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Matisse : Marguerite forever

Peintre iconique de l’art moderne du XXème siècle, Matisse a fait l’objet d’innombrables expositions dans le monde entier. Pourtant le Musée d’art moderne de Paris nous surprend ce printemps, avec « Matisse et Marguerite : le regard d’un père ». Un parcours qui retrace le lien exceptionnel du peintre à sa fille unique Marguerite. Si l’artiste a réalisé des dizaines de portrait d’elle, la jeune femme fut aussi son agent parisien et une héroïne de la Résistance ! Il était temps aussi de lui rendre hommage.

Des dizaines de portraits d’elle. L’exposition parisienne commence sur une toute petite fille : c’est Marguerite, en robe bleue, col montant, au regard très grave et sérieux. Une toile datée de 1901 ou 1906, prêtée par un collectionneur privé. Le sujet est campé : cet accrochage racontera l’histoire d’une fillette qu’on croyait fragile, mais qui va devenir une femme forte et même héroïque !

Une enfance singulière

Marguerite est née en 1894. Fruit d’une courte liaison de Matisse avec un de ses modèles Caroline Joblaud, dite Camille, que son père va reconnaitre en 1897. Un an plus tard, l’artiste se marie avec Amélie Parayre, une magnifique jeune femme à la chevelure noire éclatante qu’il a rencontré à la noce d’amis communs.

Côté lumière : fait rarissime pour l’époque, Madame Matisse propose immédiatement d’accueillir Marguerite dans le nouveau foyer. Marguerite sera leur enfant (cette dernière appellera Amélie « maman » même si les liens ne seront jamais coupés avec sa mère biologique) et l’aînée d’une fratrie qui comptera bientôt deux autres enfants, avec la naissance de Jean en 1899 et de Pierre en 1900 : « Nous étions comme les cinq doigts de la main », assure Marguerite.

Mais côté ombre : Marguerite est malade, elle a attrapé la diphtérie à l’âge de six ans. Elle doit subir en urgence une opération de la gorge et ses parents cachent avec application sa cicatrice, avec un ruban, un foulard, ou un col. Trop affaiblie, la petite fille ne peut pas aller en classe comme les autres enfants. Elle devient une vraie gosse d’atelier. Experte dans le mélange des couleurs, elle est aussi un des modèles préférés de son père, ne rechignant pas …aux longues heures de pose qu’exige l’artiste pour mener à bien ses travaux. Elle va lui inspirer des œuvres majeures comme Marguerite au chat noir 1910, Marguerite lisant (une sage écolière en robe rouge concentrée sur sa lecture) 1906, Tête blanche et rose (un visage défini par des bandes noires et roses) en 1914, mais aussi des toiles moins connues que le Musée d’art moderne de Paris permet de découvrir comme Mademoiselle Matisse en manteau écossais de 1918.

Mademoiselle Matisse en manteau écossais, Nice quai des États-Unis , printemps 1918, huile sur toile, collection particulière, New-York

Une nouvelle opération salvatrice 

Grâce aux progrès de la chirurgie pendant la Première guerre mondiale, un médecin a réopéré avec succès la jeune femme et va enfin moins souffrir. Depuis 1914, Marguerite peint elle-même son père l’encourage (le Musée présente d’ailleurs cinq de ses toiles), mais elle s’intéresse aussi à la mode. Se sent-elle plus légitime ou libre de persévérer dans cette voie ?Malgré la crise économique des années 30, elle va présenter une petite collection de vêtements en Angleterre et une de ses robes en organza rose est présentée dans le musée parisien (voir photos reportage ci-dessus – photos et robe prêtés par des collectionneurs privés). Malheureusement selon Isabelle Monod-Fontaine, conservatrice générale du patrimoine honoraire et Charlotte Barat-Mabille, commissaire d’exposition au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, qui ont permis la réalisation de cette rétrospective, il reste peu d’archives sur cette période de la vie de Marguerite.

