Archives de catégorie : INTERVIEWS

La vie belle de Pauline Viardot

Cantatrice et compositrice de génie, Pauline Viardot nous est racontée dans l’intimité de son salon parisien rue Douai, comme une invitation à se joindre à ses amis. On y croise Rossini, Berlioz, Gounod, Ingres, Saint-Saëns, Delacroix, Wagner…  Une vie dans laquelle l’amour s’épanouit en musique et tisse des amitiés indéfectibles. De sa plume animée, Laurence Winthrop fait renaître les grands moments d’une femme au rayonnement généreux. Plein de gaieté et de rebondissements, son roman Pauline Viardot et l’affaire du coffret est un vrai bonheur.

Damier : D’où vous est venue l’envie d’écrire sur Pauline Viardot ?

Laurence Winthrop: J’ai une prédilection pour le XIXe siècle musical et littéraire. À travers sa sœur la Malibran, son amie George Sand, Tourgueniev son ami passionné, Gounod, Saint-Saëns et Berlioz qu’elle a beaucoup aidés, j’ai été intriguée par cette artiste qui semblait indestructible. Et j’ai bien fait : elle était indestructible !

Vous la décrivez comme une femme rayonnante, débordant de joie de vie, très admirée. Selon vous, la fascination qu’elle exerce relève de son talent, de sa célébrité ou de sa personnalité ?

Pauline Garcia, de son nom de jeune fille, a été élevée à la dure, à la très dure par un père professeur de chant intransigeant, mais aimant, ce qui lui a donné une assise on ne peut plus solide, ainsi qu’une capacité de travail hors norme. Sa tessiture couvre quatre octaves. Elle donne son premier récital à 16 ans et chante à 17 ans à Londres Desdémone de Rossini. De quoi se sentir capable de relever tous les défis ! Louis Viardot, son mari, historien spécialiste de l’Espagne, lui offre complicité intelligente et quatre enfants, une vraie famille qui compte pour elle. La fascination qu’elle exerce relève de sa personnalité bien sûr et de son talent exceptionnel de cantatrice, de pianiste, de compositrice qui lui ont amené la célébrité. C’est d’autant plus intéressant qu’elle était laide (« laide, mais pire », dira Saint-Saëns), au contraire de sa sœur dont on chantait la beauté.

Franz Liszt lui a donné ses premières leçons de piano, impressionné par les progrès fulgurants de son élève. Quels ont été ensuite les maîtres de Pauline Viardot ?

À la mort prématurée de sa sœur aînée, la belle et jeune Malibran, son père l’a poussée à prendre la relève et à travailler le chant. Il fut son professeur qui lui a tout appris. Et, comme l’a dit Franz Liszt, elle était capable de progrès fulgurants, non seulement en piano, mais aussi en chant.

Dans votre roman, vous évoquez son cercle d’amis parmi lesquels George Sand. Comment est née leur amitié ?

Elles fréquentaient les mêmes cercles parisiens. Toutes deux passionnées, pleines de talent et d’avenir, elles avaient beaucoup à partager. George Sand a arrangé son mariage avec Louis Viardot. Elles se voyaient beaucoup à Paris, habitant un temps un même lieu à la Nouvelle Athènes, au Square d’Orléans avec Chopin, mais aussi à Nohant. Puis les Viardot font construire un hôtel particulier à la rue de Douai. À la rue Chaptal vivait le peintre Ary Scheffer qui recevait tout ce monde artistique. Pauline Viardot a inspiré George Sand pour un de ses premiers romans : Consuelo.

En particulier, elle accueille à demeure l’écrivain russe aux écrits progressistes Ivan Tourgueniev. Comment expliquer cet attachement qui durera jusqu’à sa mort ?

Ces deux êtres magnifiques ont vécu une très belle histoire. Toute sa vie, il lui a voué son amour passionné, vivant la plupart du temps à côté du couple, partageant avec le mari leur intérêt pour l’art, la peinture, la littérature travaillant notamment ensemble pour traduire ses textes en français, les plaisirs de la chasse et de la vie à la campagne. Pauline apprécie l’homme éperdument amoureux, mais sait qu’elle ne peut répondre à ce qu’il attend. Mais le sait-il lui-même, lui habité par de douloureux sentiments d’orphelin éternel (sa mère l’a toujours rejeté) ? Il y a donc des chassé-croisé d’espoirs, de séparations – et donc une correspondance abondante – qui aboutiront à un lien affectif indestructible jusqu’à la fin de la vie de Tourgueniev à Bougival avec Pauline à ses côtés, peu de temps après qu’elle ait accompagné son mari jusqu’à son dernier souffle.  

Au-delà de l’aspect biographique du roman, vous entraînez le lecteur dans l’affaire rocambolesque du coffret. Vraie ou fausse ?

Totalement fausse ! En fait, j’avais lu les anciennes et excellentes biographies sur Pauline Viardot. Je voulais la faire vivre différemment, dans son cadre familial, avec ses enfants, son mari, ses domestiques et tous les problèmes d’intendance quotidiens. La voir vivre en tant que mère, d’amie de tous ces compositeurs qui trouvaient en elle une inspiratrice. Dans les coulisses se manigancent souvent des tiraillements, des inimitiés, des complots et j’ai utilisé ce fameux coffret dans lequel se trouvait la partition de Don Juan de Mozart, qu’elle avait pu acheter en vendant tous ces bijoux, pour imaginer un projet de vol… Et peut-être faisait-il vraiment l’objet de convoitise ?

