Il y a des familles suisses décidément plus romanesques que d’autres ! Prenez celle… du psychiatre Barthold Bierens de Haan et de sa mère Monique Barbey, elle-même petite fille de l’illustre Gustave Ador, président de la Confédération Helvétique et du comité International de la Croix-Rouge et vous comprendrez pourquoi en lisant Il n’y a qu’une façon d’aimer et Chronique d’un voyage en psychiatrie publiés par les Éditions Le Condottiere.
Leur vie est décidément un roman de générations en générations ! D’abord la mère ? Monique Barbey est la descendante d’une célébrissime et inspirante famille genevoise. Son arrière grand tante ne fut autre que Valérie Gasparin-Boissier qui fonda à Lausanne en 1859 avec son mari l’école normale des Gardes Malades de Lausanne, une institution laïque qui entendait contrer l’influence des ordres religieux dispensant des soins gratuits aux indigents et qui est devenue l’actuel Institut de La Source. Son grand père est Gustave Ador, président de la Confédération Helvétique et Président du Comité International de la Croix-Rouge. Née en 1910, Monique Barbey – dernière de onze enfants – est élevée à Genève au sein d’une grande famille calviniste très engagée dans la cité… Elle prend goût très tôt à l’écriture et parachève à Londres ses études de « secrétaire journaliste bilingue ». Elle ambitionne de travailler dans la presse et en a toutes les aptitudes. Mais pour les jeunes filles de bonne famille, il est plus urgent de se marier que d’espérer entamer une carrière. Monique épouse donc un aristocrate hollandais sans conviction : Barthold Bierens de Haan. La cérémonie est célébrée le samedi 19 mars 1934, à Valeyres dans le canton de Vaud. « La journée du mariage s’annonce radieuse et sereine, note la jeune femme dans son journal intime. Plus que la nuit agitée dont j’émerge lentement, note la jeune femme dans son journal. Une nuit de cauchemars où elle s’est vu « menottes aux poignets et fers aux chevilles dans un cachot à même le sol… ». Rêve prémonitoire ?
Londres sous les bombes
À peine mal marié, le couple part pour les Indes néerlandaises. Mais la guerre éclate en septembre 1939 et rebat les cartes d’un destin qui s’annonçait bien morne pour Monique. En effet… Le 21 juin 1941, Barthold se met au service du gouvernement néerlandais en exil à Londres. Le 8 octobre 1942, Monique confie ses trois enfants de sept, quatre et un an à ses parents et rejoint Barthold à Londres, après un très long et éprouvant périple.
Avec minutie et délicatesse, Monique note tout dans ses carnets à Londres, sa vie quotidienne et les événements de la guerre. En novembre 1942, par exemple, elle écrit aller écouter de Gaulle au Royal Albert Hall et enseigner l’allemand dans une école secondaire à des jeunes gens turbulents. Elle commence aussi à rédiger des articles pour la presse genevoise. Séparée depuis de longs mois de ses enfants, Monique souffre de leur absence, mais ne s’interdit pas de contempler aussi… « l’ admirable ciel de Londres, nuages roses dans lesquels flottent les ballons argentés. Quelle paix, quelle douceur qui contrastent avec notre état d’esprit, notre angoisse, nos soucis médiocres, l’atroce souffrance du continent ».
Bien sûr, il y a les bombardements sur Londres, les évacuations, les pénuries, la peur, l’angoisse mais il y a aussi les bonnes nouvelles comme ce 6 mai 1944, quand son amie, la jeune et jolie Yvonne Barington lui annonce son prochain mariage avec Jean Marie de Person, un chef d’escadron qui a rallié la France Libre en 1941. Monique se réjouit du bonheur d’Yvonne qui aime follement Jean-Marie et est invitée à la noce. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est que ce jour-là au mariage d’Yvonne, elle aussi va être …éperdument éprise. Promptement, follement, ardemment.
Le héros de Bir Hakeim
Elle a 34 ans et le cœur de Monique va s’embraser ! « Tu es entré à l’Église et j’ai demandé qui était ce jeune officier d’allure martiale et qui se frottait les mains d’un air moqueur… J’étais à mille lieux de me douter de ce qui arriverait. Lui aussi d’ailleurs, écrit-elle le 20 juillet dans son agenda. Un jour « à marquer d’une croix rouge ce jour-là, d’une étoile, d’un signe de feu, d’un éclair, quoi que ce soit d’indélébile, d’éclatant, de magnifique ». L’heureux élu de cet incroyable coup de foudre ? Un héros de guerre, un Français : Pierre Koenig, il a 46 ans. Il a remporté en mai 1942 contre l’armée régulière allemande de Rommel, la bataille de Bir Hakeim. De Gaulle a salué l’exploit. Il lui a adressé un télégramme devenu célèbre depuis : « toute la France vous regarde et vous êtes l’orgueil de la France et en a fait le chef des Forces Françaises de l’Intérieur.