En 1923 elle s’est mariée avec le critique d’art Georges Duthuit, très admiratif du travail de Matisse, mari aimant mais volage, le couple renonce à une vie commune en 1935 mais ne divorcera jamais. Matisse (qui va lui-même se séparer de sa femme en 1939) va désormais refuser toute rencontre ou entretien avec Georges. Il faudra attendre dix ans plus tard pour que ce dernier puisse retravailler avec Marguerite sur un catalogue raisonné de l’œuvre du peintre.

Entre temps, Marguerite va être l’agent parisien de Matisse, montant au créneau pour décrocher des rétrospectives à l’étranger (dont l’exposition au MOMA en 1931 à New -York), supervisant avec intransigeance et exigence les publications ou tirages lithographiques. Si Marguerite est farouchement dévouée à la promotion de l’œuvre du maître, les relations entre le père et la fille ne sont pas dépourvues de tension durant les années 40.

Une résistante et une miraculée

Ce n’est qu’à la Libération que Matisse va découvrir le rôle de fille dans la Résistance. L’ex-petite fille fragile a rejoint en décembre 1943 les Francs-tireurs et partisans du département de la Seine. Au préalable, elle a mis à l’abri malgré la douleur qui lui incombe, son petit garçon Claude, qui a pu être envoyé aux États-Unis durant l’été 1940. Les adieux sont déchirants à Marseille, Henri est là, il fait des dessins de Claude. Marguerite a désormais une double vie depuis qu’elle est entrée en Résistance. Elle est ainsi Monique, un agent de liaison entre les régions Sud-Ouest et la Bretagne.

Mais elle est arrêtée en avril 1944 à Rennes alors qu’elle est doit recevoir des renseignements sur les phares de la côte. Torturée, soumise au supplice de la baignoire, elle a été jetée dans une cave, sans boire ni manger, et va tenter de se suicider. Elle est alors envoyée à la caserne Jacques Cartier et fera partie du 2e train de prisonniers qui seront évacués de Rennes le 3 août 1944. Malgré le bombardement de son train, elle est acheminée jusqu’au fort Hatry près de Belfort.

C’est alors que se produit un miracle… Les forces allemandes libèrent alors plus de soixante-dix femmes en suivant l’ordre alphabétique de leur nom. Marguerite qui s’appelle toujours madame Duthuit, fait partie de ces libérées du camp. Malheureusement, les autres détenues dont le nom suit la lettre D seront envoyées dans un nouveau train officiellement pour l’Allemagne, en réalité pour les camps de Struthof, Dachau, Ravensbrück. Marguerite ne sait rien de tout cela, elle est hantée par le sort réservé à ses compagnes. La Croix-Rouge la fait héberger et soigner à Giromany. Elle passe ensuite en Suisse par Delle, où les Services helvétiques organisent son rapatriement en France en direction de Dijon. Non sans difficultés, la jeune femme regagnera Paris semble-t-il en auto-stop !

Bouleversé et sans nouvelle pendant des mois de Marguerite, Matisse, très malade se réjouit de la visite à Nice de sa fille en janvier 1945 grâce à l’aide du galeriste Aimé Maeght. Il écoute pendant deux semaines le récit de Marguerite et fait de nouveaux portraits d’elle. Ce sont les visages du retour dans l’exposition. Marguerite y apparait dans un premier portrait très évanescent comme ressuscité, l’autre très lumineux laissant apparaître comme un sourire…

Dernier voyage à Nice 

Marguerite Matisse a postulé sans succès au service de récupération des œuvres d’art volées par les troupes allemandes. Déçue, elle n’a pas pris soin de quémander un soutien quelconque pour un poste assez humble qui aurait pu lui donner certes une certaine indépendance. Elle retrouve avec bonheur son fils Claude qui rentre enfin des États-Unis mais celui-ci retrouve un pays en économie de pénurie et tombe dans une grave dépression. Elle va faire tout son possible pour lui redonner le goût de vivre et lui trouver bande d’amis et passions sportives.

