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La Littérature du Nord : Goethe et Mme de Staël

9782213654515FSEntretien avec Jacques Berchtold, directeur de la Fondation Martin Bodmer, sur l’ouvrage De l’Allemagne, publié par Germaine de Staël à l’issue de ses rencontres avec les plus grands romanciers et philosophes allemands de l’époque.


De l’Allemagne
 est-il un vaste plaidoyer en faveur de la vie culturelle germanique ?

Jacques Berchtold : Dans De l’Allemagne (1813), Mme de Staël, qui s’adresse au lectorat français, met en relation contraste les cultures respectives de la France et de l’Allemagne, en définissant leurs traits caractéristiques. Cet ouvrage revêt une importance capitale : il vise à rendre accessible à un large public français la connaissance de la littérature allemande. Le panorama offert est évidemment stylisé ; l’ouvrage donne de la pensée allemande moderne et contemporaine une certaine image partielle et partiale ! En rupture par rapport aux poncifs et préjugés conventionnels (une Germanie gothique et rugueuse), cette étude d’ensemble est sans précédent et a de toute manière le grand mérite de présenter à la patrie de Pascal, Descartes et Malebranche, une image du voisin du Nord qui détone, et notamment certains philosophes modernes très originaux (Fichte, Kant, Hegel), à côtés des dramaturges, romanciers et poètes. Bientôt l’anglophilie du 18e siècle cédera la place à un nouvel engouement pour la philosophie venue d’Allemagne.

L’estime qu’éprouvent l’un pour l’autre Germaine de Staël et Goethe naît-elle d’une certaine communion de pensée ?

Jacques Berchtold : Germaine de Staël a lu et commenté des ouvrages de Goethe et elle le rencontre à Weimar en 1804. Elle a déjà intériorisé un auteur à partir de la lecture enthousiaste de quelques-uns de ses ouvrages. Quand elle court pour le rencontrer elle s’attend à trouver un être passionné et écorché à l’image du personnage de Werther et doit déchanter sur ce point : Goethe lui apparaît comme froidement équilibré. Néanmoins elle admet volontiers que tel qu’il est, jouissant de recul et de distance par rapport à ses créations, il incarne le génie de l’Allemagne le plus accompli. Elle admire sa force imaginative qui le place au rang de Dante. Procédant volontiers de façon comparative, elle juge la conversation de son champion allemand supérieure à celle de Diderot et comprend que la scène des sorcières de Faust représente un exercice d’émulation réussi à l’égard de la scène analogue, en anglais, de Macbeth. Il n’y a pas de relation en miroir : de son côté Goethe, s’il a admiré Adolphe de Benjamin Constant, est beaucoup plus mesuré dans son appréciation de Mme de Staël.

Les réflexions de Goethe sur l’appauvrissement culturel et la disparition progressive du sens des valeurs sont-elles d’actualité dans le monde d’aujourd’hui ?

Jacques Berchtold : Goethe perçoit, dans les atermoiements de Hamlet (dans la pièce de Shakespeare), lui qui accumule des discours et retarde sans cesse l’exécution de son devoir de vengeance, la décadence d’un Occident guetté par l’exacerbation exagérée de la réflexion, au détriment du passage à l’action. De façon analogue, Faust est rencontré par le lecteur au moment où, au terme d’une portion de vie considérable vouée à l’accumulation de savoirs, il prend la mesure de l’inanité de celui-ci, de son impuissance et du fossé qui le sépare de la vie réelle. Goethe est le plus formidable puits de science qui soit mais il exprime partout sa prudence face à un optimisme béat par lequel on serait tenté (les Lumières françaises) de fonder un idéal de Progrès dans un entassement de connaissances mal encadré. Pour Goethe, le bagage culturel est un formidable outil qui permet de mieux comprendre la complexité des enjeux des mutations en cause dans la réalité politique et sociale la plus contemporaine. Goethe nous invite à ne pas perdre cette richesse et au contraire à l’accroître en comprenant mieux le prix des passerelles culturelles par lesquelles les littératures des différentes nations et des différentes langues, communiquent entre elles : si elles sont prises en compte, les diversités culturelles font la preuve qu’elles enrichissent un tout unitaire commun (Weltliteratur) et nous aident à explorer des voies nouvelles à leur tour efficientes.

Que vous inspire Germaine de Staël, en particulier son rôle comme femme écrivain ?

Jacques Berchtold : Mme de Staël est sans conteste une pionnière dans le domaine de la méthodologie de la curiosité et de l’interprétation littéraires. Par des ouvrages engagés et marquants, elle milite en faveur d’une approche consistant à comprendre préalablement la littérature dans le contexte de l’histoire des mentalités et de l’approche sociologique globale. Elle est sans conteste précurseur. À l’époque où elle le fait, le souci, de la part d’une Française, de réhabiliter, aux yeux des Français, les littératures du Nord, traduit un courage intellectuel qui ne doit pas être sous-estimé. De façon analogue, Goethe élargit considérablement l’horizon culturel de ses compatriotes lorsqu’il les invite à découvrir les littératures de l’Arabie, de la Perse et de l’Extrême-Orient. Mais Mme de Staël est de surcroît une femme. Dans un monde où les débats intellectuels sont traditionnellement dominés par les hommes, une « femme savante » qui revendique le droit de réfléchir, d’élaborer des ouvrages de réflexion et de participer au débat public et politique sur la culture, savait qu’elle allait rencontrer de gros obstacles. Le mépris exprimé par Napoléon et la censure qui a frappé De l’Allemagne lors de sa publication en sont des témoignages éloquents.

Portraits_JB-0428-2Jacques Berchtold Ancien élève du collège Calvin et de l’Université de Genève, il enseigna (1984-2000) la littérature française de la Renaissance au XIXe siècle dans les Universités de Berne, Genève, Yale et Johns Hopkins avant de devenir pensionnaire de l’Institut suisse de Rome. Professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (2001-2008), il obtient une chaire dans la même discipline à l’Université de Paris-Sorbonne (2008-2014). Il fut aussi professeur invité à Harvard en 2011. Il reçoit en 2014 la distinction, Chevalier de l’ordre des Palmes académiques.

Entretien réalisé par Ann Bandle pour Les Rencontres de Coppet

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