Propos recueillis par Ann Bandle

Laurence Winthrop a publié de nombreux articles sur l’histoire de Paris, la musique et ses interprètes. Parmi ses derniers livres, La Dame de la Chavonnière paru aux Éditions la Baconnière à Genève.

MW Éditions – 216 pages 

 

Cinq questions à Stéphanie Chardeau Botteri, autrice de Gustave Caillebotte, L’impressionniste inconnu

Cette experte en œuvres du XIXème siècle, membre de la Chambre nationale des experts spécialisés à Paris, signe une biographie passionnante et attachante sur son talentueux aïeul, peintre et mécène généreux. C’est grâce aussi au leg de Gustave Caillebotte à l’État d’une partie de sa collection, que les visiteurs du Musée d’Orsay ont le bonheur d’y admirer des toiles devenues aussi emblématiques du mouvement impressionniste que Le Balcon d’Édouard Manet.

Stéphanie Chardeau Botteri sera en dédicace au Salon du Livre amopalien, mercredi 15 octobre 2025, à la mairie du 7eme arrondissement de Paris, à partir de 14 heures.

 Damier : On connaissait déjà Gustave Caillebotte, peintre talentueux de toiles désormais iconiques, comme Les Raboteurs de parquet et Rue de Paris, temps de pluie, mais à la lecture de votre livre, c’est aussi un mécène, un chef de troupe et un ami formidable que l’on découvre. Votre aïeul a joué un rôle clé dans l’émergence et la postérité des impressionnistes, n’est-ce pas ?

Stéphanie Chardeau Botteri : Vous avez raison, Gustave Caillebotte a été, dès 1875, un des grands amis et soutien financier de Renoir, Monet, Degas et Pissarro. Son père Martial étant décédé en 1874, Gustave hérite jeune et met cette somme au service de ses amis peintres en achetant leurs œuvres pour les soutenir. Il choisissait toujours des œuvres très innovantes pour l’époque, parfois trop modernes pour être achetées par le public. Il était connu pour cette petite phrase : « Personne n’en veut, j’achète ! ». Il choisissait toujours avec un œil sur, clairvoyant, audacieux.
En parallèle, il joua le rôle d’agent artistique en aidant sans relâche les artistes pour les expositions organisées en marge du Salon officiel. Trouvant les locaux, les louant, payant les divers frais comme les cartons d’invitations ou les catalogues.
Il essaya aussi, pendant toutes ces années, de conserver une bonne entente entre les peintres – aux caractères différents – afin que le groupe reste uni, soudé. De nombreuses correspondances avec les artistes l’attestent ; elles sont retranscrites dans mon livre sous forme de dialogues.

Damier: Malgré son investissement majeur dans la peinture, en tant que collectionneur et artiste, Gustave avait de nombreuses passions, comme les timbres et la voile. Comment pouvait-il trouver le temps de mener avec une telle intensité tous ces hobbies?

Stéphanie Chardeau Botteri :  Le mot qui décrit le mieux Gustave Caillebotte est la passion.

C’était un homme passionné : passionné par le mouvement impressionniste, la nouvelle peinture, par le philatélie, les régates, l’horticulture. Pour s’investir ainsi dans toutes ces activités, je pense que c’était un homme rapide, qui allait vite.
Dans de nombreuses lettres, on voit du reste, qu’il n’aimait pas perdre son temps ; par exemple il détestait les longues réunions interminables qui n’aboutissaient pas ! Il était très scrupuleux, attentionné aux détails mais il fallait que cela progresse rapidement. C’est ainsi qu’il pouvait faire autant de choses.

Damier : Au fil des pages de votre ouvrage, l’identité et la vraie vie de ceux qui ont inspiré les toiles les plus célèbres de Renoir ou de Gustave apparaissent (Je pense par exemple à Charlotte Berthier, madame Charpentier, le libraire E.J Fontaine…). Comment avez-vous plongé dans l’intimité de Gustave et de ses amis ?

Stéphanie Chardeau Botteri : C’est par les différentes lettres que j’ai pu avoir accès à l’intimité de Gustave et de ses proches.

Damier : La famille de Gustave était à la fois à la pointe de la modernité et aussi très connectée à la nature. Son père avait acheté une résidence secondaire à Yerres en Seine-et-Oise, il y a une orangerie, une glacière, une ferme avec écuries, étable, volière, mais il décide d’habiller la laiterie en petit chalet suisse, parce que c’est le goût de l’époque ou la famille a-t-elle un tropisme pour la République helvétique ?

Stéphanie Chardeau Botteri : La famille Caillebotte aimait à se ressourcer dans la nature. Elle prenait la peine d’atteler toutes les semaines une calèche pour se rendre à Yerres afin d’être au plus près de la campagne, des animaux, de la rivière où les jeunes canotaient sur de longues périssoires. Martial Caillebotte père a du tres certainement s’inspirer de la Suisse pour transformer sa laiterie en un petit chalet suisse ! Aujourd’hui, ce petit chalet existe toujours, il abrite un restaurant en face de la Maison Caillebotte.

Damier : Qu’avez- vous appris vous-même en menant l’enquête sur Gustave ?

Stéphanie Chardeau Botteri : Même si j’ai baigné dans l’histoire des Caillebotte dès ma naissance par mon arrière-grand-mère Geneviève Caillebotte (la nièce de Gustave) que j’ai connue jusqu’à mes quatorze ans, j’ai dû mener certaines enquêtes pour être au plus près de la vérité. C’est ainsi que j’ai découvert que j’avais cette même impatience et ce même caractère passionné.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

Raffaella Bruzzi : l’art dans toute sa vérité

Avec l’exposition « Odyssée », la palette bleutée de Raffaella Bruzzi invite à une évasion sereine entre mer et ciel, au plus près de ses émotions.