Marguerite mère et fille courage, continuera d’accompagner son père dans ses ultimes projets (le livre d’art Jazz, la chapelle du Rosaire à Vence, le premier catalogue raisonné avec son mari Georges Duthuit…) – même si Lydia Delectorskaya, la jeune modèle, entrée en 1932 chez le peintre comme aide d’atelier temporaire pour la réalisation de La Danse une commande destinée au Docteur Barnes est devenue au fil des ans, la muse et l’assistante indispensable d’Henri. Si les relations entre les deux femmes ne sont pas toujours faciles, elles veilleront toutes les deux avec amour sur les derniers jours du peintre qui s’éteint le 3 novembre 1954.

Marguerite consacrera toute son existence à assurer la postérité de l’œuvre de son illustre père (ouverture d’un Musée Matisse à Nice en 1963, Rétrospective pour le centenaire de la naissance de Matisse au Grand Palais en 1970…etc ). Elle décède le 1er avril 1982, et demande à être enterrée, à Nice, comme ses parents.

Légendes photos reportage au Musée : Affiche de l’exposition,  la famille Matisse avec Henri, Amélie et Marguerite. Quatre portraits de Marguerite : le premier peint en 1901 ou 1906 huile sur panneau, 71,1 X 55,3 cm – collection particulière, le second très reproduit dans les différents ouvrages sur Matisse- Marguerite au chat noir, Issy-les Moulineaux, début 1910, huile sur toile, 94X64 cm, collection du Centre Pompidou, Marguerite lisant, Collioure, été 1906, huile sur toile , 64,5 X 80,3 cm, collection musée de Grenoble-Marguerite de nouveau à Collioure hiver 1906-1907 ou printemps 1907- huile sur toile, 65,1 X 54 cm, collection musée national Picasso Paris.

Béatrice Peyrani 

Pour en savoir plus, à lire : Marguerite Matisse, La jeune fille au ruban, par Isabelle Monod-Fontaine, Hélène de Talhouët, aux éditions Grasset.

A voir  à Paris : Matisse et Marguerite : le regard d’un père, au Musée d’Art moderne de Paris, jusqu’au 24 août 2025.

L’intelligence artificielle, ange ou démon pour les écrivains ?

Entretien avec Alina Krasnobrizha, maître de conférence en mathématiques appliqués à Paris X et coautrice avec Arnaud Contival, de La Révolution IA, quand l’intelligence artificielle réinvente l’entreprise, publié aux éditions Héliopoles.

Damier : Que peut apporter l’IA à un créateur de contenu, auteur, scénariste, éditeur, publicitaire?

Alina Krasnobrizha : Alina Les outils de l’IA transforment en profondeur les métiers de la création. Cependant, il ne s’agit pas de remplacer la créativité humaine ; au contraire, l’IA l’enrichit, l’accélère et ouvre de nouvelles possibilités techniques. C’est un peu comme à l’époque où nous avons commencé à utiliser le PC pour écrire ou concevoir des images : cela a changé notre façon de créer. Aujourd’hui, nous passons à un nouveau niveau. Nous disposons d’outils capables non seulement d’optimiser certains aspects de la production, mais aussi de repenser complètement le processus créatif.

L’IA intervient dans la génération d’images, de vidéos et de textes, mais elle agit également comme un assistant ultrarapide qui ne dort jamais, qui pose des questions, structure la pensée, suggère des idées et traduit dans plusieurs langues. Imaginez pouvoir générer des dizaines de concepts en quelques minutes, explorer des styles que vous n’auriez jamais imaginés, ou dépasser vos propres blocages créatifs.

L’IA est un démon ou une chance pour les créateurs, artistes ou auteurs ?

L’IA n’est ni un démon, ni un ange gardien, c’est un outil extraordinaire qui va profondément transformer ces métiers. On nous propose des outils incroyables qui multiplient les possibilités de création, mais il faut apprendre à les utiliser correctement.

Les IA génératives, en elles-mêmes, ne créent rien avant qu’on leur pose des questions (un prompt). C’est ce prompt qui reflète notre créativité. Et c’est ce nouveau workflow, que l’on peut organiser grâce à ces outils et aux agents qui émergent, qui permet d’accélérer le processus créatif.

