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La tragique odyssée des deux sœurs Livanos


Chalets avec toiles de maîtres à Saint-Moritz, joyeuses descentes de ski depuis le Piz-Nair ou le Piz-Corvatsch, soirées mondaines au Corviglia Club, rien ne paraissait trop beau pour les sœurs Livanos. De New-York aux pentes de l’Engadine, la planète entière semblait pour les deux héritières, un joli terrain de jeux. De quoi d’ailleurs auraient-elles dû s’inquiéter ?

Eugénie et Tina Livanos avaient presque tout : gloire et beauté.  Elles étaient les filles du riche armateur grec Stravos Livanos. Nées avec une cuillère d’argent, elles avaient vécu enfants, dans une grande maison à Londres, que la Café Society de l’époque fréquentait assidument. Élégantes et riches, le choix d’un gentil fiancé n’aurait pas dû être bien compliqué.  Et l’amour leur semblait promis.

Hélas, pour leur plus grand malheur, les deux sœurs choisirent d’épouser deux rivaux, deux armateurs, deux Grecs.

A 17 ans à peine, la cadette, Tina, succombe à la cour enflammée d’un certain Aristote Onassis. Petit et trapu, il n’est pas beau mais sait se faire charmeur. Il a fait fortune en achetant des Liberty-ships après la guerre. Chaleureux, volubile, cheveux gominés, Onassis aime les voitures de marque et les stars. Il envoie des gerbes de fleurs et de lettres d’amour à Tina, subjuguée, qui l’épouse en 1944.

En 1947, l’aînée des Livanos, Eugénie se marie avec Stravos Niarchos. L’ennemi juré d’Onassis : son concurrent le plus redoutable et que la presse surnomme avec admiration : the Golden Greek. Figure de la jet-set, Niarchos n’est-il pas si raffiné, cultivé et aimable ? Tout l’inverse de cet exubérant Onassis aux fréquentations pas toujours recommandables ! Niarchos fait lui partie du grand monde. Il est invité aux courses d’Ascot et a su se faire un joli carnet d’adresses dans l’industrie, la politique et même l’aristocratie européenne.

Sur mer, les deux milliardaires se sont toujours livrés à une compétition sans merci. En ville, ils se détestent.

La croisière s’amuse, mais…

Mariés aux sœurs Livanos, les deux beaux-frères s’affronteront désormais à coups de yachts plus luxueux les uns que les autres, de palais en châteaux, d’œuvres d’art en chefs d’œuvres, d’îles en paradis doré pour le plus grand malheur de leurs épouses !

Car derrière les sourires de façade, Tina et Eugénie, épouses esseulées et solitaires se réfugient dans les drinks, le champagne et les petites pilules miracle pour s’évader, dormir, maigrir, rester jeune.  Leur mariage bat de l’aile et le divorce ne sauve jamais un Grec, alors forcément la vie est tragique.

Stéphanie des Horts nous fait revivre la mythique croisière à bord du fameux Christina, où Onassis séduira Jackie et débarquera Maria Callas. Les couchers de soleil sur la mer Egée sont admirables, près d’Épidaure, les enfants n’ont pas de place dans la vie de ces grandes personnes bien trop occupées par elles- mêmes, mais bientôt le drame arrive.

Béatrice Peyrani

Les Sœurs Livanos, de Stéphanie des Horts, Le Livre de Poche

La passion de la vie de Peter Brabeck-Letmathe


Pendant plus de dix ans, il a été le PDG du groupe le plus emblématique de la Suisse : Nestlé. Pourtant c’est son amour de la montagne et de la musique qui a rythmé sa vie et guidé ses choix. Retour sur le parcours d’un maestro de la vie…