Avant de se consacrer pleinement à la peinture, l’artiste italo-suisse, diplômée de l’école polytechnique de Milan, a posé ses valises au bord du Léman en 2004 pour entreprendre un doctorat à la Faculté de biologie et médecine. Ce parcours singulier, à la croisée des sciences et de la sensibilité humaine, l’amène tout naturellement à exposer à la Galerie de l’hôpital de Morges. Un geste bienveillant. Là, plus qu’en tout autre lieu, l’art distille sa lumière apaisante. Confidences.

Damier : Quelle est la genèse de l’exposition Odyssée ?

Raffaella Bruzzi : L’exposition Odyssée est le fruit d’une rencontre avec Irene Wasserman, responsable de la Galerie de l’Hôpital de Morges et des projets culturels de l’EHC, lors de mon exposition à la Fondation L’Estrée l’an passé. Touchée par plusieurs œuvres de ma série Il mio Mare, jusque-là présentée de façon fragmentaire, elle a souhaité offrir au public une immersion complète dans cet univers chromatique.
Pour la première fois, ces toiles se retrouvent rassemblées, dialoguent entre elles, et déploient toute leur puissance émotionnelle. Rassemblées, ces œuvres produisent un effet presque physique : on est entouré, enveloppé, bercé par une sensation de vague, d’onde, de souffle.
Nous avons voulu créer un espace visuel qui évoque l’aventure humaine, intime et universelle.

Que cherchez-vous à transmettre à travers cette exposition lumineuse dans un environnement hospitalier ?

Exposer dans un lieu de soin donne une résonance particulière à mon travail. C’est un espace porteur d’une densité, d’une fragilité, d’une attention à l’autre — autant de dimensions qui font profondément écho à ce que je cherche à transmettre. Et comme il s’agit de l’exposition d’été, Odyssée prend un sens encore plus fort. Elle devient une invitation au voyage pour celles et ceux qui ne peuvent partir. Elle apporte la mer à l’hôpital, le mouvement à l’immobilité, des fenêtres vers un ailleurs plus doux. J’espère qu’elles accompagnent les patients, le personnel, les visiteurs — pour réconforter, peut-être même pour éveiller quelque chose de plus profond : une sensation d’unité, de présence à soi.

Vous évoquiez que vos œuvres sont le miroir de votre âme, revenir toujours au cœur de soi-même, est-ce une forme de méditation ?

Absolument. Créer me rappelle chaque jour que la beauté peut surgir de la complexité, que la lumière peut coexister avec les zones d’ombre. Peindre devient un acte de présence, une manière de faire résonner l’invisible. C’est un voyage intérieur, certes, mais profondément tourné vers l’autre. L’œuvre devient un lieu de rencontre, un miroir de l’âme dans lequel chacun peut projeter une part de soi et, ce faisant, ressentir une forme de lien, d’humanité partagée. 
Créer de l’art, c’est une respiration essentielle, un besoin vital de connexion à moi-même et aux autres. 

Quel est l’impact de vos études d’ingénieur sur votre peinture ? 

L’ingénierie m’a appris la cohérence, la rigueur, le sens de la structure. On pourrait croire que cet héritage rationnel s’oppose à la liberté de l’abstraction. Mais au fond, dans les deux cas, il s’agit d’une même démarche de recherche. Simplement, ce langage ne me suffisait plus pour exprimer ce que je portais en moi. J’éprouvais le besoin d’explorer un champ plus vivant, plus vaste, plus intime — un espace qui dépasse la seule logique. C’est un espace où je ne cherche pas de solution, mais une résonance. Et parfois, ce que l’on ressent dépasse la raison et touche à quelque chose de bien plus puissant. Il y a aussi cette notion de liberté. Dans l’abstraction, je peux me détacher des règles, accueillir l’inattendu, improviser, me perdre. 

Un peintre  suisse qui vous inspire ?

Je mentionne trois peintres, Ferdinand Hodler, Kurt von Ballmoos et Pietro Sarto, auprès desquels le ciel, l’espace infini et la lumière occupent une place centrale. Ces éléments imprègnent leurs œuvres d’une gravité, d’une humanité et d’une dimension mystique qui résonnent avec ma propre démarche artistique.

Propos recueillis par Ann Bandle

Exposition Odyssée
Galerie de l’Hôpital de Morges
Chemin du Crêt 2, Morges

Ouverture au public tous les jours de 14h à 20 h.
Jusqu’au 5 septembre 2025.

L’intelligence artificielle, ange ou démon pour les écrivains ?

Entretien avec Alina Krasnobrizha, maître de conférence en mathématiques appliqués à Paris X et coautrice avec Arnaud Contival, de La Révolution IA, quand l’intelligence artificielle réinvente l’entreprise, publié aux éditions Héliopoles.

Damier : Que peut apporter l’IA à un créateur de contenu, auteur, scénariste, éditeur, publicitaire?

Alina Krasnobrizha : Alina Les outils de l’IA transforment en profondeur les métiers de la création. Cependant, il ne s’agit pas de remplacer la créativité humaine ; au contraire, l’IA l’enrichit, l’accélère et ouvre de nouvelles possibilités techniques. C’est un peu comme à l’époque où nous avons commencé à utiliser le PC pour écrire ou concevoir des images : cela a changé notre façon de créer. Aujourd’hui, nous passons à un nouveau niveau. Nous disposons d’outils capables non seulement d’optimiser certains aspects de la production, mais aussi de repenser complètement le processus créatif.