Le véritable gagnant sera celui qui saura maîtriser cet outil. Dans notre livre “La Revolution IA”, nous parlons du concept de « professionnel augmenté » : une personne capable d’accomplir plus de tâches répétitives en s’appuyant sur l’IA pour libérer du temps et se concentrer sur ce qui fait la véritable valeur de la création.

L’IA ne va t elle pas aspirer… leur travail et leur créativité ?

En effet, l’IA démocratise la création. Elle ouvre grandes les portes des métiers créatifs, permettant à un nombre croissant de personnes de produire un contenu professionnel de haute qualité. Cela permet d’augmenter le business et d’accélérer l’innovation. Par exemple, les startups peuvent se passer d’agences marketing et investir davantage dans leurs produits. Vu l’importance cruciale de la présence sur les réseaux sociaux, c’est un avantage considérable donc cela bénéficie au développement du business en général. En revanche, cela permet aussi aux professionnels de la création d’atteindre de nouveaux sommets. La création devient ainsi plus agile, plus accessible. Grâce à ces nouveaux outils, il est désormais possible de produire du contenu avec moins de moyens et plus d’efficacité, tout en allant plus loin dans ses ambitions. Aujourd’hui, on est capable de créer tout seul ce qui nécessitait une équipe technique auparavant.

A contrario ignorer l’IA est-il encore possible dans l’édition, la musique, l’architecture, le cinéma… etc?

Non. Ignorer les outils de l’IA et procrastiner, c’est prendre du retard.
Tout d’abord, l’IA permet d’être plus efficace, notamment dans les tâches administratives et répétitives à faible valeur ajoutée : remplissage de contrats, correction de textes, recherche documentaire, etc. L’efficacité est un facteur clé dans le business. Ne pas adopter ces outils, c’est courir le risque de se faire dépasser par la concurrence. On voit déjà des exemples où une seule personne peut accomplir le travail de 10, voire 100 personnes, et même remplacer une agence entière.

Du coté business, le challenge est plus ambitieux car il faut changer l’organisation entière. Dans notre livre “La Revolution IA”, nous donnons l’exemple de PMG, une grande agence marketing basée à Dallas. Cette entreprise de 800 personnes gère la publicité de marques comme Nike, Apple et Netflix. Il y a deux ans, son PDG a recruté un Chief Technology Officer pour transformer l’agence, convaincu que sans l’adoption de l’IA, l’agence cesserait d’exister. Aujourd’hui, cette agence met en place un workflow avec l’IA pour produire ses créations ; c’est davantage une boîte technologique qu’une agence de marketing. Les enjeux sont colossaux : il faut être agile et visionnaire, car prendre du retard serait impardonnable.

Une entreprise de tech peut intégrer et gérer des ingénieurs compétents en IA mais qu’en est il pour les indépendants romanciers et autres… artisans de la création ? Comment peuvent-ils se former comprendre ou intégrer l’IA dans leur quotidien sans perdre leur âme ?

L’IA en tant que discipline existe depuis près de 70 ans, mais c’est seulement maintenant que nous assistons à une véritable révolution dans son usage. Ce qui change tout, c’est notre capacité à interagir avec la machine en langage naturel, et surtout, le fait qu’elle nous comprenne. C’est cette avancée qui rend l’IA accessible à tous, et plus seulement aux chercheurs ou aux data scientists.

Parmi mes connaissances, il y un artiste qui sculpte le marbre en s’inspirant des œuvres de la Grèce antique, mais en les modifiant selon des contraintes physiques : il crée du marbre qui semble couler, tourbillonner, bouger. Son travail de base n’est pas très différent de celui des sculpteurs grecs : il polit, il coupe, il frappe. Mais avant de réaliser ses œuvres, il utilise une simulation numérique en 3D qui lui permet de mieux visualiser les effets recherchés.

L’IA est un outil qui permet d’explorer de nouvelles possibilités sans remplacer l’intention créative. Il suffit d’oser et d’essayer. De plus, ce défi lié à nos métiers nous pousse à nous remettre en question, et c’est dans ces temps de singularité que naît la véritable création.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani