ballote, mais qu’un moine orthodoxe espère un jour adoucir, en restaurant une abbaye de la région parisienne, pour accueillir et protéger les membres les plus fragiles de la diaspora.

Avec humanité et tendresse, Boris Zaïtsev décrit la perte de ma mère patrie, avec ses misères et ses rédemptions, comme nul autre. Sous sa plume, il fit revivre ce petit Passy, de l’entre- deux guerres, qui parlait encore russe. Écrit il y a plus d’un siècle, l’ouvrage interpelle sur la lucidité de son auteur sur les gagnants et les perdants de l’intégration.

Béatrice Peyrani

Boris Zaïtsev, Une maison à Passy, 226 pages
Editions Syrtes

 

A l’ombre des regards

De la Renaissance à nos jours, la Fondation de l’Hermitage nous invite à porter notre regard sur les ombres des œuvres d’art. Là où lumière s’éclipse pour créer un contraste clair-obscur, dévoiler un mystère ou dramatiser un paysage. Des ombres parfois inquiétantes, colorées, spectaculaires, mais toujours fascinantes.

Selon un mythe qui date du 1er siècle après J.-C., le dessin et la peinture aurait été inventés par une jeune femme corinthienne qui traça les contours de l’ombre de son amoureux projetée sur le mur par la lumière avant qu’ils ne soient séparés. Par ce geste singulier, la première ombre est née, suivie d’une multitude de variations. Depuis ce temps lointain, les plus grands artistes en font usage, voire un véritable sujet, que ce soit dans les autoportraits comme en témoignent les œuvres de Rembrandt et Eugène Delacroix, ou le genre figuratif des impressionnistes. Avec le roi du Pop art Andy Warhol et sa série Shadows II, l’ombre portée atteint son paroxysme en terme d’abstraction. Et c’est toute la thématique de l’exposition transversale « Ombres » que nous présente la Fondation de l’Hermitage. A travers 140 œuvres réalisées au fil des siècles, le jeu subtil des ombres apparaît telle une évidence et sort… de l’obscurité.

Errance à la lumière des ombres

Parmi les nombreuses œuvres de l’exposition, le tableau magistral d’Émile Friant, Ombres portées (illustré), présenté au Salon de la Société nationale des Beaux-arts en 1891, met en scène un jeune couple. L’émotion est forte, puissante. Aux yeux implorants de l’homme, à son ardent désir, la jeune femme répond par un regard fuyant, leurs ombres en disent long. Un théâtre d’ombres et de lumière où rien n’est laissé au hasard. Pour y parvenir, les nuanciers déclinent les palettes de gris allant du gris bitume au gris tourterelle plus poétique, ou de bruns plus chauds, aux teintes brûlantes ou terre d’ombre.

Plus loin, les couchers du soleil flamboyants du peintre suisse Félix Vallotton  – qu’il affectionne pour en avoir peint près d’une quarantaine – illustrent quant à eux les ombres colorées. Une technique également adoptée par Hans Emmenegger, autre artiste suisse, dans le dessein de restituer au plus près la réalité.

Les ombres sous toutes les facettes

En parallèle à l’exposition, la fondation propose un programme d’activités pluridisciplinaires, jeux et parcours ludiques destinés aux enfants. Et pour les moins jeunes, une série de conférences, ateliers de découpage et stages pour une initiation tout au long de l’été à l’ombre des regards…

Ann Bandle

Fondation de l’Hermitage – Lausanne
Du 28 juin au 27 octobre 2019
Billetterie 

Les Quatre Saisons de Franz Gertsch


A l’occasion de l’inauguration de nouveaux espaces, le Musée Franz Gertsch à Burgdorf présente une rétrospective de l’artiste de 1955 à 2018. Les Quatre Saisons, œuvres monumentales à tout point de vue, sont désormais réunies sous un même toit. Une constellation inédite, plus réelle que la réalité.  

Si au cours de sa longue existence, Franz Gertsch n’a cessé d’inventer des techniques originales, il n’est pas pour autant, à 89 ans, en manque d’inspiration « j’ai encore beaucoup d’idées, probablement trop par rapport à mon âge », lance-t-il en souriant. A l’évidence, l’enthousiasme et la passion ne l’ont pas quitté. Dans l’isolement de l’Emmental, au pied des Alpes bernoises, à Rüschegg précisément, les journées s’écoulent sereinement. C’est là qu’en 1976, l’artiste a établi son atelier avec pour seule compagnie son épouse, Maria Meer, et pour seul horizon une vaste plaine peuplée d’arbres, ceux qu’il a plantés à son arrivée.

Dès lors, on ne s’étonne plus que ce jardin naturel constitue pour le peintre une source d’inspiration permanente. « C’est là que vivent les modèles que j’ai immortalisés ». Les sous-bois, les eaux noires au fond de la vallée, et derrière la colline, les rives du lac de Bienne, là où Franz Gertsch est né et de ce fait les plus belles. Fidèle à un rythme immuable, il travaille chaque jour cinq heures d’affilée pour nous livrer des paysages sauvages d’une précision consternante.

Une approche artistique innovante
En préambule à la peinture, Franz Gertsch arpente la campagne pour saisir sous son objectif le cliché digne d’être reproduit. « Je ne photographie que lorsque j’ai le sentiment que quelque chose pourrait en sortir » précise-t-il. Lorsque la photo est sublime, elle est projetée sur la toile pour en esquisser les contours selon une technique de son invention. Commence alors un travail titanesque de plusieurs années pour peindre plus vrai que nature, des paysages saisissant de beauté. Une peinture dense, lisible de près comme de loin. Maître de l’hyperréalisme, il invente un procédé semblable pour la gravure sur bois. Les reliefs sont marqués par un nombre infini de petites entailles avant d’être encrées puis imprimées sur du papier japonais, sorte de xylographie pointillée dont le résultat est tout autant stupéfiant.

Un Musée à son nom
Profondément impressionné par les œuvres de Franz Gertsch, le collectionneur et mécène Willy Michel fait édifier un musée à Burgdorf. Volontairement sobre, l’architecture est pensée comme substrat pour les œuvres de l’artiste, adaptée à l’exposition de formats monumentaux et de triptyques. Deux cubes aux lignes épurées entourés d’un jardin. Depuis son inauguration en 2002, le Musée Franz Gertsch, tel qu’il a été baptisé, a enrichi ses collections par de nouvelles acquisitions. Et plus récemment, une extension a permis de réunir dans un même espace – événement sans précédent – les « Quatre Saisons », un ensemble d’œuvres magistrales réalisées entre les années 2007 à 2011. « L’art n’est qu’une traduction de la réalité en une réalité picturale », nous résume avec modestie celui qui figure parmi des plus grands peintres contemporains.

L’exposition « Franz Gertsch. Printemps, été, automne et hiver » se déploie dans toutes les pièces du musée. Une rétrospective éblouissante à découvrir jusqu’au 18 août 2019.

Ann Bandle

Museum Franz Gertsch
Platanenstrasse 3
3400 Burgdorf

De Turner à Whistler, promenade anglaise à l’ère victorienne

Paysages romantiques à profusion, scènes champêtres ou scènes de vie tout simplement, l’exposition de la Fondation de l’Hermitage présente un tour d’horizon des grands peintres d’outre-Manche des années 1830 à 1900. Des œuvres picturales qui exaltent la beauté de la campagne anglaise mais témoignent aussi des changements induits par la révolution industrielle.

A l’époque où la reine Victoria règne sur le plus grand Empire du monde, la peinture anglaise ne connaît paradoxalement que peu d’engouement outre-Manche. Trop traditionnelle, trop conservatrice, voire d’un charme désuet face au mouvement impressionniste, elle a longtemps été reléguée au rang des œuvres narratives, sans originalité. Il faudra patienter presque à nos jours pour que les critiques d’art réhabilitent le talent indéniable des artistes victoriens et que leurs œuvres soient appréciées à leur juste valeur.

Des œuvres prodigieuses

A commencer par William Turner – l’incarnation même du romantisme anglais – qui figure parmi les plus grands paysagistes de son temps. Admis à 14 ans à la Royal Academy Schools, le jeune virtuose pousse la technique de l’aquarelle à son plus haut niveau avant de s’intéresser à la peinture à l’huile. En quête de sujets, il voyagera abondamment en France, en Italie et dans les Alpes suisses. Partout, il esquisse la topographie des lieux, annote les couleurs avec une précision inouïe. « Mon travail est de peindre ce que je vois… » Des paysages souvent tourmentés aux reliefs vertigineux sans cesse renouvelés. Il invente de nouveaux pigments, des dégradés de jaune qui éclairent ses toiles d’une lumière singulière que tant d’artistes lui jalouseront.

Si William Turner a inlassablement cherché l’inspiration dans les pays méditerranéens, son contemporain John Constable n’aime rien tant que sa chère campagne écossaise et ne quittera jamais la Grande-Bretagne. Il peint la nature sur le vif, scrutée dans ses moindres détails pour être méticuleusement reproduite. Une technique des plus abouties où il réussit le prodige de nuancer l’humidité de ces contrées pluvieuses. Le résultat est stupéfiant, mélancolique ou romantique, mais toujours vibrant. Van Gogh lui-même fut intrigué. Lors de son séjour à Londres en 1873, il retourna à maintes reprises à la National Gallery pour admirer The Cornfield, la toile que Constable réalisa en 1826, pour s’en inspirer.

Dans un registre différent, celui de la réalité sociale, d’autres artistes tels que Frederick Walker et Frank Holl mettent en scène l’indigence de la classe moins favorisée. Leurs tableaux – qui ne manquent pas d’une certaine hardiesse – illustrent les drames familiaux, les conditions de vie précaires, la misère. Des images sombres, pénétrantes, d’une imposante vérité.

Outre les artistes précités, l’exposition « La peinture anglaise 1830-1900 » du Musée de l’Hermitage à Lausanne réunit une sélection variée près de 60 tableaux des grands noms de la peinture victorienne et un ensemble inédit d’héliogravures. Dans le sillage de Turner à Whistler, la promenade est des plus émouvantes… à découvrir jusqu’au 2 juin 2019.

Ann Bandle

Fondation de l’Hermitage 
Route du Signal 2 – Lausanne

Illustration : George William Joy, The Bayswater Omnibus, 1895

Martine Franck : Une humaniste au Musée de l’Élysée

« Du jour de la naissance jusqu’à l’instant de la mort, la vie n’est qu’une révolution constante. Rien n’est permanent. Le plus difficile est d’accepter les changements en soi, autour de soi, chez les autres, et pourtant la plus belle aventure n’est-ce pas ce parcours qui part de soi pour se connaître, s’oublier et se dépasser ? ».

Placée en préambule de l’exposition que lui consacre le Musée de l’Élysée de Lausanne jusqu’au 5 mai 2019, cet hymne à la vie écrit par la photographe Martine Franck ne pouvait être mieux choisi pour présenter ses quarante ans de photoreportage.  Un travail pour le moins bien atypique, loin des champs de guerre, couverts par la plupart de ses confrères masculins. Martine Franck, elle, a toujours voulu s’intéresser dès les années 60 à ceux, qu’on appelait – pas encore – les invisibles : les enfants, les personnes âgées, les laissés pour compte.  Plus qu’un choix artistique, une évidence pour cette femme timide et réservée, décidément pas « pas faite pour le trottoir », notait avec humour son célébrissime époux, le photographe Henri Cartier-Bresson de trente ans son aîné.

Jeune fille bien née, Martine Franck a vu le jour en 1938 dans une famille de collectionneurs d’Anvers, en Belgique, qui part se réfugier en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis. Dans leur salon à Londres, ses parents accrochent des toiles Picasso, Ensor et Van Gogh. La fillette s’y fait déjà un œil. Adolescente, elle poursuit ses études aux États Unis à Long Island puis en Arizona. Elle rêve de devenir conservateur de musée ou galeriste et commence des études d’histoire de l’art d’abord à Madrid puis à Paris, à l’École du Louvre en 1958. Là, elle y soutient un mémoire sur « Sculpture et Cubisme 1907-1915 » et se lie avec la futur metteur-en-scène Ariane Mnouchkine. Chagrin d’amour ou besoin d’émancipation ? Les deux amies décident de tout plaquer en 1963 pour se lancer dans un long périple en Orient. Elles demandent un visa pour la Chine. Seule Martine l’obtient. Ariane la rejoindra donc à Hong Kong. Pendant son voyage en solitaire en République populaire, Martine Franck s’essaye à la photographie grâce à un Leica qu’un cousin lui a prêté. Déclic d’une vocation.  Puis découverte du Cambodge, de la Thaïlande, du Népal, de l’Inde, de l’Afghanistan… enfin retour à Paris.

Parfaitement bilingue en anglais, la jeune femme réussit à se faire embaucher par le magazine américain Time Life, au bureau de Paris. Elle sera d’abord l’assistante des photographes Eliot Elisofon et Gjon Mili, puis ose enfin montrer ses propres images, arrive à publier et devient photographe indépendante pour Life, Fortune, The New York Times. En 1970, elle intégrera l’agence Vu, puis Viva en 1972 et enfin l’agence Magnum, dont elle devient membre en 1983. Elle se convertit au bouddhisme en 1987 et multiplie ses immersions au Népal. Après la mort de son mari en 2004, elle prend la présidence de la Fondation Cartier Bresson et se mobilise pour en assurer la pérennité.

Dans les années 2010, se sachant très malade, Martine Franck sélectionne, quelques mois avant sa mort en 2012, les quelques 140 photographies les plus emblématiques de son parcours si singulier. Ce sont ces mêmes photos que le visiteur du Musée de L’Élysée a le bonheur de découvrir à Lausanne, comme ses fameux portraits de Michel Foucault, Balthus, Giacometti qui cohabitent avec le cliché d’un enfant dans une boîte en carton veillé par son frère et son chien si bien portant. Sans jugement, avec humilité, sans artifice, sans mise en scène, Martine Franck nous offre décidément toute la beauté du monde.

Béatrice Peyrani

Les Trésors des Hansen

La Fondation de Martigny expose une soixantaine de toiles impressionnistes, issue de l’exceptionnelle collection Hansen du musée Ordrugaard de Copenhague. Retour sur l’itinéraire d’un couple de mécènes pressés et avisés…

« Je passe mon temps à regarder des peintures, et autant vous le confesser tout de suite, je me suis lancé dans des achats considérables », écrit en 1916, Wilhelm Hansen, directeur d’une compagnie d’assurance danoise et conseiller d’État, à sa femme Henny. Faute avouée, à demi excusée ? Nul doute, pour ce mari féru d’art, qui sait plaider sa cause auprès de son épouse avec ferveur et talent, «je sais que je serais pardonné lorsque vous allez les voir ; les meilleurs peintres à leur meilleur… ». Effectivement, les emplettes de monsieur Hansen sont bien du meilleur : paysages de Sisley et Pissaro, cathédrale de Rouen de Claude Monet, portrait de femme de Renoir,  autoportrait de Courbet… Profitant de ses fréquents séjours à Paris, l’homme d’affaires danois, entre deux réunions, court les musées et les galeries et – en investisseur aussi avisé que pressé – multiplie les achats avant le retour de la paix et l’inévitable hausse des prix du marché de l’art qui s’en suivra. Alors que la première guerre mondiale n’est pas encore terminée, Wilhem achète ainsi au célèbre marchand parisien Berheim-Jeune : « Le Pont de Waterloo, temps gris » de Monet et le « Portrait de Madame Marie Hubbard » par Berthe Morisot. Durant cette même période, au Danemark, le couple fait l’acquisition d’un terrain près d’Ordrup Krat au nord de Copenhague, pour y faire construire une résidence d’été, dont il fera bientôt son domicile principal. La propriété, qui compte une galerie d’art, sert bien entendu immédiatement d’écrin à la toute naissante collection des heureux mécènes. Le pavillon est inauguré en septembre 1918 et immédiatement les Hansen en ouvrent gratuitement les portes au public chaque semaine. Les visiteurs s’y presseront avec enthousiasme et curiosité. Sensibles à la reconstruction de l’Europe, les Hansen se mettent aussi en quatre pour collecter un million de francs et aider au financement de la reconstruction de la cathédrale de Reims, très touchée par les bombardements de 1914. Malheureusement, la faillite de la plus grosse banque du Danemark met en péril la santé financière des affaires de Wilhem Hansen, qui venait de contracter auprès de ce même établissement bancaire un prêt très important. Pour éponger sa dette, l’entrepreneur doit céder la moitié de sa collection. L’orage passé, le mécène réussit toutefois à racheter une quarantaine de toiles impressionnistes de premier ordre, comme cette « Marine, le Havre » de Claude Monet peinte en 1866. Mais en 1936, le destin frappe à nouveau cruellement la famille Hansen. Wilhem meurt d’un accident de voiture. Fidèle à la passion artistique de son époux, Henny, va assurer la pérennité de la collection en léguant son domaine et ses tableaux à l’État danois. Le musée public d’Ordrupgaard ouvre en 1953 et c’est une soixantaine de ses toiles majeures de Cézanne, Gauguin, Renoir, Monet, Degas… que les visiteurs de la Fondation Pierre Gianadda ont le bonheur de découvrir et d’admirer jusqu’au 16 juin 2019.