L’IA intervient dans la génération d’images, de vidéos et de textes, mais elle agit également comme un assistant ultrarapide qui ne dort jamais, qui pose des questions, structure la pensée, suggère des idées et traduit dans plusieurs langues. Imaginez pouvoir générer des dizaines de concepts en quelques minutes, explorer des styles que vous n’auriez jamais imaginés, ou dépasser vos propres blocages créatifs.

L’IA est un démon ou une chance pour les créateurs, artistes ou auteurs ?

L’IA n’est ni un démon, ni un ange gardien, c’est un outil extraordinaire qui va profondément transformer ces métiers. On nous propose des outils incroyables qui multiplient les possibilités de création, mais il faut apprendre à les utiliser correctement.

Les IA génératives, en elles-mêmes, ne créent rien avant qu’on leur pose des questions (un prompt). C’est ce prompt qui reflète notre créativité. Et c’est ce nouveau workflow, que l’on peut organiser grâce à ces outils et aux agents qui émergent, qui permet d’accélérer le processus créatif.

Le véritable gagnant sera celui qui saura maîtriser cet outil. Dans notre livre “La Revolution IA”, nous parlons du concept de « professionnel augmenté » : une personne capable d’accomplir plus de tâches répétitives en s’appuyant sur l’IA pour libérer du temps et se concentrer sur ce qui fait la véritable valeur de la création.

L’IA ne va t elle pas aspirer… leur travail et leur créativité ?

En effet, l’IA démocratise la création. Elle ouvre grandes les portes des métiers créatifs, permettant à un nombre croissant de personnes de produire un contenu professionnel de haute qualité. Cela permet d’augmenter le business et d’accélérer l’innovation. Par exemple, les startups peuvent se passer d’agences marketing et investir davantage dans leurs produits. Vu l’importance cruciale de la présence sur les réseaux sociaux, c’est un avantage considérable donc cela bénéficie au développement du business en général. En revanche, cela permet aussi aux professionnels de la création d’atteindre de nouveaux sommets. La création devient ainsi plus agile, plus accessible. Grâce à ces nouveaux outils, il est désormais possible de produire du contenu avec moins de moyens et plus d’efficacité, tout en allant plus loin dans ses ambitions. Aujourd’hui, on est capable de créer tout seul ce qui nécessitait une équipe technique auparavant.

A contrario ignorer l’IA est-il encore possible dans l’édition, la musique, l’architecture, le cinéma… etc?

Non. Ignorer les outils de l’IA et procrastiner, c’est prendre du retard.
Tout d’abord, l’IA permet d’être plus efficace, notamment dans les tâches administratives et répétitives à faible valeur ajoutée : remplissage de contrats, correction de textes, recherche documentaire, etc. L’efficacité est un facteur clé dans le business. Ne pas adopter ces outils, c’est courir le risque de se faire dépasser par la concurrence. On voit déjà des exemples où une seule personne peut accomplir le travail de 10, voire 100 personnes, et même remplacer une agence entière.

Du coté business, le challenge est plus ambitieux car il faut changer l’organisation entière. Dans notre livre “La Revolution IA”, nous donnons l’exemple de PMG, une grande agence marketing basée à Dallas. Cette entreprise de 800 personnes gère la publicité de marques comme Nike, Apple et Netflix. Il y a deux ans, son PDG a recruté un Chief Technology Officer pour transformer l’agence, convaincu que sans l’adoption de l’IA, l’agence cesserait d’exister. Aujourd’hui, cette agence met en place un workflow avec l’IA pour produire ses créations ; c’est davantage une boîte technologique qu’une agence de marketing. Les enjeux sont colossaux : il faut être agile et visionnaire, car prendre du retard serait impardonnable.

Une entreprise de tech peut intégrer et gérer des ingénieurs compétents en IA mais qu’en est il pour les indépendants romanciers et autres… artisans de la création ? Comment peuvent-ils se former comprendre ou intégrer l’IA dans leur quotidien sans perdre leur âme ?

L’IA en tant que discipline existe depuis près de 70 ans, mais c’est seulement maintenant que nous assistons à une véritable révolution dans son usage. Ce qui change tout, c’est notre capacité à interagir avec la machine en langage naturel, et surtout, le fait qu’elle nous comprenne. C’est cette avancée qui rend l’IA accessible à tous, et plus seulement aux chercheurs ou aux data scientists.

Parmi mes connaissances, il y un artiste qui sculpte le marbre en s’inspirant des œuvres de la Grèce antique, mais en les modifiant selon des contraintes physiques : il crée du marbre qui semble couler, tourbillonner, bouger. Son travail de base n’est pas très différent de celui des sculpteurs grecs : il polit, il coupe, il frappe. Mais avant de réaliser ses œuvres, il utilise une simulation numérique en 3D qui lui permet de mieux visualiser les effets recherchés.

L’IA est un outil qui permet d’explorer de nouvelles possibilités sans remplacer l’intention créative. Il suffit d’oser et d’essayer. De plus, ce défi lié à nos métiers nous pousse à nous remettre en question, et c’est dans ces temps de singularité que naît la véritable création.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

 

 

Entretien avec Hélène Jacobé, autrice du Lotus Jaune

Premier roman d’Hélène Jacobé, Le Lotus jaune est en lice pour le Prix de la Ville de Lausanne, aux côtés de quatre autres finalistes : Marc Agron pour La vie des choses aux éditions de la Veilleuse, Bastien Hauser pour Une singularité aux éditions Actes Sud, Catherine Lovey pour Histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir aux éditions Zoé, Lorrain Voisard pour Au coeur de la bête aux éditions d’en bas.