Longtemps, il se leva de bonne heure pour réaliser son rêve d’enfant : devenir chef d’orchestre. Peter Brabeck-Lemathe est né en Autriche, le 13 novembre 1944, à Villach, une ville dévastée par les bombes et la guerre dans une famille modeste mais aimante. Son père livre l’essence des stations-service dans une Carinthie dévastée. Sa mère lui transmet l’amour de la montagne et des longues balades le long des lacs alpins. L’été, la famille sillonne la région en side-car, l’hiver, pour économiser le prix des remontées mécaniques, elle arpente les montées en peau de phoque pour ensuite redescendre en ski. La nature, la montagne, mais aussi la musique animent la vie de la maisonnée. Dès l’âge de six ans, Peter apprend le piano et se voit un jour à la tête d’un philarmonique. Pourtant maturité en poche et son service militaire accompli, le jeune homme déchante vite. Dès ses premiers entretiens à l’Académie de Musique de Vienne, il se rend vite à l’évidence, « privé de l’oreille absolue », il n’a pas les capacités requises pour aller jusqu’au bout de son ambition. « En écoutant les prouesses des autres aspirants musiciens, je compris que j’étais loin d’être aussi doué qu’eux, et je ne voulais surtout pas sombrer dans la médiocrité. »

Une expédition dramatique

Changement de cap pour le jeune garçon, qui s’inscrit à l’Université d’économie de Vienne. Après tout, ses nombreux remplacements durant les vacances de pompistes amis de son père s’étaient toujours bien passés.

Peter Brabeck-Letmathe avait au moins une certitude : la vente lui plaisait bien et il savait s’adapter à toutes les situations. Pour financer sa licence d’économie, il n’hésite pas à vendre des journaux, nettoyer les cuisines la nuit de grands hôtels, faire des livraisons, installer des rideaux. Bref, le jeune homme n’a peur de rien. Pas même de se lancer sans argent (ou presque avec seulement 5000 dollars pour toute son équipe!!!), avec quelques copains à l’assaut du Tirich Mir au Pakistan, un sommet de 7708 mètres. Cet été 1967, l ’aventure vire rapidement au cauchemar. A 6300 mètres, leur camp de base numéro 2 installé, faute de réserves de nourriture suffisantes, les amis jouent au poker le nom des deux camarades qui tenteront seuls le sommet. Peter perdra au jeu, rentrera au camp de base numéro 1, blessé, après une chute de 15 mètres, mais aura sauvé sa peau.

Malheureusement, ses deux amis eux ne reviendront jamais de leur expédition. Un choc pour Peter, qui comprend alors qu’en montagne la réussite n’est pas d’atteindre le sommet, mais de revenir sain et sauf. Un principe qui dictera aussi plus tard sa conduite dans les affaires. « Trop d’ambitieux veulent juste arriver au sommet, devenir le patron, mais ceux-là ne se préparent pas à la descente. Ils se concentrent sur la montée et quand ils sont arrivés tout en haut, ils sont seuls parce qu’ils ont laissé tout le monde sur le côté et ne savent pas dès lors comment redescendre, ils n’ont engagé aucune réflexion là-dessus.  Or, on ne peut pas rester tout le temps au pinacle. Un jour, il faut bien redescendre…Et bien, cette descente, il faut la préparer ! En gardant à l’esprit cette pensée, on va profondément changer sa gestion personnelle des événements et son rapport aux autres… ».

L’étudiant rescapé du Pakistan change de nouveau son braquet d’épaule : terminé, oublié, le projet d’un doctorat de sciences éco, il se lancera donc dans le négoce, mais pas question de renoncer à la montagne. Il a vu l’Himalaya, qu’à cela ne tienne il lui faut maintenant découvrir la cordillère des Andes.

Les Trente Glorieuses offrent toutes sortes d’opportunités à la génération de mai 68, à condition de les saisir. Peter épluche les petites annonces et tombe sur une offre de la société Findus qui affiche des ambitions internationales. L’Amérique serait-elle à portée de main ? Brabeck passe des tests aux ressources humaines de Findus, peu concluants. Hasard du destin? Le directeur général de la compagnie le rattrape au vol, car il se souvient d’avoir repéré le nom de l’infortuné candidat Brabeck dans les journaux autrichiens qui ont rapporté avec émotion la tragique équipée des jeunes gens du Tirich Mir. Le responsable de la société Findus lui propose un job au bas de l’échelle comme vendeur stagiaire. Brabeck devra vendre des glaces Findus et arpenter l’Autriche avec son camion frigorifique.