Béatrice Peyrani

Quand Pablo Ruiz devient Picasso


Après le musée d’Orsay, la Fondation Beyeler présente à son tour une exposition consacrée au jeune Picasso, les périodes bleue et rose. Des œuvres que l’artiste a réalisées pour la plupart à Paris dans les années 1900 à 1906. « J’ai voulu être peintre et je suis devenu Picasso ».

Formé à l’Ecole des Beaux-Arts de Barcelone, Pablo Ruiz Picasso n’a pas vingt ans lorsqu’il se rend à Paris avec son fidèle ami Carles Casagemas pour l’exposition universelle. Mais déjà, sa technique est remarquable et son ambition à la mesure de son génie. Si Picasso s’intègre sans peine dans l’effervescence de la vie parisienne et travaille d’arrache-pied, son ami s’enlise dans une passion non réciproque pour sa muse, Germaine Pichot. Il sombre dans l’alcool et se suicide d’une balle au Café de la Rotonde en février 1901. La tragédie sera immortalisée dans le tableau « La mort de Casagemas » par un Picasso bouleversé. Il confiera alors « c’est en pensant que Casagemas était mort que je me suis mis à peindre en bleu ». Et c’est dans cet état d’âme, empreint de tristesse et de mélancolie, que débute la période bleue. Des années de misère et de pauvreté où l’artiste se noie dans un océan monochrome. Il en émerge de nouvelles formes figuratives aux teintes bleutées, glaciales, crépusculaires. Le désespoir, la vieillesse, la mort… le hantent. Des œuvres bouleversantes qui, malgré leur beauté, ne trouvent pas preneurs.

En avril 1904, Picasso s’installe au cœur Montmartre, au Bateau-Lavoir, où il croise entre autres Modigliani, le portraitiste Kees van Dongen et Max Jacob qui lui apprend le français. Dans cette cité des artistes, il rencontre l’éblouissante Fernande Olivier, l’un des modèles favoris des peintres. L’amour entre dans sa vie et progressivement l’horizon bleuté cède au rose pastel, plus doux et plus tendre. Sa peinture se transforme, les couleurs chaudes réapparaissent, la chance lui sourit. La collectionneuse d’art contemporain, Gertrude Stein, le remarque et expose ses toiles dans son salon aux côtés de celles du célèbre Matisse. Désormais, il est connu du Tout-Paris et se lie d’une amitié autant artistique que littéraire, avec Apollinaire, qui restera un soutien infaillible.

Perpétuellement en quête de renaissance artistique, Picasso peindra dans une course effrénée plus de trois cents œuvres en six ans qui exaltent la vie, l’amour, la sexualité, le destin et la mort… Admirateur de Matisse, son rival et chef de file du fauvisme, il lui dira « Moi j’ai le dessin et je cherche la couleur, vous avez la couleur et vous cherchez le dessin ».

L’exposition de la Fondation Beyeler « Le jeune Picasso – Périodes bleue et rose » est l’aboutissement d’une vaste collaboration impliquant 28 musées et 41 collectionneurs privés. Elle réunit 75 tableaux et sculptures parmi le plus célèbres et pour certains rarement ou jamais exposés. Des œuvres qui précèdent le cubisme de Picasso et contribuent à son statut d’artiste le plus célèbre et prolifique du 20ème siècle.

Ann Bandle

FONDATION BEYELER JUSQU’AU 26 MAI 2019

Trois photographes suisses incontournables aux 49ème rencontres d’Arles

Il y a presqu’un demi-siècle, une bande de copains autour du  photographe arlésien Lucien Clergue et de l’écrivain Michel Tournier créaient les premières rencontres d’Arles. En ce mois de juillet 2018, la manifestation qui se déroulera jusqu’au 23 septembre accueille 35 expositions et inaugure six nouveaux lieux. Elle est devenue le rendez-vous mondial des amoureux de la photographie, professionnels, galeristes ou public qui s’y pressent de plus en plus nombreux.

Les rencontres ont accueilli l’an dernier 125 000 visiteurs et l’édition 2018 espère encore faire mieux cette année, dopée par la curiosité des touristes du monde entier pour la construction en cours de la tour Gehry de la fondation Luma. Côté programmation, Sam Stourdzé, le directeur des Rencontres d’Arles depuis 2014 a mis le focus sur une photographie, medium du XXIème siècle qui décrypte le monde tel qu’il est et va. Une ambition qui s’illustre parfaitement avec les expositions de trois artistes suisses majeurs et incontournables :

Robert Frank, René Burri, Matthieu Gafsou, trois artistes de générations différentes, trois regards aiguisés sur leur époque et leur évolution.

L’emblématique Robert Frank n’est bien sûr plus à présenter. Le Zurichois né en 1924, qui travaille et vit aux États-Unis est devenue l’icône mondiale de la Street Photography. Il y a soixante ans, l’éditeur Robert Delpire sortait son livre fondateur Les Américains. L’exposition Sidelines qui se tient à l’Espace Van Gogh d’Arles retrace cette incroyable aventure.  Elle traque les signes d’une Amérique alors en pleine mutation et dévoile au public d’autres images réalisées par le photographe en Suisse, en Europe ou en Amérique du Sud dans les années 50.

René Burri, né en 1933 à Zurich est décédé en 2014 dans cette même ville.  Son travail « Pyramides imaginaires » est présenté salle Henri-Comte. En 1958, la découverte des pyramides d’Egypte- ces montagnes sans la neige- provoque chez l’helvétique un véritable choc. Le goût pour la forme triangulaire ne quittera plus l’artiste, qui promènera toute sa vie son objectif sur la planète des toits des maisons, des jardins du Nil ou des tipis  du Mexique ou du Guatemala.

Matthieu Gafsou est né en 1981. Il vit et travaille à Lausanne. Son projet H+ exposé à la Maison des peintres explore les nouveaux contours de l’homme augmenté, enrichi ou pour certains…déshumanisé par ces fameuses prothèses miraculeuses, qui promettent de soigner ou de rendre plus performant. Regard chirurgical sur notre époque, regard visionnaire sur le futur de l’être humain.

Béatrice Peyrani

ABONNEZ-VOUS À CE BLOG

Manguin, l’éclat du fauvisme

La Fondation de l’Hermitage présente une exposition éblouissante consacrée à Henri Manguin, le plus audacieux des peintres fauves. Des tableaux flamboyants, extrêmement bien composés, qui témoignent d’une technique maitrisée et d’un talent rare.

D’instinct, la peinture est apparue comme une évidence à Manguin alors jeune l’élève du lycée Colbert à Paris. Une volonté qui se concrétise par son admission à l’Ecole des Beaux-Arts. A vingt ans, il entre ainsi dans l’atelier de Gustave Moreau et se lie d’amitié avec Matisse, Marquet, De Mathan et Camoin. Sous leurs pinceaux, les couleurs se libèrent, elles illuminent la toile d’un éclat flamboyant. De ce bouillonnement artistique est né un nouvel élan expressionniste qui bouleversa les techniques traditionnelles.

Mais que serait le peintre sans sa muse ? En 1896 à Cherbourg, Mauguin rencontre la jeune pianiste, Jeanne Carette, un vrai coup de foudre. Belle et sensuelle, elle devient sa muse, son modèle préféré, la femme de sa vie. Jeanne sera omniprésente. Dans un atelier de fortune, installé au milieu de leur jardin rue Boursault à Paris, elle va poser pour le peintre de manière incessante.

L’enchantement méditerranéen

Malgré des débuts difficiles, le succès pour Manguin est quasi immédiat. Très vite, les collectionneurs s’intéressent à ses tableaux aux couleurs intenses. Elles émanent d’un authentique bonheur de vivre. L’hédoniste peint tout ce qu’il aime. Les paysages méditerranéens du sud de la France, Saint-Tropez en particulier. Sous le charme de ce petit village de pêcheurs, il loge à La Ramade – « la propriété où nous sommes dépasse tout ce que l’on peut imaginer, Saint-Tropez a l’air très beau… c’est le rêve » – avant de louer la villa Demière, perchée sur le haut d’une colline. L’artiste célèbre la beauté des lieux. Il peint le port, les plages sauvages, la mer, les arbres en fleurs, réalise ses premières aquarelles. Et surtout, il peint Jeanne, encore et toujours.

Jeanne, partout présente

L’exposition rassemble plusieurs tableaux illustrant l’épouse du peintre parmi les plus émouvants. Jeanne assoupie dans le jardin « La Sieste », d’autres sur la plage avec leur fils aîné Claude, ou encore sur le balcon de la villa Demière, la mer pour tout horizon. Puis Jeanne allongée nue à l’ombre des arbres, sa superbe chevelure relevée en un chignon volumineux. Les accords chromatiques sont d’une belle vivacité, les blancs ne sont jamais blancs, la palette du peintre chante… tout est opulence, tout est volupté.

A travers ses tableaux, Manguin dévoile une existence paisible et sereine. L’histoire heureuse d’un homme assurément heureux « la vie avec Jeanne avait été si complète et si belle».

Ann Bandle

« Manguin, la volupté de la couleur »
Fondation de l’Hermitage
Route du Signal 2 – Lausanne
Dès le 22 juin et jusqu’au 28 octobre 2018
Du mardi au dimanche de 10.00 à 18.00, jeudi jusqu’à 21.00

Les beaux mondes de Laure Mi Hyun Croset

Avant les vacances de Pâques, Damier vous suggère parmi les nouveautés de ce printemps quelques livres à glisser dans votre valise. Premier de notre sélection : « Le Beau Monde » de la romancière suisse Laure Mi Hyun Croset, grande admiratrice de l’écrivain russe Ivan Gontcharov.

Elégance parfaite du marié, champagne et verrines divines pour cinq cents invités triés sur le volet, château et jardins à la française, tout ne paraissait que luxe et beauté pour célébrer le mariage de Charles-Constant, héritier d’une grande famille avec Louise. Sauf qu’à l’église, l’organiste n’en finit plus de jouer. Attente, inquiétude, angoisse… la mariée se fait attendre. Comment expliquer ce retard ? Incroyable, viendra- t-elle enfin? Pour passer le temps, entre le cocktail et le dîner, rien de mieux que d’évoquer l’absente. La mariée est-elle bien cette romancière à succès ? Ils l’attendaient tous, mais au fond, si peu d’entre eux la connaissaient. Silence pesant de l’assemblée. Ouf un invité se lance et brise la glace. Oui, c’est « parfaitement incompréhensible, oui d’autant qu’elle revient de loin », lâche un homme, visiblement pas du genre à dire n’importe quoi, un académicien sans doute. Amaury a été le professeur de Louise. Sa parole vaut bien de l’or. Et celle de Léopold, cet homme aux beaux yeux bleus? Ou de Matteo, ce latin lover au charme fou ou encore celle de Mathilde, la jeune sœur du marié ? Tous ont connu Louise. Tous ont quelque chose à dire. Paroles d’argent ou d’Evangile ? Que savent-ils d’elle , de cette jeune femme complétement « self made », de cette enfant trouvée, de… cette enfant perdue ? L’histoire n’était elle pas jouée d’avance ? A en croire les témoignages, badinages ou racontars, tout n’était- il pas écrit ? A moins, que ce ne soit l’inverse. L’absence de Louise, n’est-elle la preuve vivante, que rien, jamais RIEN n’est inéluctable? L’ énigmatique fiancée n’a-t-elle pas choisi de tout choisir? De tout réinventer pour rebattre les cartes encore une fois ? Pour une dernière fois ?

Le livre de Laure Mi Hyun Croset s’invite gentiment dans l’univers feutré du beau monde. Mais au fil des pages, avec maestria le suspens monte crescendo tandis que les personnages interviennent au rythme des sept sacrements pour énoncer – leurs quatre vérités – sur Louise. Chez les invités, la tension grimpe, le malaise devient palpable. Dans une parfaite unité de temps, de lieu et d’espace, le huis clos va bien se dénouer, mais l’épilogue sera aussi surprenant, que grinçant et inattendu.

Béatrice Peyrani

Trois questions romanesques à Laure Mi Croset

Damier : Quelle est la qualité que vous préférez chez un homme et chez une femme ?
Laure Mi Croset :
Chez un homme, la bonne foi, chez une femme le courage

Damier : Quelle faute vous inspire le plus
Laure Mi Croset :
Celle que celui qui l’a commise reconnaît.

Damier : Quel est votre héros favori dans la fiction ?
Laure Mi Croset :
Oblomov, que met en scène dans son roman éponyme l’écrivain russe Ivan Gontcharov, un personnage tellement paresseux qu’il refuse d’aimer de peur de se fatiguer .

Propos recueillis par Beatrice Peyrani

Le dernier-né des festivals de Megève séduit par sa programmation éclectique


Littérature, musique, films, théâtre, le « Festival Savoy Truffle » bouscule les codes par une programmation originale et multidisciplinaire, mais pas seulement.

A Megève, au cœur de ce village bucolique au pied du Mont-Blanc, le festival rend hommage au patrimoine culturel de toute une région, le Pays de Savoie, et fait la part belle à ses artistes : Renaud Capuçon, originaire de Chambéry, le skieur de l’impossible et rescapé de l’Himalaya Sylvain Saudan, l’harpiste Xavier de Maistre, sans parler du célèbre auteur Eric-Emmanuel Schmitt qui se met volontiers en scène pour « rompre la solitude de l’écrivain… » ou encore la projection de films tels que le Guépard avec Alain Delon, une épopée au temps où le duc de Savoie régnait sur l’Italie.

Il y a trois ans déjà que l’idée du festival a germé dans l’esprit des fondateurs désireux de mettre sur pied un événement singulier de haute qualité. Rien d’autre qu’un savoureux cocktail de plaisirs culturels qui s’adresse à un large public sans oublier les enfants. Tous les soirs, le KidsCorner leur propose des représentations théâtrales, lectures de fables ou ateliers, libérant ainsi leurs parents pour courir d’autres événements.

A noter que c’est du 17 août au 2 septembre 2018 qu’aura lieu la première édition de ce festival baptisé du nom du groupe pop Savoy Truffle, ou en hommage au fameux tube des Beatles de l’année 68… Deux semaines de spectacles en continu, autant divertissants que diversifiés, pour plaire à tous. Le programme publié en ligne promet une fin d’été féerique, à des prix accessibles, une belle prouesse !…

Ann Bandle

Voyage, voyage jusqu’au bout de l’Extrême Orient Russe

La Russie sera l’invitée d’honneur du salon du livre de Paris qui se tiendra du 16 au 19 mars. En avant-première, Damier vous présente son coup de cœur pour « Zimnik, Du Baïkal au Béring » de Diane Slëzkine, aux éditions des carnets de l’Aléatoire.