Le pitch  de ce roman historique envoûtant et dépaysant: Le Lotus jaune aux éditions Favre et Héloise d’Ormesson.

La famine sévit dans en Chine. Fille dur pauvre batelier, la jeune Lin Hei’er orpheline de mie, rejoint un cirque. Sa joie d’échapper à la misère bascule vite quand elle réalise que ses sauts et son habileté suscite autant l’admiration que la jalousie et les convoitises des hommes.

Pour protéger son honneur, elle se refuse à un riche marchand qui tente d’acheter sa virginité. C’est le début d’une fuite qui va la mettre aux prises avec les grandeurs et misères de son époque et de son peuple. Elle va tour à tour endosser les habits et l’âme d’une courtisane, d’une guérisseuse, puis de la fondatrice de la première milice de femmes, celle des Lanternes rouges qui jouera un rôle majeur dans la fameuse guerre des Boxeurs. Hélène Jacobé nous emmène dans l’ère crépusculaire de la dynastie Qing et nous fait revivre l’épopée de la Sainte Mère du Lotus Jaune, un personnage historique encore célèbre aujourd’hui en Chine.

Trois questions avec cette  enseignante franco-suisse, qui vit à Fribourg, passionnée de reiki et d’histoire.

Damier : Avez vous un lien avec la Chine ou les descendants de votre héroïne?

Hélène Jacobé: Je n’ai pas de connexion particulière avec la Chine, à part des bons souvenirs du cinéma des années 90, comme Le dernier empereur ou Le Palanquin des larmes. J’ai découvert Lin Hei’er et la guerre des Boxeurs par hasard sur Wikipédia, et ai eu envie d’en savoir davantage. Je me suis donc plongée dans cet univers, et ai particulièrement apprécié la découverte du Yi King et de Confucius.

Lausanne, le 07 décembre 2023, l’autrice Hélène Jacobé, pour les Editions Favre. ©Florian Cella/Ed. Favre

Damier : De quel chapitre  êtes vous la plus satisfaite?
Hélène Jacobé : C’est difficile d’être satisfaite d’un passage. Mais je crois que j’aime particulièrement le dernier chapitre.
Damier : Continuez vous de parler à vos personnages?
Hélène Jacobé : Les personnages m’ont longtemps habitée, mais désormais j’écris un autre roman qui occupe toutes mes pensées. Bien sûr, Lin Hei’er reste dans mon coeur.
Damier  : Allez vous écrire une suite du Lotus Jaune ?
Hélène Jacobé :Je ne pense pas écrire une suite : l’histoire de Lin Hei’er est terminée. Or c’est elle qui m’a vraiment intéressée. Je pars maintenant au XIVème siècle, pour un autre roman historique porté par un personnage féminin, mais en Europe!
Propos recueillis par Béatrice Peyrani

 

Récompense littéraire

Sophie Barth-Gros remporte le Prix 2024 de la Société Littéraire de Genève avec Beatenberg

Ce brillant roman dépeint une parenthèse onirique entre de grands noms de l’art et de la littérature à la fin de l’été 1922. Le poète Rainer Maria Rilke et sa compagne, l’aquarelliste Baladine Klossowska, rejoignent Balthus, le fils de Baladine, dans une colonie d’artistes à Beatenberg. Ils y rencontrent la sculptrice Margrit Bay. L’auteure explore avec finesse les relations et interactions complexes entre ces acteurs et leurs interrogations au lendemain de la Première Guerre mondiale. Décryptage avec Sophie Barth-Gros.

Damier : Qu’est-ce qui vous a amené à Beatenberg pour nous raconter le séjour de Rilke et de la mère de Balthus, Baladine Klossowska ?

Sophie Barth-Gros : Tout a commencé par un hasard. En découvrant que mon oncle et ma tante avaient habité presque dans le même bâtiment que Balthus à Fribourg, j’ai été intriguée par ce peintre, que je connaissais peu jusque-là. Mes recherches m’ont rapidement menée à Beatenberg, où Balthus passait chaque été et certains hivers de ses 9 à ses 26 ans, accueilli par Margrit Bay dans sa colonie d’artistes. Ce lieu chargé d’histoire et de contrastes – à la fois alpestre et spirituel, avec des hôtes prestigieux et des habitants locaux – a constitué une toile de fond idéale pour explorer les relations et influences entre Rilke, Baladine, Balthus et Margrit Bay.

Comment avez-vous abordé la recherche, quelles sont les sources consultées ?

La recherche a été une part essentielle de ce projet. J’ai travaillé à partir de nombreuses archives, notamment les Archives littéraires suisses à Berne, où sont conservés des dessins de Margrit Bay. J’ai également consulté des correspondances, comme celles entre Rilke et Baladine, et lu des biographies détaillées des personnages historiques. Des guides touristiques de l’époque m’ont aidée à imaginer Beatenberg dans les années 1920, et j’ai aussi eu la chance de visiter le village plusieurs fois. Enfin, des rencontres humaines – notamment avec la petite-nièce de Margrit Bay et des passionnés locaux – ont enrichi ma compréhension de l’époque et des lieux.

Où se situe la frontière entre le réel et l’imaginaire du récit ?