Ce sera le début d’une longue carrière de près de quarante ans chez Nestlé qui le mènera jusqu’au poste de PDG en 1997, fonction qu’il quittera en 2008, tout en restant président du conseil d’administration jusqu’en 2017. Quarante ans de vie chez Nestlé, où il n’aura jamais eu l’impression dit-il « de travailler ». Quarante ans de chantiers souvent inachevés affirme-t-il,   mais qui l’auront mené aux quatre coins de la planète du Chili à la Patagonie, de Pékin à Vevey et lui auront permis de croiser un grand nombre de chefs d’États et même de rencontrer le pape François. Sous sa houlette, Brabeck aura fait de Nestlé, un géant mondial de l’alimentation, de la nutrition et du bien-être (110 milliards de chiffre d’affaires, 340 000 salariés travaillant avec un million d’indépendants, 160 000 actionnaires).

Se mobiliser contre le gaspillage de l’eau

Visionnaire, l’intrépide dirigeant autrichien sera l’un des premiers PDG de multinationales, à s’engager activement contre le gaspillage de l’eau et pour une alimentation plus saine. Deux combats, où l’on n’a rien fait de concret peste-t-il mais qui reste dans sa ligne de mire, car s’il n’est plus le PDG de Nestlé, Peter Brabeck-Lemathe ne connait pas le mot retraite. Il se passionne pour les biotech et l’agriculture verte, y a investi et pris la présidence d’une fondation que le Conseil d’Etat, le Canton et la ville de Genève ont créée :  la GESDA (Geneva Science and Diplomacy Anticipator), qui essaie d’envisager quelles sont les technologies qui émergeront dans une dizaine d’années. Quant à ses récentes épreuves personnelles, un cancer de la lymphe, puis la Covid 19 qui l’a frappé en 2020 et l’a conduit au CHUV de Lausanne en réanimation, elles n’ont en rien entamé son énergie. Longtemps, Monsieur Brabeck entend se lever… tôt.

Béatrice Peyrani

 

Ascensions
Peter Brabeck-Letmathe
Editions Favre

2020

L’amour de l’Engadine



Damier a lu « J’irais nager dans plus de rivières » de Philippe Labro. 
Un livre magnifique, une ode à la vie, où la Suisse chère au cœur de l’auteur n’est pas oubliée.

Le chant nocturne d’un torrent de montagne du côté des lacs de Sils-Maria, la quiétude de l’Engadine avec la main de Françoise, sa femme, celle qui a transformé sa vie et fut sa rencontre miraculeuse, Philippe Labro ne les a pas oubliés et leur rend hommage avec tendresse et délicatesse dans « J’irai nager dans plus de rivières ». Depuis plus trente ans, cet écrivain, cinéaste, patron de presse et parolier des plus grands  nous enchante avec ses romans, tous presque devenus déjà des classiques étudiés en classe : « L’Étudiant étranger », « Un été dans l’Ouest », « le Petit Garçon », « Quinze ans », …De même, il nous avait raconté le Paris des années 50, la découverte de l’Amérique, l’arrivée à France Soir… mais n’avait jamais en réalité dévoilé les passions, les amitiés, les amours du grand patron de presse qu’il est devenu dans les années 90.

Des chansons pour Johnny

Ah la belle vie pourrait-on dire au fil des 300 pages. Des rencontres avec le cinéaste Jean-Pierre Melville, les acteurs Yves Montand et  Jean-Louis Trintignant, le patron de France Soir, Pierre Lazareff, l’écrivain Tom Wolfe, le musicien Serge Gainsbourg,  Mag Bodard, la productrice inspirée des Parapluies de Cherbourg, Labro se souvient de tout. De Fabrice Luchini, à 16 ans, jeune coiffeur chez Alexandre qui lisait Nietzsche qu’il fit débuter au cinéma dans « Tout peut arriver », de Johnny Hallyday l’ami de toujours, pour qui Labro écrivit de nombreuses chansons (dont l’inoubliable « Oh ma jolie Sarah ») et qu’il voulut voir encore -une toute dernière fois- au funérarium du Mont Valérien.

Philippe Labro se souvient de Pompidou, Giscard, Chirac, et tous ces nombreux Very Important People qu’il raccompagna plus tard à la sortie des studios de RTL. Les studios RTL n’existent plus rue Bayard et la France que nous raconte Labro n’est plus tout à fait la même. Raison de plus pour plonger dans « J’irais nager dans plus de rivières ».

Béatrice Peyrani

Dans l’œil de Vivian Maier


Une vie à photographier, sans même développer – faute de moyens – la plupart de ses clichés… C’est l’histoire de Vivian Maier, dont le talent nous est révélé posthume.

Cent mille négatifs, planches-contacts, films documentaires et enregistrements audio, amassés pêle-mêle dans un carton, s’envolent aux enchères pour la modique somme de quatre cents dollars. L’acquéreur, John Maloof, est un jeune agent immobilier. Il ne réalise pas dans l’immédiat l’incroyable richesse du contenu. Un témoignage poignant de l’Amérique de la seconde moitié du 20ème siècle. Autant de visages qui interrogent, de bâtiments historiques démolis, d’instants saisis sur le vif, des clichés qui ne cessent de l’intriguer. Qui était Vivian Maier, cette mystérieuse photographe dont personne n’avait attendu parler ?

Entre New-York et la France

Dans son récit « Une femme en contre-jour », Gaëlle Josse nous dresse un portrait émouvant de Vivian Maier qui remonte à sa petite enfance. Née en 1926 à New-York, de mère française et de père austro-hongrois, la fillette subira crescendo les difficultés, les violentes disputes, les drames et la séparation de ses parents. Deux émigrés qui se sont rencontrés au pays de tous les espoirs, de tous les rêves… se sont aimés avant de se déchirer face à la dure la réalité d’un monde sans pitié. Désormais, Vivian habite seule avec sa mère dans le Bronx. Mère et fille survivent péniblement grâce à quelques âmes généreuses. Comment échapper à cette misère ? En 1932, elles embarquent à New-York pour un retour en France. Pour Vivian, la perspective de quelques années heureuses, enfin ! Hélas, rien ne dure, et le 1eraoût 1938, elles traversent l’Atlantique dans le sens inverse, sans un sou et la peur du lendemain.

Sur les rives du lac Michigan

« Ce lac, comme une mer. On ne voit pas l’autre rive. Et si c’était la mer ? » C’est sur ses rives, à Chicago précisément, que Vivian pose ses valises. Elle aime l’air vivifiant, les escapades, les errances. L’allure androgyne, sans la moindre coquetterie, elle arpente les rues sordides, les quartiers des marginaux, son Rollei autour du cou. L’œil toujours en éveil, elle saisit tout ce qui l’émeut, l’attire, la subjugue ou la bouleverse, « elle possède ce sens du détail qui dit tout d’une histoire… ». Surtout, elle compte sur elle-même, ne se marie pas, n’a pas d’enfants, pas d’amis non plus. On l’a dit pourtant sociable…
Mais elle doit travailler pour survivre. L’opportunité se présente dans une famille de la banlieue de Chicago qui l’engage pour garder leurs trois garçons. Vivian trouve mille façons de les amuser, de les intéresser à la vie au dehors, sans lâcher son Rollei. Elle sera leur Mary Poppins.

Incurable pauvreté

Les dernières années de sa vie, la misère rôde à nouveau. Recluse dans une triste solitude, elle n’a plus d’argent. Le photographe de son village refuse de développer ses photos. Elle insiste à plusieurs reprises, en vain. Les bobines s’amoncellent. Malgré tout, elle photographie toujours avec la même passion. Sans le secours des enfants (devenus adultes), qu’elle gardait autrefois et qui n’ont jamais abandonné leur nounou, elle aurait fini ses jours dans la rue.
Et voilà qu’un après-midi de décembre, Vivian Maier glisse sur une plaque de verglas, au bord du lac de Michigan, ce lac qu’elle admirait tant. Sa tête heurte violemment la glace, elle ne se relèvera plus : « Je suppose que rien n’est censé durer éternellement. Nous devons faire de la place pour d’autres personnes… » avait-elle écrit. A-t-elle seulement eu conscience de son talent?