Vous êtes fan depuis votre enfance de Michel Strogoff, des Cosaques ou du Tour du Monde en quatre vingt jours ? Le Transibérien vous fait rêver ? La cabane en Sibérie de Sylvain Tesson vous a enthousiasmé, nul doute que « Zimmik », le récit de Diane Slëzkine vous enchantera. « Plonger dans le rêve d’un mort n’est pas sans risques. Au début les images t’ennivrent. Suivre des traces, ça aide à démarrer », explique l’auteur, qui entend courir sur les traces d’un certain Loïcq de Lobel. Un aventurier du XIX, dont le nom a depuis sombré dans l’oubli mais dont la romancière entend faire revivre le projet fou : la construction d’un train qui relierait Paris à New-York par le Détroit de Béring.

Un songe, un rêve, une pure folie ? Mais qui au XXIeme fait encore fantasmer des hommes et des femmes aux confins de l’Extrême Orient russe.

Malgré les températures irréelles (-50 degrés), c’est un récit plein de passion et de chaleur, que Diane Slëzkine rapporte de Moscou à ….Verkholïansk, en passant par Jogalovo ou Olekminsk, autant de villes inconnnues de la plupart des mortels et que même Google peine à situer sur la mappemonde.

La chute de l’URSS a quelquefois privé de ressources et d’habitants –« ces farouches citadelles, lointaines héritières de valeureux relais de postes du grand empire tzariste ». Qu’importe, Diane Slëzkine y débusque toujours un directeur d’école, un responsable de musée ou un attachés culturel, diligent. Tous désireux, malgré leur quotidien difficile, de l’aider à retrouver la route de Lobel. Même les enfants de ces mêmes cités ont joué le jeu et pris leurs crayons en offrant à l’écrivain des dessins de voyages en Yacoutie, dans la région de la Tchouckotka et d’Irkoutsk. Autant de contrées, autant de paysages et d’étendues neigeuses que le fameux train Tansalasaka Sibérien, aurait ou…pourrait traverser. Preuve évidente que décidément rien n’est plus immortel qu’un rêve !

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus:
Consulter le site de la librairie du Globe qui affiche les rencontres et événements du Pavillon de la Russie – Livre Paris.

French cancan à Martigny

La Belle Epoque de Toulouse-Lautrec, ressuscitée grâce à une centaine d’affiches et d’estampes, les plus spectaculaires de l’artiste. Du jamais vu.

Style, mouvement, légèreté, les affiches de Toulouse-Lautrec témoignent de l’effervescence parisienne à la fin du XIXe siècle. Un foisonnement culturel où l’on voit apparaître les premiers cafés-concerts et cabarets populaires. Le monde frivole et rocambolesque des danseuses de French cancan, parmi les plus applaudies La Goulue en frou-frou et sa rivale plus pudique Jane Avril, la chanteuse Yvette Guilbert ou l’extravagante Loïe Fuller… des beautés rousses que Lautrec affectionne plus particulièrement et qui sont à l’affiche du Moulin Rouge. D’un trait de crayon acéré, il saisit une posture, une expression, un pas de danse endiablé.

Mais c’est au sein des maisons closes que Lautrec réalise ses lithographies les plus singulières, sans voyeurisme ni vulgarité. Une suite de dix planches, usant d’une large palette de techniques allant des demi-teintes estompées aux ombres mystérieuses, révélatrices des gestes gracieux de ces reines de joie.

La passion du dessin

Le célèbre lithographe n’était pourtant pas destiné à une carrière artistique. Descendant d’une ancienne famille de l’aristocratie bordelaise, Henri de Toulouse Lautrec est frappé à quatorze ans d’un handicap sévère. Immobilisé par deux fractures du col du fémur, imputables à une dégénérescence osseuse, il se distrait par le dessin et surprend par l’évidence de son talent. Il ne cessera d’affiner sa technique, cherchant inlassablement les nuances les plus subtiles et les couleurs éclatantes jusqu’à sa disparition prématurée à l’âge de trente-six ans au château Malromé. Travailleur sans relâche, il laisse un nombre d’œuvres considérable, malgré sa courte existence.

L’exposition de la Fondation Pierre Gianadda, « Toulouse-Lautrec à la Belle Epoque », est présentée pour la première fois en Europe. Elle réunit l’ensemble des œuvres d’un collectionneur privé, passionné assurément… et généreux !  A voir et revoir jusqu’au 10 juin 2018.

Ann Bandle

Fondation Pierre Gianadda
Rue du Forum 59 – 1920 Martigny
Tous les jours de 9 h. à 19 h.

Lausanne, capitale mondiale de la danse

Chaque hiver depuis 1973, créé à l’origine par un couple de mécènes, Philippe et Elvire Braunschweig, la capitale vaudoise devient le rendez vous incontournable des chorégraphes et compagnies de danse les plus prestigieuses au monde. Leur objectif : lors d’un très sélectif concours, qui dure une semaine, y dénicher la future star mondiale des dix prochaines années.

Une grande salle, pleine de tapis et de coussins blancs, à côté une table en bois avec des eaux minérales et des fruits. Tout près du studio 1, où le chorégraphe, Duncan Rownes, dispense une master class, deux, trois jeunes femmes s’affairent pour offrir une petite pause aux près de soixante-dix jeunes danseurs et danseuses, qui toute cette semaine du 29 janvier au 3 février, vont tenter de remporter la 46ème édition, du Prix de Lausanne, l’un des concours de danse les plus prestigieux au monde.

Cours de danse et coachings, consultation médicale et conseils diététiques, drastiques épreuves de sélection, gala au théâtre de Beaulieu, leur programme sera dense et intense. Mais leur motivation est farouche, tous ont déjà passé avec succès un sévère premier filtre : heureux candidats présélectionnés parmi les 380 danseurs, qui avaient envoyé leur candidature au jury sur vidéo,- ou prometteuses graines de star invitées parce que – déjà très remarquées – lors d’un autre concours de danse à Pékin ou Moscou.

Ces jeunes gens, ils ont entre 14 ans et six mois (contre 15 ans l’an dernier, les compagnies désirant recruter leurs élèves de plus tôt en plus tôt pour mettre en place le cursus le plus performant possible) et 18 ans. Tous rêvent de décrocher un stage, une formation et peut-être un engagement parmi les 72 écoles et compagnies partenaires du Prix de Lausanne. Tous viennent chercher à Lausanne, leur premier grand succès professionnel. Originaires d’une quinzaine de pays différents, la majorité des candidats viennent de loin…. ils sont japonais, sud coréens, chinois ou australiens. Il y a toutefois cette année, malheureusement pas de Suisse en course, mais deux jeunes danseurs français.

Enfants du Pacifique ou du Vieux Continent, peu importe, tous savent que, seule une poignée d’entre eux décrochera en Suisse, le précieux sésame pour le Ballet am Rhein Düsseldorf Duisburg, le Boston Ballet School, l’Ecole de l’Opera de Paris (qui fait son grand retour cette année comme partenaire au Prix), le Royal Ballet de Londres ou encore …le très recherché Het National Ballet d’Amsterdam, qui a accueilli le lauréat de l’an dernier, l’italien Michele Esposito.

Une certitude les candidats de la session 2018, sont tous bien décidés à gagner et à donner le meilleur d’eux-mêmes, pour le plus grand plaisir des spectateurs, qui pourront les découvrir sur scène au théâtre de Beaulieu, jusqu’au dimanche 4 février 2018.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus sur les épreuves et spectacles diffusés en direct sur internet et sur la billetterie au théâtre de Beaulieu :
site internet https : www.prixdelausanne.org
site theatredebeaulieu.ch

La bonne fée de Lausanne

Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas Cendrillon la vedette de ce ballet iconique revisité par  Jean-Christophe Maillot mais sa marraine ou plus vraisemblablement sa mère, la bonne fée. Le chorégraphe, qui  dirige la compagnie des Ballets de Monte-Carlo et obtenu le Prix de Lausanne de la danse en 1977 a imaginé une version pour le moins décapante et inspirante  du célébrissime conte. Finie l’histoire à l’eau de rose ! Maillot préfère entrainer le spectateur sur la manière dont  le souvenir des personnes disparues peut réinventer le futur de ceux qui restent. Gagné, la danseuse japonaise Mimoza Koike a effectivement enchanté ceux qui ont pu la voir à l’Opera de Lausanne. 

Béatrice Peyrani

Les falaises du deuil

Seul à bord de son voilier, Andrew disparaît en mer. Son corps  n’est pas retrouvé. Dans son roman « Rentrée des classes », Laurence Boissier raconte l’effondrement de sa femme, Elise, et de leurs deux enfants. 

Depuis le drame, Elise n’a pas réapparu au Musée de porcelaine et de l’argenterie, où les projets d’exposition qu’elle portait à bout de bras sont suspendus dans le temps. Pourtant, il y a urgence. Faute de moyens, le musée est tombé en désuétude, déserté par les visiteurs. Il faudrait solliciter les donateurs de plus en plus frileux et ranimer la curiosité pour les objets infiniment précieux. Mais le cœur n’y est plus. 

La souffrance des enfants

Car depuis la disparition d’Andrew, les troubles comportementaux de ses enfants l’inquiètent. Henry refuse obstinément d’aller à l’école et sa petite sœur, Mathilde, s’enferme dans son armoire. Déconcertant pour Elise qui imagine le pire scénario. Et si, à tout prendre, Mathilde aurait préféré perdre sa maman à la place de son père adoré ?  Un doute lancinant qui reste sans réponse : « Lui parler du père le plus possible et à toutes les occasions » , recommande le pédiatre.

Vivre dans l’incertitude

Dès lors, comment survivre à la douleur sans sombrer dans l’oubli ? A chaque sonnerie, , l’espoir renaît, l’inimaginable resurgit, le cœur bat plus vite… Dans leur accablement, ces âmes éperdues peuvent compter sur la bienveillance du directeur du Musée, personnage attachant, et non moins en carence affective. Malgré les faits tragiques, l’auteure glisse subtilement des passages teintés d’humour comme pour adoucir le récit et nous décrocher un sourire.

Lauréate du Prix suisse de littérature pour son précédent ouvrage « Inventaire des lieux », Laurence Boissier nous captive par son roman à la fois désespéré et lumineux, une « Rentrée des classes » singulière.

Ann Bandle

Laurence Boissier
«La Rentrée des classes»
éditions art&fiction, Lausanne 2017

 

Jean Fautrier – Matière et Lumière

du 26 janvier au 20 mai 2018 – Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris

Après la rétrospective de l’été dernier au Kunstmuseum de Winterthour en Suisse, le Musée d’Art Moderne de Paris consacre à son tour une exposition à Jean Fautrier « Matière et lumière ». Un hommage rendu à l’un des plus grands peintres et sculpteurs de l’après-guerre, précurseur de l’art informel, qui a légué quelque soixante oeuvres au musée. Remarqué dès son plus jeune âge pour son talent, Jean Fautrier a été admis à la Royal Academy of Art à quatorze ans. Il ne connaîtra un réel succès qu’en 1960, couronné par le Grand Prix de la Biennale de Venise, quelques années seulement avant sa disparition.

L’hommage d’Eric Vuillard, lauréat du Prix Concourt 2017, à un peintre suisse.

Si l’auteur de L’Ordre du jour campe, comme on le sait un court mais efficace et implacable récit, les débuts de l’irrésistible ascension d’Hitler, la compromission des grands industriels de la Ruhr, l’odieuse lâcheté des dirigeants politiques de l’époque, à commencer par celle du chancelier autrichien Schuschnigg et des autres…Lord Halifax en tête (le secrétaire du Foreign Office) partisan d’une politique d’apaisement avec le Führer, Eric Vuillard rend un hommage appuyé à un peintre suisse.

Louis Soutter précisément. S’il est désormais considéré comme l’un des plus grands dessinateurs du XXème siècle de son vivant, l’artiste n’eut guère la reconnaissance que de quelques écrivains – mais pas des moindres comme Ramuz ou Jean Giono qui reconnaissent immédiatement son talent.

Né à Morges le 4 juin 1871, très jeune Louis Soutter montre un talent certain pour la musique et la peinture. Le jeune homme renonce vite à ses études d’architecture pour suivre des cours de violon à Bruxelles. En 1894, il gagne toutefois Paris pour renouer avec le dessin dans l’atelier de Jean-Joseph Benjamin-Constant. Il tombe amoureux d’une jeune américaine fortunée et s’embarque avec elle pour les Etats-Unis où il va enseigner avec brio et succès au département des Beaux-Arts du Colorado College la musique et la peinture. Pourtant en 1902, il plaque tout, vie de famille et aisance matérielle, pour regagner la Suisse et vivre en ermite solitaire. En 1923, sa famille le place dans une maison de vieillards à Ballaigues, dans le Jura Vaudois. De sa prison Louis Soutter dessine avec un sentiment d’urgence. Avait -il tout deviné de la tragédie qui allait déchirer l’Europe? Eric Vuillard n’en doute guère. En 1937, le  peintre réalise ses œuvres les plus poignantes: « Ses cohortes de silhouettes noires, agitées, frénétiques », peintes avec ses doigts déformés par l’arthrose, trempés, dans l’encre sur de vieux papiers récupérés ici et là effraient ses contemporains mais filment déjà l’agonie de l’Europe. Soutter ne connaîtra pas la libération de l’Europe, il meurt en février 1942.

Béatrice Peyrani

En avant marche pour la DADA AFRICA

Redécouvrir le Zurich de 1917, place de la Concorde à Paris? C’est le pari tenté et réussi du Musée de l’Orangerie avec l’exposition Dada Africa. Le mouvement avant-gardiste, né en 1917, au cabaret Voltaire à Zurich, jette à bas les canons des arts classiques occidentaux, dénonce les horreurs de la guerre et ouvre le dialogue avec toutes les formes dites d’art primitif de l’Afrique à l’Océanie. Une ouverture sur le monde, qui permet un siècle plus tard de rapprocher au sein de l’ exposition parisienne, statues Baoulé, têtes de Bouddha thaïlandaises, poupées indiennes, au côté des œuvres des artistes Dada, qui eux-mêmes s’en étaient inspirées, avec délice pour exaspérer le public et refaire le monde.

Cap donc sur le Musée de l’Orangerie, qui propose une belle déambulation en compagnie des représentants Dada les plus illustres comme Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp, Tristan Tzara, Raoul Haussmann ou encore Hanna Höch…L’ illustratrice de presse berlinoise, peut-être moins connue en France qu’en Suisse bénéficie d’ailleurs d’un joli coup de projecteur du musée français sur son travail. Ses collages, mixant statues antiques cambodgiennes, jambes de boxeur noir, corps tatoué maori, sont autant de manifestes contre le colonialisme, le racisme ou le machisme qui n’épargnait non plus les artistes masculins du groupe Dada. A l’évidence Anna Hach, leur fournisseuse préférée de sandwichs et de bière comme ils l’appelaient souvent, avait aussi bien du talent !

Béatrice Peyrani

Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries -75001 Paris. Fermé le mardi. Jusqu’au 19 février 2018.

 

 

Jean-Pierre Sergent, une expo inédite

C’est lors de la 8ème Biennale des arts plastiques de Besançon que Jean-Pierre Sergent expose une vingtaine d’œuvres sur papier de sa nouvelle série des Shakti-Yoni, Ecstatic Cosmic Dance et quatre peintures sur Plexiglas des Suites EntropiesUn kaléidoscope d’images colorées et d’émotions inspirées de l’actualité brûlante  « Aujourd’hui, il nous faut vraiment repenser notre rapport au monde, et j’espère que mes peintures, par les diversités iconographiques et culturelles qu’elles présentent, puissent y contribuer…! » souligne l’artiste franco-new-yorkais.

du 27 au 29 octobre 2017 – Micropolis, Besançon

Pays de Vaud, Terre d’élection

L’historien vaudois Olivier Meuwly, directeur scientifique et coauteur du collectif « Histoire vaudoise » se penche sur la période mouvementée du début du XIX siècle, alors que le pays de Vaud est libéré de la tutelle bernoise et traverse de nombreuses réformes. Entretien en préambule à sa conférence du 26 septembre prochain à 20.00 au château de Germaine de Staël à Coppet.