Le roman s’appuie sur une base historique solide : les séjours de Balthus à Beatenberg, la colonie d’artistes de Margrit Bay, et bien sûr la présence de Rilke en 1922. Cependant, pour combler les silences des archives et donner vie aux relations entre les personnages, j’ai dû me tourner vers la fiction. Les interactions, dialogues et pensées des personnages sont imaginés, mais ancrés dans un contexte historique et biographique réaliste. Mon but était de respecter les faits tout en explorant des hypothèses sur les influences artistiques et humaines qui auraient pu naître de ces rencontres.

Baladine fut le dernier amour de la vie mouvementée de Rilke, comment définissez-vous en quelques mots leur relation et leur influence réciproque ?

Pour comprendre leur relation, j’ai lu leur correspondance telle qu’un éditeur zurichois la publie au début des années 1950. J’ai ainsi découvert une Baladine lyrique, spontanée, voir illogique, à fleur de peau, peu sûre d’elle, insistante, et un Rilke autocentré, attentif et en recherche d’attention, directif, fuyant. Le recueil est une sélection de leur correspondance, elle est beaucoup plus abondante. Il y a eu un vrai travail d’édition pour faire dire à leurs échanges la grandeur du poète et l’amour de l’aquarelliste. Baladine a participé au choix des lettres et la publication ne s’est faite qu’une fois son accord reçu. On attribue souvent à Baladine le retour de Rilke à l’écriture après la dépression dont il souffre pendant la guerre et qui l’empêche de terminer ses Elégies. C’est certainement vrai, mais un regard actuel sur leur relation pourrait aussi la définir comme déséquilibrée, tumultueuse, voire toxique. 

Parmi les protagonistes du roman, lequel vous a particulièrement émue ? 

Margrit Bay m’a émue. En tant qu’artiste et pionnière, elle a su créer un espace unique à Beatenberg, où la créativité et la spiritualité coexistaient. Son rôle dans l’éducation artistique de Balthus, sa sensibilité et son engagement pour sa communauté m’ont touchée. Elle incarne un lien fort entre l’individuel et le collectif, entre l’art et la vie quotidienne, mais elle est aussi un archétype de la place réservée aux femmes dans la création au début du XXe siècle et de leur postérité. Elle ne se marie jamais, l’histoire ne retient quasiment rien de son travail, elle est très active, mais principalement dans les associations d’artistes féminines. Sa famille doute de ses habitudes. 

Propos recueillis par Ann Bandle

Sophie Barth-Gros lors de la remise du Prix 2024 de la Société Littéraire de Genève.
Le discours de présentation de l’ouvrage et de laudatio furent prononcés par le professeur Jacques Berchtold, président du jury.


Sophie Barth-Gros
Beatenberg
Paru aux Éditions de l’Hèbe
Mars 2024 – 120 pages

Isabelle de Montolieu, l’éclat d’une plume

 

Marion Curchod se penche sur la vie d’Isabelle de Montolieu, célèbre romancière et traductrice lausannoise, et nous brosse un portrait inédit. Entretien.

Damier : Pourquoi avez-vous choisi Isabelle de Montolieu parmi les femmes de lettres de son époque?
Marion Curchod :
Je souhaitais remettre en lumière une femme oubliée et travailler avec des manuscrits inédits. Or, la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne possède un grand fond sur elle qui n’a pratiquement jamais été exploité et qui contient une masse de documents révélateurs.

Quelles étaient les sources d’inspiration de ses romans ?
Elle a écrit des fictions en s’inspirant des textes qui plaisaient au lectorat de son temps. Les intrigues sentimentales étaient  recherchées, notamment depuis La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Mais elle s’est également inspirée énormément de la Suisse autant pour les intrigues que pour les descriptions dans ses récits. Elle aimait son pays et cela se ressent dans plusieurs récits, en particulier dans les Châteaux suisses dans lesquels elle décrit la campagne vaudoise de manière élogieuse. En outre, Isabelle de Montolieu a abordé d’autres thématiques dans ses ouvrages qui constituaient des sujets recherchés ou porteurs d’intérêt pour ses contemporains, tels que la botanique, la philosophie, la religion ou la morale. Elle a aussi été influencée par les auteurs étrangers qu’elle a traduits ou adaptés à sa manière pour le public francophone. De surcroît, plusieurs extraits de ses œuvres nous révèlent des émotions qu’elle a ressenties ou des événements qu’elle a vécus.

Malgré le succès de ses propres livres et traductions de grands auteurs tels que August Lafontaine et  Jane Austen, la baronne de Montolieu peine à subvenir à ses besoins. Les femmes rencontraient-elles des difficultés à être rémunérées?
Tout à fait, il était très difficile pour les femmes d’être reconnues et rémunérées pour leurs écrits. À cette époque, elles ont deux choix pour être publiées : soit elles écrivent des livres sérieux, prouvent leur légitimité, donnent leur opinion ou émettent des critiques de la société, mais ne sont pas les bienvenues dans le monde littéraire régit par les hommes et doivent souvent s’auto-publier (ce qui est coûteux) ; soit, comme Isabelle de Montolieu, elles acceptent les règles établies par les hommes et écrivent des récits sans prétention, en revendiquant une posture d’amusement et de loisir, et sont acceptées dans le milieu littéraire. Il faut savoir que Paris était alors le centre de la littérature et les imprimeurs-libraires ont profité de l’éloignement de la romancière lausannoise pour réduire ses gains.