La révélation posthume

Une exposition organisée par John Maloof au Centre culturel de Chicago la révèle au monde entier. Le succès est phénoménal !  On se bouscule, on s’émerveille, on s’extase… Vivian Maier, inconnue de son vivant, devient une célébrité égale aux grands photographes. « Insoluble secret d’une existence, terrifiante solitude d’une femme dont le geste photographique, le geste seul donna un sens à la vie, la sauva peut-être du désespoir » analyse finement l’auteur. L’histoire de la photographe de rue ne fait que commencer…

Ann Bandle

Gaëlle Josse
Une femme en contre-jour
NOTAB/LIA – Les éditions Noir sur Blanc, 2019

Pour l’amour des livres

Des premières lueurs de sa Bretagne natale à ses voyages à travers le monde, Michel Le Bris nous parle de ses livres coup de cœur, chinés dans ses librairies favorites, et nous révèle un insatiable appétit littéraire! 

Au bord du gouffre, sorti d’une salle de réanimation et encore endolori, Michel Le Bris souffre le martyre, ses jours sont comptés, il en est persuadé. Surtout, sa vision brouillée l’empêche de lire, insoutenable pour l’auteur prolifique, qui voit sa vie perdre tout son sens. Brusquement, tout s’écroule. Comment vivre sans écrire, sans l’amour des livres… « j’étais mort, pas physiquement peut-être, ou pas encore, mais comme écrivain ».

L’urgence de se raconter est né de cette frayeur-là. Peu à peu, l’esprit s’est reconnecté et les mots ont retrouvé leur maître. Sans eux, « je ne serais rien » avant de renchérir « je leur dois tout ». Pour l’amour des livres sera donc une déclaration sincère, une reconnaissance envers ceux qui l’ont aidé. Sa mère tout d’abord qui, en récompense de ses bons résultats scolaires, l’amena dans une librairie à Morlaix. Pour l’enfant s’ouvrait alors « la porte des merveilles ! ». Puis, il y a eu la générosité d’un instituteur qui lui donna accès – cadeau inestimable – à sa propre bibliothèque, sans restriction aucune, une vraie délectation pour ce jeune dévoreur de livres.

Sur les pas de Michel de Bris

Depuis son enfance dans le petit bourg de Plougarnou en Bretagne jusqu’aux confins de ce qu’il nomme le « Grand Dehors », les voyages de Michel de Bris ont toujours eu pour horizon les plus belles bibliothèques – au sommet l’ancienne Library of Trinity Collège à Dublin – et les librairies hors du commun. À Londres, il chine abondamment à Charing Cross, où s’agglutinent les incontournables enseignes de livres rares, pour repartir ruiné par l’acquisition des œuvres complètes de Joseph Conrad et de Robert Stevenson, ses auteurs de prédilection. « Vous devez envisager de faire jeûne un moment pour amortir le désastre financier », tempère-t-il, enivré par l’odeur du papier et des reliures en cuir. Loin d’être assouvi par une telle frénésie, il nous entraîne à Bruxelles à la Librairie Pêle-Mêle, royaume des livres d’occasion. Là, s’entassent à perte de vue des piles de pépites dans un désordre aléatoire. Avec patience et ténacité, on peut mettre la main sur l’improbable fascicule, le volume tant recherché. « Vous en ressortez hagard avec des airs de hibou empoussiéré » avertit Michel de Bris. Ce fin connaisseur partage aussi quelques adresses de libraires géniaux outre-Atlantique. Il a ses habitudes à Los Angeles et à San Francisco… On a hâte de retrouver la liberté.

L’amour de la littérature

Au-delà de ses errances littéraires, Michel Le Bris, tour à tour romancier, éditeur, philosophe, multiplie les initiatives autour du livre, sans lâcher l’écriture de ses propres ouvrages. Cet amour inconditionnel donnera naissance au lancement de collections de grands auteurs oubliés et à la création du festival Étonnants Voyageurs. Mais hélas, on ne le croisera pas cette saison dans les ruelles de Saint-Malo dont la trentième édition vient d’être annulée ! Un crève-cœur pour le romancier qui restera, nul doute, sur sa faim. En ces temps de bouleversements, on veut croire plus que jamais à sa devise « Nous sommes plus grands que nous ! »

Ann Bandle

Michel Le Bris
Pour l’amour des livres
Editions Grasset
Disponible également en numérique

Ma mère, cette inconnue

 