La réorganisation du Canton de Vaud, libéré de la tutelle bernoise, a-t-elle permis un essor significatif ?
Olivier Meuwly: 
Une fois créé, le canton de Vaud a un triple objectif: prouver sa capacité à se débrouiller seul, sur le plan politique, économique et militaire. Il va déployer tous ses moyens pour l’atteindre… avec succès! Vaud s’attachera à s’afficher comme un partenaire fiable et loyal au sein de la Confédération, là aussi avec succès. Le canton de Vaud sera dès lors l’un des piliers de la Suisse entrain d’advenir.

Quels sont les personnages d’influence sur la scène politique vaudoise à l’époque de Germaine de Staël ?
Olivier Meuwly: Frédéric-César de La Harpe est un personnage important mais réside à Paris, d’où il tire les ficelles et d’où il oriente la révolution de 1798. Il est en retrait durant la période de la Médiation et revient au premier plan durant le Congrès de Vienne où sa proximité du tsar Alexandre lui permet de travailler pour le maintien de l’indépendance vaudoise. Mais il peut compter sur un trio de personnalités de grande envergure en terre vaudoise: ceux que l’on appelle les « Pères de la patrie », Jules Muret, Auguste Pidou et Henri Monod. Ce dernier, proche ami de La Harpe, jouera un rôle éminent.

Napoléon, l’ennemi de Germaine de Staël, est-il craint ou admiré ?
Olivier Meuwly: 
Napoléon est redouté partout… sauf dans le canton de Vaud. C’est Bonaparte qui, en édictant l’Acte de Médiation, a posé les bases de la Suisse fédéraliste moderne, consacrant la souveraineté vaudoise. Vaud devient un canton comme les autres, avec sa Constitution, son organisation. Les Vaudois ne l’oublieront pas.

Que vous inspire Germaine de Staël, en particulier son rôle de femme engagée en politique?
Olivier Meuwly: 
Germaine de Staël est indiscutablement la mère spirituelle du libéralisme qui émerge à son époque. Il serait passionnant de chercher dans les oeuvres de Constant et de Staël ce qui appartient en réalité à Benjamin ou à Germaine. Leur pensée s’est formée à travers  un enrichissement réciproque fascinant, dans une extraordinaire symbiose.

Réalisé par Ann Bandle pour les Rencontres de Coppet

Monet Collectionneur

du 14 septembre 2017 au14 janvier 2018 au Musée Marmottan Monet à Paris

MONET COLLECTIONNEUR

L’exposition « Monet Collectionneur » présentée au Musée Marmottan à Paris est un événement inédit ! Oui, Monet fut aussi un collectionneur émérite. Tout au long de sa vieil s’entoura d’œuvres des plus grands peintres de son époque, des amis pour certains. Delacroix, Manet, Renoir, Signac, Cézanne, Pissarro, et bien d’autres… Une collection privée exceptionnelle, réunie pour la première foisPrès d’une soixantaine d’œuvres d’art qui nous révèlent sa passion et  son admiration pour les maîtres de l’impressionnisme, dont il est de toute évidence le chef de file…  A découvrir jusqu’au 14 janvier 2018.

Versailles d’hier… à aujourd’hui

Visiter le château de Versailles autrement, au bon vouloir de l’alphabet, pourquoi pas. Dans son « Dictionnaire amoureux de Versailles » Franck Ferrand nous invite à flâner dans le plus beau château du monde. Hors des circuits habituels et encombrés.

Depuis sa tendre enfance, l’écrivain scrute l’âme de ce lieu magique pour lequel il éprouve des sentiments passionnés « seul dans le saint des saints, au milieu des ombres, j’ai senti que je pouvais franchir les siècles et, véritablement, touché du doigt l’Histoire». Avec enthousiasme, il ranime le faste de la vie de Cour par une multitude de détails « qui ne se révèlent qu’à la centième promenade » assure-t-il, alors que l’on croit avoir tout vu et tout admiré. Au-delà de l’éblouissement au premier regard, il décrypte la face cachée des lieux, quelque deux mille trois cents pièces et des jardins à l’infini au passé vertigineux. Tout le mystère réside dans ce qui fut et qui n’est plus, transformé ou détruit pour renaître sous la volonté des puissants maîtres, de Louis XIV à Charles de Gaulle. Anecdotes insolites, indiscrétions savoureuses, scandales… l’ouvrage se lit avec délectation.

D’entrée, l’Allée-Royale s’impose, anoblie sous Louis XIV par des embellissements statuaires. Le Roi-Soleil avait coutume d’organiser des courses de traîneaux sur les parterres enneigés entre le bassin d’Apollon et celui de Latone.

A la vue de l’immense château, on n’imagine guère l’entassement des courtisans. Plusieurs milliers de nobles y vivaient à l’étroit dans le perpétuel souci de plaire. Messes, bals, cérémonies du lever, du débotté, du souper et du coucher du roi imposent un rythme effréné, où il est bon d’être vu en grands atours glissant élégamment sur les parquets. L’étiquette est des plus strictes jusqu’aux animaux de compagnie. Seuls les chiens et chats médaillés de lys blanc étaient tolérés à la Cour.

Les appartements se visitent à la lueur de leurs occupants. Celui de Mme de Montespan remporte la palme de l’exotisme. Perroquets, singes et même un ours distrayaient la favorite au temps de son apogée. Plus loin, on découvre notamment l’étonnant appartement des Bains alors que le Roi-Soleil ne pratiquait que la toilette sèche, destiné aux plaisirs du bain avant d’être affecté… à Mme de Montespan en disgrâce. Il n’en reste aujourd’hui que quelques décors aquatiques qui témoignent de sa destination initiale.

Après  « Ils ont sauvé Versailles » et « Gérard Van der Kemp, un gentilhomme à Versailles », Franck Ferrand nous dévoile d’autres facettes de son lieu de prédilection. Contrairement aux hommes, tous ces chefs d’œuvres traversent les siècles pour autant que l’on en prenne soin souligne-t-il. Il y a urgence à s’installer à Versailles, si ce n’est pour admirer « La Proserpine de M. Girardon et le Milon de M. Puget, à l’entrée de l’Allée-Royale. A eux seuls, ils justifient le voyage – peut-être même un déménagement. » On ne peut guère être plus convaincant !

Ann Bandle

 

Franck Ferrand
Dictionnaire Amoureux de Versailles
Editions Plon

557 pages

 

 

 

 

La route de vos vacances passe par Aix-en-Provence ?

De la Bibliothèque de Genève aux cimaises de la Galerie Bucher. C’est l’itinéraire étonnant d’une jeune fille pas si sage, devenue une figure majeure de l’avant-garde artistique parisienne du XXème siècle.

La route de vos vacances passe par Aix-en-Provence ? N’hésitez pas à vous rendre au Musée Granet qui rend hommage à la galeriste Jeanne Bucher. Alsacienne d’origine et épouse du célèbre pianiste suisse Fritz Blumer , cette jeune fille de bonne famille n’était programmée pour devenir l’une des galeristes les plus marquantes d’une vingtième siècle. Mais son œil, son charisme et son talent en ont décidé autrement. Bibliothécaire à l’université de Genève, trilingue, traductrice de Rilke, la jeune femme débarque dans les années 20 à Paris et devient l’assistante du couple de comédiens Georges et Ludmilla Pitoeff. Jeanne se lie avec le couple Pierre Chareau, qui lui permet d’ouvrir une petite librairie rue du Cherche Midi au-dessus de leur bureau. L’adresse deviendra très vite le point de rencontres de nombreux artistes et se transformera tout naturellement en galerie. Jeanne Bucher expose très vite les meilleurs du moment Jean Lurçat, Picasso, Braque, Chirico en autres puis plus tard Nicolas de Staël.

Si Jeanne Bucher décède trop vite d’un cancer en 1946, deux de ses descendants vont assurer la pérennité de la galerie qui existe toujours et s’est transportée rue de Seine.

Béatrice Peyrani

A découvrir Jusqu’au 24 Septembre.

Musée Granet
Place Saint Jean de Malte

13100 Aix-en-Provence
Accès PMR : 18 rue Roux-Alphéran

 

Une élégante rétrospective

 

Les plus belles robes d’Hubert de Givenchy réapparaissent le temps d’une exposition organisée par la Fondation Bolle. Les plus célèbres aussi, celles que le créateur a dessinées pour Audrey Hepburn, sa fidèle amie.

Lorsqu’en 1953, on lui annonce la visite de Miss Hepburn, le jeune couturier alors âgé de vingt-quatre ans pense rencontrer la star internationale Katharine Hepburn qu’il admirait. Mais la jeune femme qui se présente à son atelier n’est autre qu’Audrey Hepburn, une ravissante actrice encore méconnue, à l’allure tropézienne en pantalon corsaire et t-shirt. L’œil du créateur tombe sous le charme de cette beauté atypique, si différente des stars en vogue. Chaussée de ballerines, la taille ultra fine, elle est aussi gracieuse qu’une danseuse étoile, sa première ambition.

Pour son prochain film Sabrina, elle recherche d’urgence une vingtaine de tenues. Les capacités de confection de son atelier étant limitée, Givenchy commence par refuser. Comme tant d’autres, il s’émeut devant cette femme-enfant irrésistible, bien décidée à le convaincre « faites ce que vous pouvez mais j’aimerais que ce soit vous qui m’habilliez »

Devenue star internationale, elle exigea d’être habillée par Givenchy dans tous ses films. On se souvient de la somptueuse robe bustier, brodée d’une guirlande de fleurs, portée dans Sabrina où elle tourbillonne dans les bras de William Holden, ou de la robe mythique du film oscarisé « Breakfast at Tiffany’s », la plus célèbre de la maison, un fourreau de soirée en satin noir, au dos subtilement dénudé et orné de cinq rangs de perles, un chic inimitable. « C’est lui qui m’a donné un look, un genre, une silhouette. C’est lui qui, visuellement, a fait de moi ce que je suis devenue » dira la star avec cette belle modestie qui lui ressemble.

Givenchy compta parmi ses célèbres clientes Liz Taylor, Jean Seberg, Brigitte Bardot, Jacqueline Kennedy… un beau palmarès. Il reconnaît pourtant que l’amitié qui l’a lié à Audrey Hepburn est unique, jamais il n’a eu « une telle complicité avec quiconque. » Audrey est une véritable icône, omniprésente et inspirante. L’admiration est réciproque et dura jusqu’au dernier jour de l’actrice disparue prématurément, même au-delà « elle est toujours présente dans mon cœur, il en sera toujours ainsi ».

Le magnifique catalogue de l’exposition « Audrey Hepburn & Hubert de Givenchy : une élégante amitié » réalisé avec la complicité du grand couturier présente une galerie de dessins et photos de ses sublimes créations, annotés d’anecdotes intimes et révélatrices d’une belle amitié.

Ann Bandle

Exposition « Audrey Hepburn & Hubert de Givenchy. Une élégante amitié »
Jusqu’au 17 septembre 2017 sur trois sites :
Musée Alexis-Forel
Château de Morges

Ma mère, cette inconnue

 

Philippe Labro lui aussi est amoureux de la Suisse – il y revient souvent skier en famille – se penche sur l’enfance chahutée et très secrète de sa maman, Netka, décédée en 2010, fille naturelle d’une institutrice et d’un conte polonais qui la confie à des mamans de substitution. Abandonnée, la jeune femme prendra pourtant sa revanche sur la vie, grâce à l’amour. Elle va rencontrer l’homme de sa vie Jean Labro (le père de Philippe), ils vont se marier, avoir quatre garçons et ensemble sauveront de nombreux Juifs pendant la guerre. Mère et grand-mère exemplaire, Netka a adoré la vie. Avec intensité et fougue elle a vécu jusqu’à…99 ans. BP

Philippe Labro Ma mère, cette inconnue
Gallimard

 

 

Un personnage d’aventure de Chantal Delsol

Sur l’enfance, la famille, les parents, à ne pas manquer: Chantal Delsol. Un personnage d’aventure. Petite Philosophie de l’enfance. Editions du Cerf.

Un essai philosophique sur l’aventure de l’enfance, des parents, de l’école. Comment être formé et dé
terminé sans être conditionné ou formaté. Comment retrouver « la petite vie » dont parlait Charles Péguy qui fait grandir et éclaire chaque journée. BP

Un père ne meurt jamais…

Metin Arditi signe l’un de ses plus beaux romans en ce début d’été. «Mon père sur mes épaules » qu’il publie ces jours chez Grasset doit être glissé d’urgence dans votre valise de vacances.

« Mon père prenait le temps qu’il fallait. Les problèmes des autres ne devenaient jamais les siens, et cette liberté lui permettait de garder sur ses interlocuteurs un ascendant absolu ». Phrase clé du dernier roman de Metin Arditi, l’écrivain revient vingt ans après sa mort sur l’homme qui a le plus compté dans sa vie : son père. Comment ont-ils tissé leur relation? Qu’a pesé la distance kilométrique entre ces deux êtres ? Comment cette relation l’a-t-elle façonné à son tour dans ses liens ses propres enfants, se demande avec émotion, l’auteur, devenu à son tour père et grand-père.

Le jeune Metin est venu vivre en Suisse à l’âge de sept ans pour rejoindre seul un pensionnat de Paudex. Il a du s’arracher encore tout petit à son pays natal la Turquie et à sa famille restée à Istanbul. L’enfant a passé sa jeunesse, y compris la majeure partie de ses vacances en République Helvétique. Il y retrouvait sa maman radieuse et solaire à peine ou plus un mois d’été et son papa élégant, héroïque, admirable que quelques jours par an, tous deux dans cette même Confédération Suisse, en terrain neutre. Comme si ce père tutélaire et infaillible voulait protéger son fils d’une jeunesse istanbuliote aussi dorée que trompeuse ? Faut-il s’imposer un tel sacrifice pour élever son fils ? Mais avait-il d’autre choix pour le faire grandir ? Le père de Metin avait vécu avant-guerre à Vienne. Il y avait eu la guerre, l’exil pour lui. Il avait rebondi en Turquie, il y avait assez bien réussi en y important des balances analytiques Mettler. Tout aurait pu être simple. Mais il y avait un fantôme dans la famille de Metin. Il s’appelait Tülin, c’était une petite fille de deux ans. La sœur de Metin, morte avant sa naissance à l’âge de deux ans. Le couple parental ne s’était jamais remis de la perte de la petite fille, une sœur dont ils ne parlaient jamais. Pourquoi s’ épancher sur ce qui fait mal….

Sur le papier, l’exil forcé de Metin s’est déroulé comme sur des roulettes: élève brillant, physicien titulaire d’un troisième cycle en génie atomique, d’un MBA à Stanford, adolescent pas très sportif, il a toutefois la chance d’y rencontrer Géraldine Chaplin, puis la femme de sa vie. Il y croise aussi un jeune homme prometteur, un certain John Kerry. Arditi est devenu homme d’affaires à succès, écrivain reconnu. Il est resté en Suisse et vient de lui consacrer un superbe Dictionnaire Amoureux. Pourtant, malgré les honneurs et les consécrations publiques, la blessure restait ouverte : l’ex pensionnaire semblait en quête d’une estime, d’une admiration, d’une reconnaissance paternelle jamais dévoilée. Mais l‘amour des livres les a sauvé sans qu’ils ne s’en rendent compte tout de suite. Pour eux, le papa de Metin n’entendait pas compter parce que les livres, c’est autre chose. Oui c’est autre chose, un livre. Un livre c’est différent d’une tenue de Hockey sur glace coûteuse et inutile. Avec un livre, un père ne meurt jamais et devient immortel. Oui c’est bien cela, avec Mon père sur mes épaules, Metin Arditi a retrouvé son père, plus vivant que jamais. Tout comme son lecteur retrouve dans son roman le sien. Avec délice.