Comment expliquer que son nom soit aujourd’hui pratiquement tombé dans l’oubli ?
Cela est difficile à expliquer, mais la raison la plus probable reste que ses écrits étaient essentiellement de la littérature sentimentale et que le réalisme, arrivé dès 1830 dans le paysage littéraire, a supplanté le romantisme. De ce fait, la plupart de ses textes sont devenus désuets. Quelques ouvrages à portée nationaliste ont survécu et étaient encore vendus au XXe siècle, mais ils sont finalement également tombés dans l’oubli.

Propos recueillis par Ann Bandle

Marion Curchod est diplômée de l’Université de Lausanne. Dans son mémoire La main derrière la plume, Vie et écrits d’une femme de lettres vaudoise : Isabelle de Montolieu (1751-1832), réalisé sous la direction du professeur Léonard Burnand, elle a contribué à remettre en lumière la destinée et la production d’Isabelle de Montolieu à travers l’analyse de documents archivistiques inédits. En 2021, Marion Curchod a également publié un recueil de nouvelles, Entre la nuit et le jour.

Isabelle de Montolieu, L’éclat d’une plume – paru en 2023
Marion Curchod
En vente aux Editions Infolio ou en librairie

Trois questions à l’équipe du Livre sur les quais

Alix Billen, la nouvelle directrice générale du Livre sur les quais, Adelaïde Fabre, sa directrice artistique et  Valérie Meylan, sa  responsable programmation jeunesse et médiation culturelle dévoilent les temps forts de la 15ème édition de ce festival qui lance l’ouverture de la rentrée littéraire sur la cote lémanique le 30 août prochain, à Morges.

Quelles seront les grandes nouveautés de cette 15ème édition de Livre sur les quais?
Pour fêter cet anniversaire, nous avons choisi de développer deux fils rouges dans la programmation. L’un autour de l’écologie, enjeu majeur aujourd’hui, et l’autre autour du thème du corps et du sport, actualité olympique oblige. Ces deux thématiques rayonneront dans toutes les programmations : adulte, jeunesse, anglophone. Nous proposerons ainsi des discussions, lectures mais aussi des ateliers en écho, comme un cours de yoga gratuit avec Julien Lévy pour apprendre à se reconnecter à son corps, ou encore une balade à vélo sur les rives du lac avec Michaël Perruchoud, grand féru de cyclisme qui fera découvrir les grands coureurs d’une manière insolite.

L’autre nouveauté est de confier la présidence à deux auteurs : Maylis de Kerangal, figure incontournable de la scène littéraire française, qui publie en août un grand et sublime roman Jour de ressac (éditions Verticales) et Joseph Incardona, auteur suisse atypique et incontournable. Tous les deux se verront confier des cartes blanches et inviteront des écrivains de leurs choix : Grégoire Bouillier pour Maylis de Kerangal et Lou Lepori pour Joseph Incardona.

Pour cette 15e édition, Le livre sur les quais aura son propre stand sur les quais, à côté de la Billetterie & Info public. L’occasion de célébrer le festival avec différents articles souvenirs à la vente aux couleurs de la manifestation ainsi que des informations pour Le cercle des amis du Livre sur les quais.

Le public profitera aussi d’un concours photo durant les trois jours du festival. Les visiteuses et visiteurs pourront tenter de gagner l’un des dix bons d’achat d’une valeur de CHF 50.- à dépenser dans les différents commerces morgiens de la COOR.

 Pourquoi avoir choisi cette année la Suisse comme invitée vedette?
 Il nous semblait important pour cet anniversaire de mettre à l’honneur la richesse de la littérature suisse et sa diversité linguistique. Ce qui n’avait jamais été fait. Ce sera l’occasion de rencontrer des auteurs tessinois, suisses allemands, romanches comme Walter Rosselli, Ariane Koch, Pedro Lenz, Peter Stamm, Olimpia De Girolamo et bien d’autres. Toutes ces langues résonneront pendant ces 3 jours sur les quais de Morges. Nous tenions aussi à mettre en avant le travail précieux des traductrices et traducteurs, indispensables passeuses et passeurs, comme notamment Camille Luscher, Lucie Tardin, Aline Delacrètaz, Pierre Deshusses, Benjamin Pécoud, Camille Logoz…. Le travail que nous menons depuis des années avec le Centre de traduction littéraire de Lausanne et la fondation Looren est bien entendu un élément essentiel. Un atelier de traduction plurilingue mené par Walter Rosselli sera l’occasion de se frotter à ces pluralités des langues.

Les auteurs romands seront bien sûr comme tous les ans présents et fort bien représentés. Nous pouvons noter les présences de Louise Bonsack, Lorrain Voisard, Anouk Hutmacher, Marlène Charine, Martine Ruchat, Quentin Mouron, Tasha Rumley, Juliette Granier, Maxime Rustchmann, Daniel de Roulet, Alain Freudiger…..

Nous fêtons avant l’heure les 50 ans des éditions Zoé, éditeur exigeant et singulier et recevrons nombre de ses auteurs : Catherine Lovey, Catherine Safonoff, Gabriela Zalapì, Michel Layaz, Katja Schönherr, Lukas Bärfuss, Blaise Hofmann….

Les 100 ans des éditions Labor et Fides seront également célébrés lors d’un cercle de lecture avec le Prix Européen de l’essai.