Pour Monique, Pierre, qui est aussi marié, est une déflagration. Il va devenir sa joie, son bonheur et ses tourments. « Jamais un homme ne m’a ainsi accaparée. Je capitule d’emblée parce que je sens que je suis à lui, comme lui à moi. Cet élan absolu de l’un vers l’autre est terrifiant. Cet homme m’emmènera au bout du monde. Effectivement, malgré la guerre et les obstacles, Monique, qui s’est aussi engagée comme conductrice de camion dans les troupes féminines de l’armée néerlandaise pour distribuer des vivres aux populations affamées, va finalement retrouver Pierre Koenig, devenu administrateur de la zone d’occupation française à Baden-Baden. Mais aimer un héros, en cachette, n’est pas si simple… surtout quand on est comme Monique, une femme d’honneur, tout autant respectueuse de son milieu bourgeois que très calviniste et attaché à ses devoirs de mère. De son histoire, Monique rêve d’écrire un jour un très grand roman d’amour…
Une Alice aux Pays de Merveilles
Mais en février 1994, Monique Barbey meurt brutalement… un accident de voiture près de Genève alors qu’elle s’apprête à jouer La visite de la vieille Dame de Friedrich Dürrenmatt avec la troupe de théâtre amateur : « Les Comédiens de Tournevent » qu’elle a créée. Elle avait 83 ans. Auparavant, elle avait travaillé au Haut-Commissariat aux Réfugiés dans les années 60. Elle avait publié quelques livres.., mais aucun n’a fait allusion à sa vie pendant la Guerre, ni à Pierre Koenig (décédé en 1970).
C’est alors que les enfants de Monique vont trouver dans sa maison une kyrielle de journaux intimes de la défunte, écrits depuis son adolescence et à la calligraphie improbable.
Il faudra attendre huit ans après le décès de Monique pour qu’un de ses fils, Barthold Bierens de Haan ( il a le même prénom que son père), médecin, chirurgien et psychiatre ose plonger dans les écrits de sa mère.Toute sa vie à travers son engagement de médecin et d’humanitaire, il a cherché à écouter la parole de ceux qui ne l’ont pas toujours. Alors…
En décryptant les agendas de Monique, il découvre « une femme emmurée mais pas silencieuse du tout. Derrière la statue du commandeur il y avait Alice aux Pays des Merveilles. » Nul doute les carnets de Monique sont bien trop poignants et trop beaux pour rester sur une étagère. Il classe, trie, déchiffre, recopie, vérifie les sources, enquête. Le fruit de son obstination est ce formidable livre Il n’y a qu’une façon d’aimer co-signé… par la mère et le fils. Un témoignage bouleversant où s’entrechoquent – le chemin singulier d’une Genevoise jetée sur les chemins de la guerre, partagée entre devoirs et passion, amour et sa foi… Le livre qu’espérait écrire Monique a vu donc le jour sans elle grâce à son fils : Il n’y a qu’une façon d’aimer est un très grand roman d’amour que les éditions du Condottiere ont choisi de publier en même temps qu’un nouvel essai décapant de Barthold Bierens de Haan Chronique d’un voyage en psychiatrie.
La vérité des perchés
Pourquoi cette parution simultanée parce que tout est lié chez les Barbey-Bieren de Haan, l’amour, le devoir, la vie.
Le fils de Monique Barbey, Barthold Bierens de Haan aura tenté toute sa vie de percer les mystères des âmes fortes. Il a aussi conduit pendant dix ans le programme de soutien psychologique du personnel du Comité International de la Croix-Rouge (dont la création doit tout à son arrière-grand-père !) Et s’il a déjà publié plusieurs ouvrages sur son expérience de médecin et de psychiatre, sa Chronique d’un voyage en psychiatrie est presqu’aussi un journal intime. En effet, Barthold nous confie avec franchise la genèse de son engagement de médecin : « Choisit-on de devenir psychiatre ou peut-on insciemment y être conduit ? se demande-t-il. Avec une mère très présente, qui faisait de ses enfants les sherpas de ses désirs, j’aurai pu réagir comme Romain Gary et lui promettre – à l’aube – de les réaliser, de l’admirer, de la suivre sans honte. Ou, pour contrer l’invasion et l’occupation du territoire, entrer en résistance.
Pour avoir la voie libre, sans cesser de chercher à comprendre ce qui se cachait derrière cette personnalité conquérante et ambitieuse, la dégager de ma trajectoire, du moins je le croyais-je ! Elle se méfiait des psychiatres, de la psychiatrie, de Freud et de leur psychanalyse. Leur savoir était ignoré et ses grands prêtres brocardés. Des sujets aussi tabous que la psychologie ou la sexualité, n’étaient jamais abordés à la table familiale. La décision fut donc prise. » Barthold sera l’un d’eux. Ce n’était pas un choix, avoue-t-il, c’était une provocation, confesse- t- il. Le narrateur raconte ses premières rencontres au sein de sa propre famille, avec des personnes en souffrance, que ses confrères appellent malades et que le langage populaire qualifie de folles. Le fils de Monique lui ne connait que des « perchés », parce que le vocable résume bien qu’elles sont ailleurs et qu’elles planent au-dessus de nous, dans leur monde, dans leur distance. Avec humanité, il s’interroge sur le peu d’évolution de la pratique psychiatrique en cinquante ans. Pour lui, derrière son mystère, le discours de la folie dissimule toujours une richesse et une confrontation au réel unique. Pour faire évoluer la psychiatrie, il plaide sur une meilleure écoute de la valeur des paroles des personnes en souffrance.
Il n’y a qu’une façon d’aimer et Chronique d’un voyage en psychiatrie. Deux livres bouleversants publiés aux éditions Le Condottiere, à lire absolument.
Béatrice Peyrani