Quand Gorki tutoyait Gogol



Les éditions des Syrtes à Genève publient une nouvelle version du Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, écrit pendant son exil en 1905 à Capri. L’occasion de découvrir la plume sensible et authentique de ce romancier russe pas si éloigné de son fantasque confrère ukrainien Nicolas Gogol. Entretien avec son traducteur Jean-Baptiste Godon[1].

Pourquoi avoir choisi de republier ce texte ?
Jean-Baptiste Godon. Bien qu’il soit relativement peu connu en France, Le bourg d’Okourov occupe une place importante dans la production de Gorki. Il est le premier volet d’une trilogie inachevée consacrée à la vie provinciale (parfois qualifiée de « cycle d’Okourov ») et s’inscrit de ce point de vue dans le prolongement des chroniques provinciales que l’on retrouve chez des auteurs tels que Gogol, Leskov, Saltykov-Chtchedrine, Bounine ou Zamiatine. Dans ce récit pittoresque, Gorki s’efforce de décrire la province russe telle qu’elle est réellement, ses attentes, ses travers et ses angoisses à l’époque de la révolution de 1905, période charnière de basculement entre la Russie ancestrale et la nouvelle Russie soviétique.
Le bourg d’Okourov est l’un des rares textes longs de l’œuvre de Gorki qui n’avait pas fait l’objet d’une traduction intégrale en français. La première traduction réalisée en 1938, intitulée Tempête sur la ville, comportait de nombreuses coupes représentant près du tiers du texte original. Ce dernier est publié pour la première fois en intégralité en français dans la présente édition révisée. Ces passages inédits concernent notamment les opinions négatives formulées par les habitants d’Okourov sur les étrangers et en particulier les populations allemandes présentes en Russie. Malgré ces coupes, la première traduction française du récit fut placée sur la « liste Otto » des ouvrages jugés antiallemands et interdits en France par la propagande nazie pendant l’Occupation. Il s’agit d’une traduction partiellement inédite en français d’un texte important dans l’œuvre de Gorki et qui révèle sa vision authentique de la Russie provinciale à la veille de la révolution, sans le vernis du réalisme socialiste que l’on trouve dans certaines de SES œuvres les plus connues.

Gorki a écrit ce roman à Capri, pouvez-vous nous en dire plus sur les conditions de son écriture ?
JBG. Gorki écrit Le bourg d’Okourov à Capri pendant l’été et l’automne 1909, le texte fut publié pour la première fois en Russie en décembre 1909. Il fit l’objet de plusieurs variantes successives dont la dernière, approuvée par l’auteur en 1922 et reprise dans ses Œuvres complètes en vingt-cinq volumes en 1971, sert de base à la présente édition. Gorki écrit vite car la province russe est un sujet qu’il connaît bien et affectionne particulièrement. Il dira d’ailleurs à ce propos qu’il aurait pu faire du Bourg d’Okourov un roman en dix volumes tant les petites villes de province lui étaient familières.
Gorki qui vit en exil à Capri depuis octobre 1906 a déjà publié Le Chant du pétrel (1901), Les Bas-fonds (1902) et La Mère (1906). Il est alors un écrivain célèbre en Russie et dans le monde pour ses œuvres engagées et sa participation à la révolution de 1905. L’écriture du Bourg d’Okourov intervient cependant à une époque à laquelle l’écrivain est en conflit avec une partie des dirigeants bolcheviks. Il soutient alors la théorie de la construction de Dieu, appelant à l’édification d’une religion de l’humanité plutôt qu’à la négation matérialiste de la foi promue par Lénine. Il participe également à cette époque, contre la volonté de ce dernier, à la création d’une école de propagande destinée à former la conscience politique des ouvriers russes invités à cet effet à Capri. C’est donc dans un contexte de tension et de distanciation vis-à-vis de la doctrine et des méthodes bolchéviques que Gorki écrit Le bourg d’Okourov

Gorki nous fait entendre la voix de plusieurs personnages mais finalement n’en privilégie aucun semble-t-il ? Pourquoi ?
JBG. Il semble que cela résulte précisément de l’intention de l’écrivain de dresser un tableau réaliste de la Russie provinciale telle qu’il la perçoit alors : avec humour et poésie mais sans noircir ou embellir les élites ou les démunis d’Okourov. En ce sens Le bourg d’Okourov peut être considéré comme une mise en garde contre la vision manichéenne des révolutionnaires quant à la nature humaine et la province russe. Il révèle également les doutes et les craintes de Gorki quant aux conséquences dramatiques d’un bouleversement révolutionnaire qu’il appelait pourtant de ses vœux.  

Quel retentissement a eu ce texte de Gorki en URSS ? Et aujourd’hui en Russie ?
JBG. Le bourg d’Okourov fut considéré par la critique de l’époque comme une œuvre charnière dans la production de Gorki, par laquelle il délaissait la vision engagée de ses écrits précédents pour une approche plus fine de la société russe et de sa complexité. Certains qualifièrent le récit d’œuvre réactionnaire révélant le socialisme incertain de l’auteur (ce dont se défendit Gorki). D’autres soulignèrent la qualité littéraire de son texte, le raffinement de son style de conteur et le caractère extrêmement vivant qu’il réussit à insuffler à ses personnages. La propagande soviétique s’efforça après sa mort de remodeler l’image de Gorki, d’effacer ses profondes contradictions, pour souligner le soutien qu’il apporta au régime notamment après son retour en Union soviétique au début des années 1930. Ses écrits extrêmement critiques de la révolution d’octobre et des dirigeants bolcheviks (réunis dans le recueil Les Pensées intempestives) ne furent pas republiés en Union soviétique.  S’il fut moins mis en avant que ses œuvres plus connues telles que La Mère, véritable canon du réalisme socialiste, Le bourg d’Okourov ne fut pas en revanche désavoué à l’époque soviétique et figure en bonne place dans la plupart des éditions soviétiques de ses œuvres choisies. Le récit était considéré comme une critique des milieux petits-bourgeois et des marchands de province, compatible avec la ligne officielle du régime. 

La superbe couverture que vous avez choisi pour Le bourg d’Okourov est un tableau de Boris Koustodiev – Province 1919 – hasard des recherches ou choix délibéré ?
JBG. Boris Koustodiev que connaissait et appréciait Gorki est l’un des grands peintres de la province et de la bourgeoisie russe. Il semblait naturel de s’orienter vers l’une de ses productions. Par ses couleurs vives et contrastées et sa composition, le tableau Province réalisé en 1919 illustre à merveille le décor et l’ambiance du récit : un bourg coupé en deux par une rivière, les élites passant sur la berge sous l’œil goguenard des plus démunis adossés à la rambarde du pont…  

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

[1] Au diable vauvert et Alatyr d’Evgueni Zamiatine, Éditions Verdier (2006) – Lauréat du Prix Russophonie pour la meilleure traduction littéraire du russe vers le français décerné par la Fondation Boris Eltsine ; Le Nègre violet d’Alexandre Vertinski, Louison Éditions (2017) ; Une nuit, un jour, une nuit de Dmitri Danilov, projet Moscou-Paris, Un compartiment pour trois, Salon du Livre (2018) ; Devouchki de Viktor Remizov, Éditions Belfond (2019) ; Leaving Afghanistan de Pavel Lounguine (2019) ; Gorki et ses fils – Correspondances, Éditions des Syrtes (2022) ; Le Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, Éditions des Syrtes (202

 

 Maxime Gorki
Le bourg d’Okourov
Traduit par Jean-Baptiste Godon

Editions Syrtes