Béatrice Peyrani

Mon père sur mes épaules
Metin Arditi
Editions Grasset
Parution : Mai 2017

 

 

 

Ils ont fait l’histoire… en bandes dessinées

Découvrir les épopées chevaleresques des plus grands personnages historiques sous les crayons affûtés de dessinateurs talentueux, c’est l’idée originale des Editions Glénat.

Avec la complicité d’historiens, scénaristes et dessinateurs, les grands disparus de notre planète, entendez ceux qui ont marqué l’histoire, reprennent vie : Charlemagne, Jeanne d’Arc, Louis XIV pour n’en citer que quelques-uns.

Chaque album illustre un personnage célèbre, vous l’avez compris, avec une précision qui ne laisse rien au hasard. Atmosphères, lieux, dialogues, tout est là minutieusement reproduit et micro-dét

aillé pour nous immerger dans les pérégrinations courageuses de nos précurseurs. Une alternative séduisante pour les réfractaires aux volumes encyclopédiques ou les amateurs de BD tout simplement.

Martin Luther en bande dessinée

Tout juste sorti de presse, le dernier de la série propose un retour au début de l’époque moderne. Consacré au réformateur Martin Luther, il raconte en quelque cinquante pages passionnantes les prémices du protestantisme et l’influence des religions en politique.

Peu d’hommes ont laissé autant de documents nous rappellent les auteurs. « Son renom ne doit rien à ses origines, mais il s’explique à son succès d’auteur le plus lu à son époque ». Après Luther, d’autres

 

théologiens tels que Jean Calvin et Ulrich Zwingli ont à leur tour contribué à la Réforme. Ils sont à l’origine d’un bouleversement sans précédent dans l’histoire de l’Europe avec des répercussions non seulement dans le domaine religieux, mais aussi politique, économique et social, dont on parle jusqu’à nos jours…

Ann Bandle

Scénario : Olivier Jouvray
Historien : Matthieu Arnold
Dessin : Filippo Cenni
Couleur : Alessai Nocera
Editions Glénat / Fayard – 2017

La Suisse vue par des Femmes

Un guide de voyage pas comme les autres, fruit d’une ONG, Women in action worldwide.

C’est vraiment une bonne idée qu’ont eu Elisabeth Thorens et Carin Salerno. Ces deux copines de classe, elles se sont rencontrées à 4 ans sur les bancs de l’école, ont fait chacune un joli parcours professionnel, la première comme enseignante après avoir étudié et vécu aux Etats-Unis, l’autre à la direction de la coopération et du développement, ont en commun d’avoir beaucoup voyagé et de s’être confronté au grand défi qu’on attend toujours d’une femme et dans tous les pays savoir tout réussir de front: une carrière, un mariage, des enfants…Quadrature du cercle qui n’en finit pas de tous nous questionner. De leur expérience et leur amitié, Elisabeth Thorens et Carin Salerno ont décidé d’apporter leur propre contribution au débat : en créant à Genève avec quelques autres femmes de bonne volonté, une ONG, Women in action Wordwide, dont le but est de promouvoir l’empowerment socio-économique des femmes. Leur premier projet : lancer une collection de guide de voyages, vue à 100% par des femmes, histoire de s’affranchir des visions un peu machiste que la presse peut parfois donner d’une destination touristique. Trois guides[1] sont déjà sortis, dont l’un justement sur la Suisse.

Un carnet de voyages qui nous fait découvrir chaque grande ville ou localité de charme par une femme emblématique. Bien sûr, certaines figures étaient aussi inévitables qu’attendues. On s’étonnera pas de rencontrer à Lausanne, Gisou Van der Goot , force vive de l’EPFL, à Genève la dynamique Carole Hubscher qui dirige la mythique fabrique de crayons de couleurs Caran d’Ache ou Angela de Wolff, la pionnière de la finance durable qui a crée sa propre structure Sustainable Geneva, mais le Monde des Femmes SUISSE nous fait découvrir bien d’autres femmes aussi charismatiques que talentueuses : comme Aurélie Branchini, technicienne en restauration d’horlogerie ancienne à la Chaux-de-Fonds, Elena Ramelli, une tessinoise de 72 ans, qui tient depuis soixante ans, un stand de saucisses et de souvenirs au col du Gothard, en dépit de terribles épreuves personnelles, ou encore Anne-Françoise Buchs, propriétaire avec son mari de l’hôtel historique le Bella Tola, à Saint-Luc, devenu grâce à leur énergie un fleuron de l’hôtellerie de montagne suisse.

La Suisse vue par women in action worldwide. Une formidable initiative. Une jolie façon de
découvrir la Confédération avec ces surdouées de la vie qu’on aimerait toutes avoir pour amies.

Béatrice Peyrani

Le Monde des Femmes Suisse
Women in action worlwide.  

[1] Tanzanie, Birmanie…

Vous avez aimé cet article ? Soutenez la culture 

Histoire Vaudoise

Revivre l’histoire fascinante du plus grand canton romand, c’est l’invitation que nous lancent les auteurs de l’ouvrage « Histoire Vaudoise ».

Près de six cents pages et une iconographie souvent inédite restituent la métamorphose du Pays de Vaud depuis la Préhistoire à nos jours. Voilà plus d’un quart de siècle qu’aucun ouvrage de cette ampleur n’avait été publié sur le canton. Si l’attrait pour l’histoire régionale semble avoir disparu, nul doute que ce très beau livre va raviver la curiosité pour les épopées historiques. Ses vingt chapitres magnifiquement illustrés révèlent des aspects jusqu’ici méconnus et rendent hommage à la recherche menée au cours de ces dernières années.

Au fil des pages, les regards croisés des historiens sur l’économie, la politique mais aussi la culture et l’architecture reconstruisent le passé dans toute sa diversité. Notamment celui de Roger Francillon qui nous livre un savoureux portrait du Vaudois, « moins français et effacé que le Genevois, moins bourguignon que le Neuchâtelois, moins allemand que le Fribourgeois, moins savoyard que le Bas-Valaisan, il est davantage lui, relativement à tous ceux-là… » sous la plume de l’écrivain et poète Juste Olivier. C’est précisément à cette même époque, en 1837, que Sainte-Beuve est invité pour donner son fameux cours sur l’abbaye du Port-Royal à l’Académie de Lausanne.

Le chapitre remarquable dédié à l’architecture passionne tout autant. A la fin du 19e siècle, de prestigieux bâtiments sont érigés à Lausanne, l’Hôtel des Postes, fleuron de la place Saint-François, le Palais de Rumine, la nouvelle gare de Lausanne, l’hôtel du Beau-Rivage… toutes ces somptueuses constructions rehaussent l’éclat de la ville et attirent les touristes. Il ne reste hélas qu’une photo pour apprécier le majestueux hall central du Grand magasin Innovation démoli dans les années cinquante. Mais l’histoire s’envole emportant notre passé.

A l’heure des avancées technologiques fulgurantes, où l’actualité est omniprésente, se plonger dans les sources historiques promet aussi de belles découvertes… pour l’avenir !

Ann Bandle

Unknown

Histoire Vaudoise
Editions Infolio et Bibliothèque Historique Vaudoise
Olivier Meuwly, directeur scientifique de la publication

 

Damier pour la culture franco-suisse a partagé un lien.

 

 

 

La Suisse de Metin Arditi

L’auteur du Turquetto sort un Dictionnaire amoureux de la Suisse chez Plon. Jubilatoire.

Si vous épelez – S comme ski, U comme Union démocratique du centre, I comme Internats suisses, S comme Seconde guerre mondiale, S comme Simon Michel, acteur génial et genevois jusqu’au bout des ongles, E comme Ecoles Polytechniques en reliant chacune des initiales, vous trouverez un pays qui s’appelle bien entendu la S-u-i-s-s-e.

Metin Arditi a eu la bonne idée de sortir chez Plon, son « dictionnaire amoureux de la Suisse » et comme ses prédécesseurs, Jean-Noël Schifano pour Naples ou Philippe Sollers pour Venise, il brosse un extraordinaire portrait par petites touches colorées et subtiles de A à Z, de sa bien-aimée.

En effet, la Suisse est, en quelque sorte, sa fée clochette puisqu’il avoue qu’elle lui a tout offert. « Dire que ce pays m’a beaucoup donné serait peu. Il m’a comblé. », avoue l’auteur de son grand roman à succès « Le Turquetto ».

Il y a fort à parier que son nouvel ouvrage, qui comprend plus de 180 entrées et qui traite tant des hommes (de Calvin à Cendrars en passant par Giacometti ou Albert Cohen, sans oublier Roger Federer… ), des lieux ( Zurich, les quais du lac Léman, la Rue du Rhône à Genève, Lausanne avec sa rue du Bourg …) que de notre vie quotidienne (la Migros, la loterie Romande, les vins, la RTS…) sans oublier les standards, revus et corrigé avec son humour et sa perspicacité (les montres, les banques, la fondue, le cirque Knie…) sera un beau succès tant il le mérite.

Né à Ankara en1945, en Turquie, venu vivre à Paudex à l’âge de sept ans, « Suisse à quatre sous, comme on dit ici », le naturalisé n’a pas voulu payer une dette, mais oser une déclaration. Une déclaration d’amour à la Confédération Helvétique. Une jolie histoire, qui est née de sa rencontre un soir à Paris – autour d’une bonne bouteille – avec le créateur de la collection des Dictionnaires amoureux chez Plon, Jean-Claude Simoën et un ami commun, le poète Elias Sanbar, auteur d’un Dictionnaire amoureux de la Palestine.

La soirée fut belle et fructueuse puisqu’elle nous permet de découvrir quelques unes des facettes brillantes ou plus discrètes d’un pays plus mystérieux qu’on ne croit.

Metin Arditi commence sa promenade sur les chapeaux de roue, à toute allure avec à la lettre A comme Alinghi, le super bateau symbole de la Suisse qui gagne, belle performance « pour un pays privé de mer », mais qui sait construire « un bateau juste, à l’extrême pointe des connaissances du moment », explique-t-il et, dont les initiateurs ont su mobiliser tous les talents et les énergies. Continuant sur cette Suisse innovante nous re-découvrons la saga de la famille Piccard qui du professeur Tournesol à « Impulse Solar » mobilise l’intérêt des 7 à 77 ans…

Après nous irons flâner sur quelques hauts lieux touristiques comme le Château de Chillon, une forteresse qui « a de la gueule » ou au Château Mercier à Sierre,  «qui fait penser aux chambres d’un sultan », et nous nous aventurerons dans la « ville travail » de la Chaux de Fonds, la cité horlogère où «tout est tendu, pensé, réfléchi, calculé. La Chaux –de-Fonds est bâtie en damiers, d’est en ouest, en parallèle à la vallée, le « plan Junod » comme on dit. Point de banlieue. D’un pas, on quitte la ville pour se retrouver à la montagne ».

L’écrivain emprunte aussi les Chemins de fer fédéraux – avec lesquels il a fait ses premiers voyages d’enfant pour rallier Bex à Chésières, près de Villars-sur-Ollon afin de gagner son home d’enfants pour les vacances d’été. Plus tard il partira à l’assaut de Zermatt et Gornergrat- « plus intimidants » tout en réaffirmant que « toute occasion de se retrouver dans un wagon CFF est une joie ». Ne manquez pas son arrêt a la gare de Genève qui lui donne l’occasion d’écrire un amusant « Propre en ordre », expression typiquement suisse puisque le pays s’est construit
aussi sur ces deux valeurs et qu’il illustre par la description minutieuse et amusante du travail d’un préposé au nettoyage.

N’oublions pas la gourmandise avec le T de Toblerone qui s’affiche avec l’effigie de sa montagne la plus reconnaissable, le Cervin et, si on est fondu de F-Fromages- on rendra grâce à ces vaches « qui sont les plus belles du monde ».

Autant de pérégrinations festives qui n’empêche pas l’auteur d’écrire tout le mal qu’il pense des forfaits fiscaux qui consiste à « pirater de riches contribuables de pays appelés « amis » et qui sont souvent dans des situations économiques bien plus défavorables que la Suisse… » et tout le bien des « sociétés de lecture » dont celle « parmi les plus délicieuses » de Genève.

On l’aura compris, il y a autant de passion que d’humour dans ce dictionnaire de la Suisse qui mérite bien son adjectif « d’amoureux ».

Béatrice Peyrani

Vous avez aimé cet article ? Soutenez la culture romande

La Suisse de Diane von Fürstenberg

IMG_4269

Lausanne a joué un grand rôle dans la vie de la créatrice de la fameuse robe portefeuille, désignée par Forbes comme l’une des femmes les plus influentes de la planète mode.

Bâle 1952, une femme très élégante et sa petite fille de cinq ans sont photographiées sur le quai de la gare. Elles sont des touristes belges, vraisemblablement en partance pour une station de ski huppée de la Suisse. Luxe, calme et beauté…Elles vont illustrer un article pour un magazine. Quelle revanche, pour cette mère apparemment si belle et si épanouie. Comment croire, que sept ans plus tôt, cette même femme pesait à peine 29 kilos et rentrait des camps nazis. Pour ses bourreaux, Lily Nahmias, la mère de la petite Diane, n’aurait jamais du survivre et encore moins avoir un enfant. Mais elle a toujours cru qu’elle s’en sortirait et qu’elle triompherait de la barbarie. Non seulement elle a survécu mais vécut, elle a prodigieusement aimé la vie. Et cet amour indestructible de la vie, elle l’a aussi su le transmettre à sa progéniture. Diane, la petite fille de 1952 est devenue la grande Diane von Fürstenberg, « DVF », grande papesse mondiale de la mode. Grâce à sa mère Lily, à son courage et à sa détermination, DVF jure être bien devenue la femme qu’elle voulait être.

Pas étonnant alors si cinquante ans plus tard, ce même cliché de 1952 trône toujours sur les étagères de la chambre de l’ appartement New-Yorkais de la créatrice de la fameuse robe portefeuille, qui n’a jamais voulu oublier d’où elle revenait…de loin. Chaque nouvelle année, sa mère lui écrivait « Dieu m’ a sauvé la vie pour que je puisse te donner naissance…Je t’ai donné la vie et tu m’as rendu la mienne. Tu es le flambeau et l’étendard de ma liberté… », raconte Diane von Fürstenberg. [1] Dès le plus jeune âge, Lily a appris à Diane à se battre, à résister à la peur, à dormir dans le noir sans broncher ou prendre le train seule toute jeune.

Enfant, Diane est pensionnaire quelques années à l’école Cuche à Lausanne. Elle s’y fera une grande amie qui quelques années plus tard, lui permettra de rencontrer lors d’une fête d’anniversaire son futur premier mari : Egon de Fustenberg, neveu des Agnelli. La Suisse a donc visiblement porté bonheur à Diane. C’est du moins ce qu’on découvre en lisant cette biographie que la créatrice a fait d’elle-même et qui est sortie en français chez Flammarion.

Jeune mariée, la ravissante Diane von Fürstenberg aurait pu se contenter de faire la une des magazines. C’était sans compter sur sa soif insatiable d’indépendance. La jet set ne lui suffisait pas. Cette battante a donc conquis sa liberté et fait fortune grâce à sa fameuse robe en jersey. Sans bouton ni fermeture éclair, cette tenue a de quoi séduire les femmes libres. La rédactrice en chef du Vogue Amérique adore et on connaît la suite, 5 millions de wrap dresses vendues en 1976 ! Diane veut construire sur son nom, une marque mondiale. Mais trop jeune, trop inexpérimentée, trop impulsive peut être, ses affaires peinent dans les années 80. Un divorce, plus tard un cancer auraient du la laisser sur le bord du chemin.

C’était mal la connaître, Diane, plus motivée que jamais, rebondit . Elle n’a plus de magasins ni de réseau de distribution efficace, elle ira donc vendre elle même…à la télévision. La planète mode la croyait obsolète. Elle jugeait le télé-achat ringard. Tant pis pour elle. Diane von Fürstenberg est redevenue pour les femmes une icône. Ses robes portefeuilles, plus tendance que jamais, s’arrachent de nouveau et font les beaux jours des célébrités sur les tapis rouges. Inoxydable peut être, toujours combattante et déterminée, Diane n’en a jamais oublié de vivre, d’aimer, et de danser de Capri à Bali. Ses enfants (Alexander et Tatiana) dit-elle sont pourtant sa plus grande réussite. La businesswomen n’entend pas abdiquer son rôle de mère et de grand-mère très glamour.

Diane von Fürstenberg consacre désormais la majorité de son temps à la fondation qu’elle a crée avec son mari depuis 2001, l’homme de média Barry Diller qui œuvre en faveur de l’éducation, de la culture et des droits de l’homme. Non Diane n’a pas oublié qu’elle revenait de loin.

Béatrice Peyrani

[1] La Femme que j’ai voulu être, édition Flammarion.

Vous avez aimé cet article ? Soutenez la culture romande

Ferdinand Hodler au-delà des Alpes

hodler1908

A découvrir au Musée Marmottan Monet, une vingtaine d’œuvres majeures de Ferdinand Hodler prêtées par des collectionneurs privés. Des paysages lumineux peints durant les vingt dernières années de sa vie.

Peindre l’impossible, la transparence de l’eau, la douce ondulation des vagues, l’éclat de la neige, le ciel voilé, une mer de brouillard, esquisser le silence, la sérénité de l’aube… sont autant de difficultés  qui en auraient effrayé plus d’un. Pas Ferdinand Hodler.

De tous les artistes de son époque, il fut le premier à relever le défi de peindre la montagne, la reproduire avec son écrasante immensité sur la surface restreinte d’une toile. Hodler excelle dans les nuances subtiles et bleutées, les reflets dorés du coucher de soleil. A force d’admirer la nature, son âme s’en émut profondément « et l’extase qui avait pris possession de son être, il nous l’a communiquée par la magie d’une évocation fixée pour l’éternité » écrira Henry Van de Velde lui rendant un ultime hommage lors de sa disparition en juillet 1920.

Les dernières années de sa vie, c’est assis à la fenêtre de son appartement Quai du Mont-Blanc à Genève où la maladie le retient, qu’il continuera à saisir inlassablement le paysage pour nous restituer sa puissante beauté.

Hodler Monet Munch

L’exposition « Peindre l’impossible » du Musée Marmottan Monet à Paris présente pour la première fois les œuvres de Ferdinand Hodler intimement liées à celles de Monet et Munch. Pas vraiment contemporains, les trois peintres ne se sont jamais rencontrés. En revanche, ils ont vécu la même période historique, celle de la transition entre le 19ème siècle et l’époque moderne. Représenter le monde, la nature et ses paysages, une même conviction pour ces précurseurs d’un style nouveau. Ils ont exercé chacun à sa manière une influence déterminante sur l’orientation de la peinture.

Ann Bandle

images

Du 15 septembre 2016 au 22 janvier 2017
Musée Marmottan Monet
2, rue Louis-Boilly – Paris 16ème

Dès le 3 février et jusqu’au 11 juin 2017
En Suisse, au Musée Gianadda à Martigny

 

Vous avez aimé cet article ? Soutenez la culture romande

Comprendre les Suisses le temps d’un aller Genève-Paris

andre_crettenand

(ou l’inverse !) en TGV Lyria. C’est le sacré défi lancé par le guide que publie André Crettenand: « La Suisse, invention d’une Nation. »

Proposée par une jeune collection, ce nouvel ouvrage entend se pencher sur la genèse de la Suisse pour en décoder l’âme de son peuple. Sage initiative, quand malgré la globalisation de l’économie, la compréhension mutuelle des hommes semble se réduire comme une peau de chagrin.

Revenir aux racines culturelles et historiques sans se perdre dans les méandres de la fabrication des Etats Européens et …en quelques dizaines de pages, semble une gageure. Et pourtant le défi paraît relevé avec « La Suisse, invention d’une Nation ».

A bon entendeur, d’abord pour les amoureux des mythes : non Guillaume Tell n’a peut être jamais existé, précise son auteur André Crettenand, directeur de l’information de TV5 Monde. Mais sa légende a rendu un fier service aux Suisses : elle a façonné leur identité.

On s’en souvient Guillaume, le facétieux guerrier avait plus d’une flèche à son arc. Il a su utiliser la première pour viser la pomme que l’ horrible bailli (acoquiné aux Habsbourg) avait posé sur la tête de son fils et réservé la seconde pour tuer le vilain seigneur félon.

Guillaume « ne savait pas faire de grandes phrases », rappelle André Crettenand, mais « il vise juste ». Agir plutôt que briller. Tiens donc? Serait-ce l’un des premiers secrets de l’âme suisse traqués par l’auteur ? On ne sait pas soulever des montagnes, percer des tunnels ou construire des ponts par hasard. La Suisse n’ a pas de château de Versailles ou d’Empire State Building. Mais elle est entourée de sommets de plus de 4000 mètres, qui au fil des siècles ont forcé ses habitants à savoir « monter et gravir l’inaccessible ». Pour sûr, un serment entre montagnards sur une prairie (le fameux pacte du Grütli scellé par les premières communautés, renouvelé par le général Guisan en 1940), n’a pas donné à la Suisse une légende grandiloquente, mais il a cimenté une communauté de destins, et enfanter une Nation entreprenante et courageuse. Travailler sans bruit, ni murmure, au prix d’une neutralité quelquefois difficile à assumer comme pendant la Seconde Guerre Mondiale, relève André Crettenand.

Peiner, endurer, avancer… en 2016 la Confédération reste la championne des dépôts de brevets, des machines outils, des montres, des nouvelles technologies qui en font un…. paradis des start-up de pointes.

Une réussite qu’elle doit à coup sûr à ses habitants. Se pencher sur leur supplément d’âme, n’est pas inutile en ces temps difficiles… Les deux grands témoins interrogés par André Crettenand ont eu aussi leurs idées sur la question. On lira avec intérêt l’entretien mené avec l’écrivain Metin Arditi sur le sens du collectif et de la responsabilité des Suisses.

Béatrice Peyrani

Vous avez aimé cet article ? Soutenez la culture romande

Corinne ou l’Italie, le roman-fleuve de Germaine de Staël

corinne

Tout commence par une rencontre fortuite à Rome. Celle de Corinne, poétesse admirée pour sa plume, et d’Oswald, lord anglais de passage dans la ville éternelle.
La fascination est immédiate. L’esprit et la grâce de Corinne sont irrésistibles, Oswald tombe éperdument amoureux. Hélas, son père s’oppose au mariage. S’ensuit un dénouement rocambolesque qui tient le lecteur en haleine… pendant plus de six cents pages.

Bien que l’héroïne « Corinne » ne soit pas née dans l’esprit de Germaine de Staël en Italie, mais à Weimar alors qu’elle assistait à une représentation de La Saalnix, l’ambiguïté du titre laisse songeur. Faut-il voir dans Corinne ou l’Italie un guide de voyage ou l’histoire d’une femme ? Michel Delon, professeur de littérature à l’Université Paris-Sorbonne et spécialiste du siècle des Lumières, nous répond :

Michel Delon : Le personnage de Corinne est une allégorie ou un symbole de l’Italie, l’histoire de sa vie de femme et de créatrice sert à s’interroger sur le destin d’un pays qui a été essentiel dans le devenir de l’Occident et qui, au tournant du XVIIIe au XIXe siècle, est morcelé et occupé par plusieurs puissances étrangères.

Corinne mène une vie de femme libre et indépendante. La société italienne était-elle plus permissive que celle des pays voisins ?

Michel Delon : L’Italie est alors un pays marqué par l’emprise catholique et n’a rien de permissif, mais des coutumes comme celle du sigisbée troublent les voyageurs qui ont des difficultés à interpréter ces couples à trois. Corinne représente l’Italie, mais elle est britannique par son père, elle a fui en Italie et la liberté qu’elle revendique est plutôt une conquête personnelle.

La musique italienne, écrit Germaine de Staël, est  « …de tous les beaux-arts c’est celui qui agit le plus immédiatement sur l’âme… » au-delà des mots ?

Michel Delon : Corinne est poétesse et musicienne, elle improvise sur son luth. À la différence des arts plastiques qui s’adressent à la sensualité, la musique serait un art spirituel qui parlerait directement à l’âme sans pouvoir être traduite en mots ni en images.

Comment expliquez-vous la fascination qu’exerce Germaine de Staël près de deux cents ans après sa disparition ? 

Michel Delon : Nous redécouvrons aujourd’hui Germaine de Staël comme une femme qui a voulu concilier vie personnelle et vie publique, création artistique et engagement, passions amoureuses et réflexion intellectuelle, mais aussi libéralisme économique et cohésion sociale.

Réalisé par Ann Bandle pour les Rencontres de Coppet

Découvrir la Suisse d’aujourd’hui en bonne compagnie

2016_couverture_suisse_village_vd

C’est le propos d’un livre collectif publié par les Editions de l’Aire. Des artistes nous racontent leur Genève, Morges, Vevey ou Zurich. Rêveries attachantes de promeneurs aux aguets.

La Suisse revisitée par une vingtaine d’auteurs contemporains. C’est la bonne idée des Editions de l’Aire qui publient un joli recueil «La Suisse est un village », prétexte aux flâneries ironiques, tendres ou mordantes d’artistes, au parcours très divers. Trois français, amoureux de la ConfédérationMaurice DenuzièreMichel ChipotIsabelle Leymarie ont choisi de croquer avec humour leur Vevey, Zurich, ou Genève.

On ne présente plus Maurice Denuzière, journaliste à France-Soir puis au Monde, auteur de sagas à succès Louisiane ou bien sûr . Sa ville suisse de prédilection: Vevey, qu’il apprécie sans modération lors de la fête des Vignerons, sorte de « Thanksgiving à la mode vaudoise….célébration reconnaissante de la générosité de la nature. » Sensible à l’esprit des lieux, Denuzière qui a parcouru Vevey en long et en large au fil des ans, saison, après saison, n’ a qu’un vœu que Charon, le passeur des âmes vienne le chercher au jour dit …sur les fameuses rives du Léman.

Le mathématicien Michel Chipot qui a élu domicile à Zurich, la ville la plus américaine et aussi la plus chère de Suisse, nous raconte le goût sans complexe de cette cité pour les traditions et les avant-gardes : fête de la Sechselaüten (mise à mort de l’hiver symbolisé par un Böögg, une sorte de bonhomme de tissu jeté au bûcher), festival pride, lieu de prédilections des dadas… Isabelle Leymarie, dont le père professeur d’histoire de l’art à l’Université de Genève où de jeunes iraniennes rentraient parfois pour le week-end à Téhéran nous fait elle revivre le grand Genève des années 50 où l’on croisait Tristan Tzara, Alberto Giacometti ou Michel Simon. Voilà pour la nostalgie peut-être, mais n’allez pas croire que le livre est un guide de voyage comme un autre. C’est plutôt un guide flâneries en bonne compagnie, Madeleine KnechtBertrand BaumanJon FergusonCédric PignatChristian Campiche ont visiblement pris le parti de raconter leur Carouge, Château-d’Oex, Bienne, ou La Chaux-de-Fonds d’aujourd’hui, de leur quotidien, avec leurs coups de gueule et coups de cœur.

A découvrir : « La Suisse est un village », éditions de l’Aire

Béatrice Peyrani

Littérature romande, toute une histoire

200px-rodolphe_toepffer

A la fois chef-d’œuvre et ouvrage de référence, « Histoire de la littérature de la Suisse romande » se lit aussi aisément qu’un roman. Cette nouvelle édition rassemble les quatre tomes édités entre 1996 et 1999, épuisés depuis longtemps, et intègre plus d’une centaine de jeunes auteurs tels que Noëlle Rivaz, Blaise Hofmann ou encore Joël Dicker.

A l’origine de ce travail gigantesque, Roger Francillon, professeur émérite de littérature française à l’Université de Zurich et fervent défenseur des lettres romandes. Depuis plus de trente ans, il ressuscite les auteurs romands, trop vite oubliés. Invité récemment par la Société de lecture, il a présenté quelques pépites, pimentant son récit d’anecdotes.

Pour commencer, le Genevois Rodolphe Töpffer qui connut un succès considérable de son vivant. Grâce à la dot de son épouse, Töpffer fonde un pensionnat pour garçons à Genève, étrangers pour la plupart. Ce pédagogue inventif partage avec ses élèves sa passion pour le théâtre, la littérature, mais aussi les randonnées pédestres. A la belle saison, les cours se poursuivent en pleine nature. On esquisse les reliefs du paysage, on note ses impressions… Ainsi sont nés les Voyages en zigzag qui nous ont tant charmés par leurs pages délicates et sensibles.

Rousseau, modèle littéraire des auteurs romands

Interrogé par Sainte-Beuve, Töpffer aurait confié avoir pour modèles littéraires de nombreux auteurs et plus particulièrement Rousseau « bien que le personnage et son œuvre n’aient pas été très appréciés au 19e siècle » rappelle Roger Francillon et qu’au-delà de ces ostracismes « il me paraît capital de voir dans Rousseau et précisément dans La Nouvelle Héloïse, Les Confessions ou Les Rêveries, le modèle incontournable de la genèse littéraire de Töpffer à Pourtalès ».

Dans la Revue des Deux Mondes, Saint-Beuve relève que « Monsieur Töpffer est de Genève, mais il écrit en français, en français de bonne souche et de très légitime lignée, il peut être dit un romancier de la France » avant de poursuivre « c’est une étrange situation que celle de ces écrivains qui, sans être Français, écrivent en français au même titre que nous… ».

Le monumental journal intime de Henri-Frédéric Amiel

Contrairement à Töpffer, Henri-Frédéric Amiel ne peut se targuer d’avoir conquis un lectorat. Dans son mémoire, il défend la naissance d’une littérature romande indispensable pour se démarquer fondamentalement de l’esprit français qu’il critique sans détour « D’un bout à l’autre de l’histoire de France, on retrouve ces traits de caractère national qui sont l’irréflexion et l’incapacité des Français à appréhender la réalité dans son unité ». D’autres avant lui ont relevé la superficialité des Français comme Rousseau ou Bridel. Cette méfiance envers la France et sa politique de grande Nation sont le corollaire de l’amour pour sa patrie analyse Roger Francillon. Cela dit, les poèmes et publications d’Amiel n’ont guère été appréciés à l’exception de son journal intime, un monument de 16900 pages publiées posthume et que l’Europe entière applaudit jusqu’à Tolstoï. Les dernières années de sa vie, Tolstoï ne lisait plus que deux livres, le Nouveau Testament et le Journal intime d’Amiel.

L’invasion de la modernité

Toujours avec verve, Roger Francillon nous fascine encore en relatant les souvenirs d’enfance de  Philippe Monnier. Dans ses récits de la fin du XIXe siècle, Monnier évoque la campagne perdue, la disparition des métiers, l’invasion de la modernité… cela fait sourire. Puis, il enchaîne par quelques mots sur notre grand poète, écrivain et photographe vaudois Gustave Roud, et d’autres écrivains tout aussi talentueux Henri de Ziegler, Charles Ferdinand Ramuz… Mais le temps file et Roger Francillon nous quitte déjà sous un tonnerre d’applaudissements. Retrouvez-le et tous les auteurs romands dans cette magnifique encyclopédie.

Ann Bandle

hist_litt_rom_couv

 

 

Editions ZOE – 1728 pages

 

Du Léman à Nice

img_3323

Retour sur la construction de la plus belle route de montagne du monde

Offrir une route nationale qui irait de Thonon-les-Bains à Nice sans interruption ? C’est en 1903 l’idée révolutionnaire du conseil général du département de la Savoie, conscient du futur développement du tourisme et désireux de sécuriser des voies d’accès à la mer, en dehors de l’Italie, au cas où un conflit éclaterait. Bien sûr une route des Alpes s’est déjà construite au fil du temps, avec 600 kilomètres de voies plus ou moins carrossables, qui ont permis, dès l’Antiquité, aux envahisseurs tel Hannibal ou César de passer les Alpes, mais des sections comme le col de la Cayolle reliant les Alpes-Maritimes aux Hautes Alpes et celles du col de l’Iseran en Savoie sont à édifier pour permettre un accès d’Evian à Nice, sans ruptures de voie. En 1907, ce projet pharaonique pour une circulation automobile encore balbutiante, est chiffré à 4 millions de francs (équivalent selon les convertisseurs INSSE à plus de 15 Milliards d’Euros d’aujourd’hui).

Cher, trop cher pour un département comme les Hautes-Alpes, rongées par l’exode et la désertification agricole, qui ne peut régler sa quote-part : 376 000 francs (1.5 Million d’Euros).

Qu’importe un homme Abel Ballif, président du Touring-Club de France n’hésite pas à imaginer un vrai partenariat public-privé afin de rendre possible le démarrage du chantier. Association fondée en 1890, le Touring Club de France qui entend développer le tourisme, compte déjà quelques 100’000 membres. L’association installe des chalets refuges, des tables d’orientation, des panneaux de circulation pour favoriser la découverte de nouveaux paysages et l’essor des cyclistes et premiers automobilistes. Il a l’intuition que le tourisme sera un secteur clé de la France du XXème siècle. Le Touring Club sait aussi se doter de ressources. Il donne des conférences, édite des cartes et des guides pour aider les voyageurs à sillonner cols et routes. Il a déjà soutenu la construction de la corniche de l’Estérel reliant Saint Raphaël à Cannes, qui a permis un vif essor des stations balnéaires du littoral. Et c’est tout naturellement que le Touring Club accepte de financer 50% de la part du département des Hautes- Alpes.

Le projet de la plus belle route de montagne du monde est donc lancé. Les travaux vont vite et le circuit est inauguré dès juillet 1911 ; au total neuf cols à franchir, dont 5 dépassent les 2000 mètres, une altitude cumulée de plus de 10 600 mètres… la Route des Alpes a de quoi retenir l’attention des media, qui très vite se précipitent pour découvrir ses merveilles .

Une visite officielle président de la République est même attendue pour le 10 août 1914 de Nice à Evian. Elle n’aura jamais lieu, la Grande Guerre de 1914 en ayant décidé autrement. La France déclare la mobilisation générale le 1er août 1914.

La Route des Alpes devra attendre le retour à la paix et l’été 1919 pour voir enfin ses premiers vrais touristes. Le Touring Club organise de nombreux voyages de presse pour faire découvrir les six grandes étapes du circuit (Nice – Barcelonnette, Bercelonnette – Briançon, Briançon –Grenoble, Grenoble – Aix-Les-Bains, Aix-Les-Bains – Chamonix, Chamonix – Evian-Les-Bains). Les journalistes britanniques s’extasient sur les beautés de cette route magnifique qui vous transporte des jardins de la riviera regorgeant de palmiers, de mimosas, de figuiers aux reflets bleus argentés du Léman, en passant par les glaciers de Chamonix. En 1924, la voie d’hiver entre Nice et Aix-Les-Bains est ouverte. Elle permet d’allonger la saison d’été à Thonon et Evian et de proposer aux automobilistes les plus aventureux de goûter aux charmes de la Côte d’Azur en dehors de la saison haute (qui se situait alors en février avec les fêtes de Carnaval). Souvent les établissements hôteliers de Nice et Evian se partagent les mêmes directeurs qui peuvent ainsi accompagner leurs grands clients …toute l’année. Les derniers tronçons de la route des Alpes, désormais consacrée Voie Royale sont parachevés en 1937. En 1938, l’Hexagone compte 1 520 000 véhicules, le Touring Club 300 000 membres, une belle occasion pour le président de la République Albert Lebrun de rendre hommage à ses dirigeants décidément si visionnaires.

Dans les années 50, la France va bientôt se passionner pour les exploits cyclistes d’un certain Louison Bobet qui forgera sa légende dans l’ascension de ses cols. Bientôt ce seront des millions de Français et d’étrangers qui vont sillonner chaque année les axes Briançon – Grenoble ou Grenoble – Aix-Les-Bains. Quant à la légende la Route des Alpes, elle continue de s’écrire.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus : Photos des voitures autocars grises et rouges Berliet, affiches de promotion de la compagnie PLM, guides des étapes clés de la Route mythique des Alpes sont à découvrir dans une jolie exposition consacrée à l’histoire de la Route des Alpes à la Maison Gribaldi d’Evian jusqu’au 13 novembre 2016.

 

 

 

Passions secrètes d’un français pour Dubuffet, Basquiat et les autres à Lausanne

1990_toroni_artist_5_b

Il a choisi de rester anonyme mais a souhaité partager sa passion pour la peinture des années 50 à nos jours. A la Fondation de l‘Hermitage, un mécène français nonagènaire (avec un bon ADN artistique…son père peignait, sa mère collectionnait, son frère dessinait…) dévoile jusqu’au 30 octobre plus d’une centaine de ses peintures et sculptures. Une promenade enchanteresse au travers de ses coups de cœurs et de ses amitiés pour Louise Bourgeois, Andrew Mansfield, Robert Barry…

Depuis plusieurs années, la Fondation de L’Hermitage de Lausanne a noué avec succès des liens étroits avec certains collectionneurs lui permettant de montrer au public des œuvres inédites. C’est encore le cas cette fois ci avec cette exposition « Basquiat, Dubuffet, Soulages…une collection privée » où un esthète français, qui a préféré garder l’anonymat, a accepté de prêter pour quelques mois plus d’une centaine de ses peintures et sculptures, qui ont souvent été choisies et acquises dans les ateliers mêmes des artistes.

L’exposition commence avec une œuvre surprenante du suisse Christopher Draeger (le crash du R101, Beauvais, 5 octobre 1930), tableau inspiré d’une catastrophe, l’incendie d’un dirigeable britannique, qui avait causé la mort de 47 personnes à Beauvais et particulièrement marqué enfant le collectionneur, alors âgé de 4 ans. Le petit garçon avait vu les flammes du dirigeable alors qu’il était la nuit dans sa chambre chez son grand–père. Le lendemain, il était allé voir la carcasse de l’appareil avec son père et se souvient encore des agents de police qui assuraient le périmétre de sécurité. Un souvenir très présent dans sa mémoire qui a fait peut être qu’il ne pouvait qu’acquérir l’œuvre de Draeger. Qui sait.

Le parcours de l’exposition se poursuit par des accrochages plus prévisibles qui font la part belle à l’art de l’après-guerre : une salle consacré à l’œuvre foisonnante et facétieuse de Dubuffet, des toiles du danois Asger Jorn, fondateur du mouvement Cobra, et au néo- expressionnisme : Michel Marcelo (et ses natures mortes…), Jean-Michel Basquais, Anselm Kiefer. La création européenne est bien représentée avec les œuvres de Pierre Soulages, Niele Toroni (empreintes de pinceau numéro 50 répété à intervalles réguliers de 30 cm), Louis Soutter, Bertrand Lavier….Une belle sélection d’artistes américains Carl André, Mark Tobey, Cy Twombly …parachève cet ensemble unique. Sans oublier le coup de cœur du mécéne pour Derain, (Portrait du fils de l’artiste dans l’atelier, vers 1946-1950).

EXPOSITION « BASQUAIS, DUBUFFET, SOULAGES… UNE COLLECTION PRIVÉE » DU 24 JUIN AU 30 OCTOBRE 2016 – FONDATION DE L’HERMITAGE 

Béatrice Peyrani

 

 

Saint Moritz ou Zermatt sous le soleil exactement de la Dolce Vita

9782840496618 2

Dans « In my Fashion », Bettina Ballard correspondante américaine de Vogue à Paris avant guerre puis après la Libération nous fait revivre les grandes heures de la haute couture en compagnie de Chanel, Dior ou Givenchy. Un délice à déguster comme un Spritz en été.

C’était d’un temps pas si lointain où le marquis Emilio Pucci habillait les élégantes sur les pistes de Saint Moritz ou Zermatt, photographiées par la créative Toni Frissel. C’est cette plongée dans les mémoires que ressuscitent Bettina Ballard dans son journal tout juste publié par les éditions Séguier. Emilio Pucci raconte Bettina « voyage sans cesse entre les 33 pays dans lequel il vend des vêtements. Il s’amuse aussi vite qu’il travaille, et parvient souvent à combiner les deux. Quand il skie comme un professionnel à Saint Moritz, il est sûr de croiser sur les pistes une de ses clientes qui lui commandera trois pantalons supplémentaires. » De Paris à Rome, en passant par New York ou Saint Anton, pas un des endroits fréquentés par la Café Society [2] ne manque à l’agenda de celle qui fut l’une des plus influentes journalistes américaines de l’avant et après- guerre. Mais surtout pas un des couturiers éminents n’échappe à la galerie de portraits que croque avec talent et rigueur la rédactrice. Néanmoins, pas simple spectatrice de son époque, elle s’engagea comme volontaire pour la Croix-Rouge pendant la seconde guerre mondiale et fut expédiée en Afrique du Nord pendant le conflit.

Chanel, Balenciaga, Christian Dior, Schiaparelli, la reportrice  les connut tous dans leur intimité.  Invitée dans les années 30 de la Villa La Pausa, à RoquebruneGabrielle Chanel possédait une maison sur la Riviera (que vient d’ailleurs récemment de racheter la Griffe aux deux C), Bettina Ballard restitue avec minutie le décor de la demeure chère à la couturière libératrice du corps des femmes. « La couleur dominante était le beige bien sûr. Même le piano était beige, comme toutes les chambres. On me rappela  que le duc de Westminster avait fait peindre son yacht en beige et qu’elle en avait tiré son obsession pour cette couleur en décoration…. » Mais en n’en oublie pas moins de donner quelques détails amusants sur le quotidien très privilégié des invités de la Pausa : «  On ne croisait personne le matin, et le déjeuner était le premier moment de la journée où les invités se réunissaient. Personne ne ratait ce repas, toujours très amusant. Dans la longue salle à manger, un buffet proposait des pâtes italiennes chaudes, du rôti froid, des plats typiquement français, un peu de tout en fait… ». Tout était servi sans qu’on y ait vu le moindre domestique s’affairer, Chanel ne mangeait rien ou presque note Ballard dans son journal, mais restait debout devant la cheminée, une main dans une poche, « l’autre brassant l’air, un sourire élargissant sa bouche déjà grande, alors qu’elle racontait des anecdotes drôles, touchantes ou malicieuses sur son passé ou celui de ses amis. »

Après-guerre, Bettina Ballard revient à Paris libéré et ré-enchanté par un certain Christian Dior qui fait ses débuts de couturier en 1946 chez Lucien Lelong. Entre une omelette au caviar et un soufflé au homard, Ballard et Dior construisirent une solide amitié tandis que les défilés du timide couturier enchainent triomphe sur triomphe jusqu’en 1957, année de la disparition prématurée de l’inventeur du New Look.  Le génie de la mode disparu, Bettina Ballard doit trouver ses héritiers. Nul doute  pour elle ce sera Balenciaga et le jeune Hubert de Givenchy qui vient de s’installer avenue George V. « Chaque saison les voit rivaliser pour la place d’honneur de la haute couture ; Balenciaga règne par son élégance pleine de maturité, mais Hubert de Givenchy l’emporte en jeunesse et en fraîcheur. Ce sont les deux plus importants couturiers de l’heure actuelle. » Morte en 1961, Bettina Ballard a le temps de décrire les premiers grands succès du prêt à porter américain mais n’ assistera pas à l’ ascension d’Yves Saint Laurent, dommage, elle l’aurait sûrement beaucoup aimé. Il n’empêche le livre de Bettina Ballard, si pudique sur sa propre vie privée, se savoure avec délices et ravira ceux pour qui la planète mode ne rimait pas avec frivolité mais amour de la vie.

Béatrice Peyrani

 

 

 

La misère du cœur de Benjamin Constant

41w0XsAkRTL._SY291_BO1,204,203,200_QL40_

Il y a deux cents ans paraissait Adolphe de Benjamin Constant.  L’œuvre raconte la vraie misère du cœur humain. C’est du moins ainsi que son auteur l’a définie. Après avoir courtisé avec assiduité Ellénore, une belle polonaise, Adolphe est pris au piège de sa liaison étouffante « y rencontrant encore du plaisir mais n’y trouvant plus de charme. » Or que faire contre un sentiment qui s’éteint.

Malgré les reproches mutuels, les scènes parfois violentes, il ne parvient pas à rompre car rien n’altère l’amour que lui porte Ellénore. Tandis qu’il la délaisse, elle s’attache de plus en plus jusqu’à en perdre la raison. Au bord de l’abîme, elle sombre dans un délire sans retour « elle voulut pleurer, il n’y avait plus de larmes; elle voulut parler, il n’y avait plus de voix…». Une fin tragique pour cette histoire à l’apogée du romantisme, qui nous rappelle celle de l’héroïne Corinne de Germaine de Staël.

Aujourd’hui encore, on s’interroge sur la part autobiographique du roman. François Rosset, professeur et ancien doyen de la Faculté de lettres de l’Université de Lausanne, nous éclaire sur certaines mésinterprétations :

Photo_SiteQuelles sont les femmes qui ont inspiré à Benjamin Constant le caractère d’ « Ellénore » ? Mme de Staël dit se reconnaître…

François Rosset : La première chose à dire à propos d’Adolphe mais aussi de Corinne, c’est que ce sont des romans, des œuvres littéraires, c’est-à-dire des univers de récréation; ce ne sont pas des chroniques mondaines, ni non plus des transpositions autobiographiques simplistes. Germaine de Staël n’est ni plus, ni moins présente dans le filigrane du personnage d’Ellénore que les autres femmes que Benjamin Constant a rencontrées, désirées et aimées ou que certaines figures féminines de fiction qu’il a rencontrées dans ses lectures. Mais c’est une chose que le public, gavé de « peopleries », a beaucoup de peine à comprendre; et c’était déjà le cas à l’époque. C’est pourquoi, si Germaine de Staël s’est offusquée, ce n’est pas tant à la lecture du roman de Constant qu’elle connaissait très bien, mais à cause des ragots qui ont commencé à circuler à la publication d’Adolphe en 1816 et qui l’identifiaient à Ellénore. Elle n’était pas seulement touchée personnellement par ces interprétations triviales, mais aussi en tant qu’écrivaine, déçue de la mécompréhension qui affecte trop souvent les œuvres littéraires.

Lors des lectures d’Adolphe, les femmes ont littéralement fondu en larmes. Le roman est-il révélateur des tourments relationnels de l’époque ? 

François Rosset : Les larmes sont une forme d’expression omniprésente dans le champ littéraire et social de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Elles sont le signe, l’extériorisation de la sensibilité, non pas une marque de sensiblerie comme on aura tendance à les interpréter plus tard. Si des femmes (mais aussi des hommes) ont pleuré en assistant à des lectures publiques d’Adolphe ou dans l’intimité de la lecture personnelle, il n’y a rien d’extraordinaire. Ce qui est intéressant, c’est que des témoins aient relevé explicitement ces torrents de larmes. Il faut d’abord y voir le signe que le texte touchait les contemporains et que la réponse « sensible » des lecteurs ou des auditeurs trouvait à s’exprimer par ce langage-là. C’est moins une affaire de « tourments relationnels » qui seraient plus ou moins intenses à une époque donnée qu’une affaire de formes d’expression des affects humains. Et à cette époque, les larmes sont particulièrement opératoires dans ce sens.

Les héroïnes « Corinne » de Germaine de Staël et « Ellénore » de Benjamin Constant ont toutes deux une fin tragique. Un dénouement heureux pour les amants aurait-il été contraire aux mœurs ?   

François Rosset : Comme cela a déjà été dit, nous avons avant tout affaire à des œuvres littéraires ambitieuses, écrites à une époque où la hiérarchie des genres est encore solidement ancrée dans le modèle classique; là, la tragédie et le tragique sont les plus valorisés. Un dénouement heureux pour ces œuvres aurait peut-être contenté des lecteurs naïfs, mais il aurait surtout eu pour conséquence de saboter le projet esthétique de ces œuvres. On parle de Germaine de Staël, pas de Barbara Cartland!

Ces deux romans ont-ils été écrits pour surmonter les déceptions amoureuses de leurs auteurs en se libérant de sentiments douloureux sans pour autant se dévoiler ?

François Rosset : On ne doit évidemment pas négliger la part d’autothérapie que tout écrivain place dans son activité créatrice, mais on aurait tort aussi de réduire ces deux œuvres complexes et magnifiques à des histoires d’amours malheureuses. L’investissement que leurs auteurs y ont placé ne concerne que pour une part (pas forcément principale selon moi) la question des sentiments contrariés ou des malheurs de cœurs mal ajustés. Il y a, dans Adolphe, une réflexion d’une acuité impitoyable sur la puissance et les méfaits potentiels du langage, alors que Corinne déploie tout l’éventail des préoccupations politiques, sociales, anthropologiques artistiques et culturelles de Germaine de Staël. Au reste, à supposer qu’on puisse connaître de façon fiable le projet réel de ces deux auteurs, il faudrait toujours ajouter que les grandes œuvres sont grandes justement parce qu’elles dépassent leur projet.

Benjamin Constant s’est-il décrit dans certains traits de personnalité d’Adolphe ?

François Rosset : Là, il est possible de répondre affirmativement à la question. Mais le personnage d’Adolphe ne ressemble pas à Constant en tant qu’amant cruel par son indécision, ses atermoiements, ses maladresses, son égocentrisme, mais, plus généralement, en tant que cet homme tourmenté par sa propre fragilité, les contradictions de ses affects, l’inconséquence de ses agissements. Toute son œuvre intime est une longue série de variations sur ce motif; et cette instabilité concerne aussi bien la vie amoureuse que certains projets intellectuels, sans cesse recommencés (comme l’immense ouvrage sur la religion) ou la forme des engagements politiques (non pas le fond d’idées, qui, lui, est stable).

Pour en savoir plus : Conférence de François Rosset le mardi 6 septembre 2016 à 20h00 «L’orage perpétuel : Corinne de Germaine de Staël et Adolphe de Benjamin Constant » au Château de Coppet – entrée libre, inscription recommandée

Interview réalisé par Ann Bandle pour Les Rencontres de Coppet

Le silence de Jeanne

16061710034998181-1Dans son premier roman « Jeanne», Véronique Timmermans alterne deux histoires étroitement mêlées. Celle de Jeanne bouleversée par son coup de foudre inavouable pour un prêtre et celle de sa fille, Catherine, en quête de vérité. Mais comment réagir face au silence de Jeanne sur son passé? L’auteure soulève la délicate question de la transmission des souvenirs intimes d’une génération à l’autre. Un livre tout en émotion et en profondeur. Interview.

Damier : L’écriture de ce premier roman marque-t-elle un tournant dans votre vie? 

Véronique Timmermans: Oui, certainement. En apparence, ma vie est presque inchangée, je partage mon temps entre travail salarié, écriture, famille, amis et loisirs, comme tout le monde. Je commence seulement maintenant, quelques mois après la parution de «Jeanne», à pouvoir mettre des mots sur ce qui a changé: au plus profond de moi, la joie intense d’avoir accompli un de mes rêves, celui d’être lue, peut-être le rêve qui compte le plus; la prise de conscience combien l’écriture est une part fondamentale de moi, combien l’écriture m’aide à comprendre le monde qui m’entoure. J’ai l’impression que je suis plus moi qu’avant.

Damier : L’héroïne  « Jeanne » est-elle née de votre imaginaire?

Véronique Timmermans: Oui et non. Ma mère s’appelait Jeanne. Elle est décédée il y a quatre ans, subitement, dix-sept ans après mon père, également mort subitement. Je n’ai jamais bien connu la jeunesse de mes parents, mais on m’avait raconté quelques éléments de leur rencontre, et la mort de ma mère m’a mise en face du fait qu’il n’y avait plus personne pour me parler de qui était mes parents, et surtout ce qu’ils avaient vécu jeunes. De plus, mes parents étaient belges, flamands plus précisément, et j’ai grandi dans le sud de la France. A mes yeux, ils étaient exotiques. Avec «Jeanne» j’ai voulu partir de quelques éléments biographiques et recréer la jeunesse et la vie d’un homme et une femme qui auraient pu être mes parents, en tissant intimement biographie et imaginaire.

Damier : Quel événement vous a inspiré l’amour interdit entre un prêtre et une jeune fille?

Véronique Timmermans: C’est un fait peu connu, mais la Belgique a vécu, dans les années 50-60, une grande vague de défections de prêtres. Peut-être en a-t-il été de même dans d’autres pays Européens, je ne le sais pas.  J’ai rencontré un témoin de ces défections, qui est d’ailleurs toujours prêtre: le tragique qu’ont vécu ces hommes est indicible. Dans la Belgique catholique et stricte de l’époque, remettre en question sa vocation était impensable, un tabou. Mon propre père m’a appris, assez tardivement, qu’il avait été prêtre et avait choisi de quitter la prêtrise par amour, et j’ai voulu mieux comprendre en l’écrivant comment on peut vivre un amour impossible. Un autre aspect m’a aussi beaucoup intéressé, c’est la place d’un amour impossible qui devient secret de famille: quel adulte devient-on quand on hérite inconsciemment d’un tel secret. Je n’ai pas fini d’explorer cette question!

Damier : La relation mère-fille décrite dans le roman montre à quel point les mœurs ont évolué d’une génération à l’autre. Est-ce le reflet de votre propre expérience?

Véronique Timmermans: Oui, les mœurs évoluent, et depuis la nuit des temps chaque génération vieillissante s’émeut et pousse des hauts-cris face aux mœurs des jeunes. Pour ma part, ma mère était très indépendante et peu conventionnelle, elle poursuivait ses passions et intérêts, choisissait ses amis, et refusait de faire ce qui ne lui convenait pas. En cela elle était plutôt un modèle. Dans la relation mère-fille de «Jeanne» l’irritation de la fille vis-à-vis de sa mère est omniprésente. Cette irritation est née pour une bonne part des différences générationnelles que l’on sait. J’ai trouvé intéressant d’explorer comment cette irritation pouvait murir, devenir autre chose, au contact avec sa propre vie, un amour naissant par exemple. La relation mère-fille est en constant déplacement.

Damier : Pourquoi avoir choisi la ville de Gand, avez-vous des attaches en Belgique?

Véronique Timmermans: Ma mère a grandi et vécu à Gand, et j’aime beaucoup cette ville, à la fois majestueuse, familière et étrangère. J’y ai fait il y a deux ou trois ans un court séjour pour mieux m’en imprégner, et j’ai la chance d’avoir eu pour guides des amis assez âgés pour pouvoir décrire le Gand de l’après-guerre, ses multiples couvents, façade, marchés. Beaucoup des places de la ville ont le nom d’un marché: « marché aux poissons », « marché aux fleurs », »marché aux grains » etc. Le nom des vieilles rues et place en dit long sur la vie marchande, artistique et religieuse des siècles passés. Les boulangeries, aussi, sont extraordinairement inspirantes. Observant le visage et les manières des passants dans les rues de Gand, je me suis dit: je viens d’ici.

Damier : La fin de l’histoire qui laisse entendre que l’on se retrouve dans l’au-delà est particulièrement émouvante, est-ce une certitude pour vous?

Véronique Timmermans: Est-ce possible d’avoir une telle certitude? Je ne sais pas. Mais je crois que certaines personnes se retrouvent, oui. Certains liens ne périssent pas. Et j’aimerais beaucoup, au moment de ma mort, avoir l’espérance de retrouver les êtres aimés, disparus ou pas, et aussi transmettre cette espérance à ceux qui me perdent.

Jeanne, de Véronique Timmermans  – Editeur : Plaisir de Lire

Portrait

Photo VT_2016Née en Suisse d’un père philosophe et une mère artiste, Véronique Timmermans a grandi dans le cadre somptueux de la Provence. Bien qu’attirée par les Lettres, elle opta pour des études de sciences, qui l’amenèrent à un premier travail à Paris, dans une entreprise pharmaceutique, puis à San Francisco, au cœur de la Silicon Valley technologique. Revenue en Europe après plus de huit ans en Amérique, elle vit depuis en Suisse, avec son mari et leurs enfants. Outre l’appel de l’écriture, qu’elle s’est enfin permis d’écouter, elle travaille aussi dans les technologies médicales.

 Entretien réalisé par Ann Bandle

Un Suisse roi de l’affiche : Gene (Jean) Walther

C’était IMG_8977IMG_9003-1dans les années 50 à New York. Il s’appelait Jean Walther. Le Musée Forel de Morges lui rend hommage. Une belle initiative qui s’inscrit dans la même démarche qui avait conduit ce même Musée à nous faire redécouvrir il y a quelques mois la vie tumultueuse du mannequin vedette Capucine.

Pour Jean Walther, ce sont ses descendants qui ont eu l’heureuse idée de confier au conservateur du Musée ses archives et de remettre un coup de projecteur sur ce grand affichiste. Jean Walter est né à Naters dans le Valais en 1910 dans une famille d’artistes. Après avoir suivi des cours dans l’atelier école de Georges Aubert à Lausanne , il intègre à Paris le bureau du plus célèbre affichiste de l’époque à savoir Cassandre (Adolphe Jean Marie Mouron) dans les années 30, avant de gagner l’Amérique et d’y connaître un beau succès. L’exposition de Morges nous fait découvrir ses créations colorées et élégantes de Jean Walther  (qui signe désormais son travail Gene Walther ) comme pour la compagnie aérienne TWA, la destination Lausanne ou la marque Nescafé. Sa mort prématurée à l’âge de 58 ans l’a sans doute privée de la reconnaissance qu’il méritait. Une injustice que le Musée de Morges tente de réparer.

Louis-Auguste Brun, retour au Château de Prangins

IMG_1917Peintre, collectionneur, marchand d’art, homme politique, l’exposition « De Prangins à Versailles » retrace la  trajectoire de Louis-Auguste Brun (1758-1815).  A l’âge de vingt-trois ans, cet ami de la famille Guiguer du Château de Prangins quitta la Suisse pour s’ouvrir à de nouveaux horizons.

Grâce à son talent, il réussit à pénétrer le cercle très fermé des peintres de la Cour de Versailles, participa aux folles chevauchées de la dauphine à Fontainebleau et aux Bois de Boulogne. Deux toiles de Marie-Antoinette à cheval et une centaine de portraits et dessins illustrent cette période de gaieté, d’insouciance, et d’élégance. La rétrospective que lui consacre le Château de Prangins restitue l’œuvre de l’artiste dans ce lieu qu’il fréquenta. A voir absolument jusqu’au 10 juillet 2016.

La vie de Château dans le canton de Vaud

UnknownVous rêviez d’en savoir plus sur le patrimoine du Canton de Vaud, la nouvelle revue Patrimonial est faites pour vous. Pour son premier numéro, l ‘équipe a choisi de consacrer la majorité de ses 140 pages aux châteaux du canton qui font l’objet de chantiers d’envergure.

Premier bénéficiaire de cette campagne le château Saint Maire, à Lausanne qui fut la demeure des évêques. Construit au XIV siècle, l’imposante bâtisse de briques rouges et de molasse, qui abrite aujourd’hui le siège du gouvernement cantonal, est en cours de réhabilitation et de réaménagement. « A l’intérieur, au premier niveau, la chambre dite « de l’évêque » conserve une cheminée et un plafond peint remarquables remontant aux aménagements d’Aymon de Montfalcon. A l’étage inférieur, des peintures murales médiévales, dont certaines viennent d’être découvertes, décorent les anciens espaces de réception », explique la Revue. Si le public devra encore patienter quelques longs mois avant de REdécouvrir Saint Maire, la revue Patrimonial permet déjà d’avoir un avant goût de la beauté des peintures murales et de comprendre la complexité de la difficile conservation des édifices en molasse. Si la revue traite longuement du chantier de l’emblématique Chillon, il vous fera peut être découvrir les châteaux Cheseaux, Bavois, Lucens ou encore de l’Isle qui vient de bénéficier d’une magnifique restauration de ses tentures de cuir doré.

Béatrice Peyrani

 

Elisabeth Greffulhe, la vraie duchesse de Guermantes

Unknown

Elle fut et restera la plus élégante comme en témoigne une récente exposition au Palais Galliera des robes de la comtesse Greffulhe, véritables trésors de la haute couture parisienne. Griffées Worth, Lanvin, Babani ou Soinard, elles ont contribué à la fascination exercée par celle qui inspira à Proust la duchesse de Guermantes.

Des tenues audacieuses, taillées dans des tissus précieux, qui dénotent son désir d’extravagance. Certains modèles, tels ce manteau de jour créé par Jeanne Lanvin en 1936 en satin de soie avec ses manchons et poches en fourrure, ou la robe noire dessinée par Vitaldi Babani en 1925 brodée de fils de soie verts et or, ont survécu aux courants de la mode et sont toujours d’actualité.

Tout le mystère est dans l’éclat

Immensément belle, élégante et gracieuse, ses apparitions suscitaient l’émoi, une figure de reine du monde comme il ne s’en trouve jamais que fort peu dans une génération écrira Emile Herriot. Photographiée inlassablement par Paul Nadar, Proust remua ciel et terre pour s’approprier quelques clichés. Subjugué, il alla des dizaines de fois à l’opéra pour le seul plaisir de la voir note-t-il dans son cahier de brouillon. Tout le mystère est dans l’éclat, dans l’énigme surtout de ses yeux. Je n’ai jamais vu une femme aussi belle… Elle sera l’héroïne de son œuvre « A la recherche du temps perdu ».

Les grandes auditions musicales de Greffulhe

Au-delà de son incontestable beauté, Elisabeth Greffulhe est brillante, une femme d’esprit, passionnée de musique. Elle est à l’origine de la création de la Société des grandes auditions musicales, en assura la présidence et le financement grâce à ses prestigieuses relations. On lui doit l’organisation du concours international de musique sous le patronage du prince Albert 1er de Monaco, la programmation de chefs-d’œuvre inédits ou rarement entendus en France, qui furent un immense succès, et l’émergence de nouveaux talents.

Sans aucun à priori, elle recevait chez elle à la rue d’Astorg diplomates, ministres et célébrités de la Belle Epoque… Clémenceau, Briand, Poincaré, le roi Carlo du Portugal, les princes d’Orléans, Léon Blum, Pierre et Marie Curie… dans l’ambiance féérique des six cent mètres de salons en enfilade aux parfums vaporeux de jasmin et de roses.

Séjours à Genève, à l’Hôtel de l’Écu

Ses fréquents voyages l’amenèrent le plus souvent en Suisse. Elle séjournait à l’Hôtel de l’Ecu, place du Rhône à Genève, ou au Château de Coppet chez ses amis le Comte et la Comtesse d’Haussonville avant de poursuivre sa route le long de la Riviera vaudoise. C’est aussi en Suisse qu’elle choisit de passer les dernières années de sa vie pour le bien de sa santé. Cette amie des arts ferma définitivement ses beaux yeux à Genève après avoir tenu pendant plus d’un demi siècle l’un des salons les plus brillants de Paris.

Pour en savoir plus :

la-comtesse-greffulhe-l-ombre-des-guermantes,M182578greffulhe_1ere_de_couv_validee

Ann Bandle