Philippe Labro lui aussi est amoureux de la Suisse – il y revient souvent skier en famille – se penche sur l’enfance chahutée et très secrète de sa maman, Netka, décédée en 2010, fille naturelle d’une institutrice et d’un conte polonais qui la confie à des mamans de substitution. Abandonnée, la jeune femme prendra pourtant sa revanche sur la vie, grâce à l’amour. Elle va rencontrer l’homme de sa vie Jean Labro (le père de Philippe), ils vont se marier, avoir quatre garçons et ensemble sauveront de nombreux Juifs pendant la guerre. Mère et grand-mère exemplaire, Netka a adoré la vie. Avec intensité et fougue elle a vécu jusqu’à…99 ans. BP

Philippe Labro Ma mère, cette inconnue
Gallimard

 

 

Un père ne meurt jamais…

Metin Arditi signe l’un de ses plus beaux romans en ce début d’été. «Mon père sur mes épaules » qu’il publie ces jours chez Grasset doit être glissé d’urgence dans votre valise de vacances.

« Mon père prenait le temps qu’il fallait. Les problèmes des autres ne devenaient jamais les siens, et cette liberté lui permettait de garder sur ses interlocuteurs un ascendant absolu ». Phrase clé du dernier roman de Metin Arditi, l’écrivain revient vingt ans après sa mort sur l’homme qui a le plus compté dans sa vie : son père. Comment ont-ils tissé leur relation? Qu’a pesé la distance kilométrique entre ces deux êtres ? Comment cette relation l’a-t-elle façonné à son tour dans ses liens ses propres enfants, se demande avec émotion, l’auteur, devenu à son tour père et grand-père.

Le jeune Metin est venu vivre en Suisse à l’âge de sept ans pour rejoindre seul un pensionnat de Paudex. Il a du s’arracher encore tout petit à son pays natal la Turquie et à sa famille restée à Istanbul. L’enfant a passé sa jeunesse, y compris la majeure partie de ses vacances en République Helvétique. Il y retrouvait sa maman radieuse et solaire à peine ou plus un mois d’été et son papa élégant, héroïque, admirable que quelques jours par an, tous deux dans cette même Confédération Suisse, en terrain neutre. Comme si ce père tutélaire et infaillible voulait protéger son fils d’une jeunesse istanbuliote aussi dorée que trompeuse ? Faut-il s’imposer un tel sacrifice pour élever son fils ? Mais avait-il d’autre choix pour le faire grandir ? Le père de Metin avait vécu avant-guerre à Vienne. Il y avait eu la guerre, l’exil pour lui. Il avait rebondi en Turquie, il y avait assez bien réussi en y important des balances analytiques Mettler. Tout aurait pu être simple. Mais il y avait un fantôme dans la famille de Metin. Il s’appelait Tülin, c’était une petite fille de deux ans. La sœur de Metin, morte avant sa naissance à l’âge de deux ans. Le couple parental ne s’était jamais remis de la perte de la petite fille, une sœur dont ils ne parlaient jamais. Pourquoi s’ épancher sur ce qui fait mal….

Sur le papier, l’exil forcé de Metin s’est déroulé comme sur des roulettes: élève brillant, physicien titulaire d’un troisième cycle en génie atomique, d’un MBA à Stanford, adolescent pas très sportif, il a toutefois la chance d’y rencontrer Géraldine Chaplin, puis la femme de sa vie. Il y croise aussi un jeune homme prometteur, un certain John Kerry. Arditi est devenu homme d’affaires à succès, écrivain reconnu. Il est resté en Suisse et vient de lui consacrer un superbe Dictionnaire Amoureux. Pourtant, malgré les honneurs et les consécrations publiques, la blessure restait ouverte : l’ex pensionnaire semblait en quête d’une estime, d’une admiration, d’une reconnaissance paternelle jamais dévoilée. Mais l‘amour des livres les a sauvé sans qu’ils ne s’en rendent compte tout de suite. Pour eux, le papa de Metin n’entendait pas compter parce que les livres, c’est autre chose. Oui c’est autre chose, un livre. Un livre c’est différent d’une tenue de Hockey sur glace coûteuse et inutile. Avec un livre, un père ne meurt jamais et devient immortel. Oui c’est bien cela, avec Mon père sur mes épaules, Metin Arditi a retrouvé son père, plus vivant que jamais. Tout comme son lecteur retrouve dans son roman le sien. Avec délice.

Béatrice Peyrani

Mon père sur mes épaules
Metin Arditi
Editions Grasset
Parution : Mai 2017