Comment le festival va-t-il tenter de séduire les plus jeunes publics ?
« Les plus jeunes publics se séduisent d’abord à travers les adultes qui les amènent au festival ». Pour les tout-petits, Osons les livres! est la meilleure façon de plonger dans la littérature, qui permet aux enfants dès 6 mois de se faire raconter et lire des livres par des animatrices expérimentées et enthousiastes. Pour les plus grands, différents ateliers sont mis sur pied : ateliers d’écriture, atelier de dessin, rencontres avec leurs autrices et auteurs préférés. Un rallye est également prévu qui permettra aux enfants de découvrir les autrices, auteurs, illustratrices et illustrateurs jeunesse présents sur les quais. A ne pas rater non plus la lecture dessinée de Benjamin Chaud et Meunier et la lecture de Blaise Hofmann, musicale et dessinée par Adrienne Barman et Stéphane Blok.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

Le programme officiel de Livre sur les quais:

Quand Gorki tutoyait Gogol



Les éditions des Syrtes à Genève publient une nouvelle version du Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, écrit pendant son exil en 1905 à Capri. L’occasion de découvrir la plume sensible et authentique de ce romancier russe pas si éloigné de son fantasque confrère ukrainien Nicolas Gogol. Entretien avec son traducteur Jean-Baptiste Godon[1].

Pourquoi avoir choisi de republier ce texte ?
Jean-Baptiste Godon. Bien qu’il soit relativement peu connu en France, Le bourg d’Okourov occupe une place importante dans la production de Gorki. Il est le premier volet d’une trilogie inachevée consacrée à la vie provinciale (parfois qualifiée de « cycle d’Okourov ») et s’inscrit de ce point de vue dans le prolongement des chroniques provinciales que l’on retrouve chez des auteurs tels que Gogol, Leskov, Saltykov-Chtchedrine, Bounine ou Zamiatine. Dans ce récit pittoresque, Gorki s’efforce de décrire la province russe telle qu’elle est réellement, ses attentes, ses travers et ses angoisses à l’époque de la révolution de 1905, période charnière de basculement entre la Russie ancestrale et la nouvelle Russie soviétique.
Le bourg d’Okourov est l’un des rares textes longs de l’œuvre de Gorki qui n’avait pas fait l’objet d’une traduction intégrale en français. La première traduction réalisée en 1938, intitulée Tempête sur la ville, comportait de nombreuses coupes représentant près du tiers du texte original. Ce dernier est publié pour la première fois en intégralité en français dans la présente édition révisée. Ces passages inédits concernent notamment les opinions négatives formulées par les habitants d’Okourov sur les étrangers et en particulier les populations allemandes présentes en Russie. Malgré ces coupes, la première traduction française du récit fut placée sur la « liste Otto » des ouvrages jugés antiallemands et interdits en France par la propagande nazie pendant l’Occupation. Il s’agit d’une traduction partiellement inédite en français d’un texte important dans l’œuvre de Gorki et qui révèle sa vision authentique de la Russie provinciale à la veille de la révolution, sans le vernis du réalisme socialiste que l’on trouve dans certaines de SES œuvres les plus connues.

Gorki a écrit ce roman à Capri, pouvez-vous nous en dire plus sur les conditions de son écriture ?
JBG. Gorki écrit Le bourg d’Okourov à Capri pendant l’été et l’automne 1909, le texte fut publié pour la première fois en Russie en décembre 1909. Il fit l’objet de plusieurs variantes successives dont la dernière, approuvée par l’auteur en 1922 et reprise dans ses Œuvres complètes en vingt-cinq volumes en 1971, sert de base à la présente édition. Gorki écrit vite car la province russe est un sujet qu’il connaît bien et affectionne particulièrement. Il dira d’ailleurs à ce propos qu’il aurait pu faire du Bourg d’Okourov un roman en dix volumes tant les petites villes de province lui étaient familières.
Gorki qui vit en exil à Capri depuis octobre 1906 a déjà publié Le Chant du pétrel (1901), Les Bas-fonds (1902) et La Mère (1906). Il est alors un écrivain célèbre en Russie et dans le monde pour ses œuvres engagées et sa participation à la révolution de 1905. L’écriture du Bourg d’Okourov intervient cependant à une époque à laquelle l’écrivain est en conflit avec une partie des dirigeants bolcheviks. Il soutient alors la théorie de la construction de Dieu, appelant à l’édification d’une religion de l’humanité plutôt qu’à la négation matérialiste de la foi promue par Lénine. Il participe également à cette époque, contre la volonté de ce dernier, à la création d’une école de propagande destinée à former la conscience politique des ouvriers russes invités à cet effet à Capri. C’est donc dans un contexte de tension et de distanciation vis-à-vis de la doctrine et des méthodes bolchéviques que Gorki écrit Le bourg d’Okourov

Gorki nous fait entendre la voix de plusieurs personnages mais finalement n’en privilégie aucun semble-t-il ? Pourquoi ?
JBG. Il semble que cela résulte précisément de l’intention de l’écrivain de dresser un tableau réaliste de la Russie provinciale telle qu’il la perçoit alors : avec humour et poésie mais sans noircir ou embellir les élites ou les démunis d’Okourov. En ce sens Le bourg d’Okourov peut être considéré comme une mise en garde contre la vision manichéenne des révolutionnaires quant à la nature humaine et la province russe. Il révèle également les doutes et les craintes de Gorki quant aux conséquences dramatiques d’un bouleversement révolutionnaire qu’il appelait pourtant de ses vœux.  

Quel retentissement a eu ce texte de Gorki en URSS ? Et aujourd’hui en Russie ?
JBG. Le bourg d’Okourov fut considéré par la critique de l’époque comme une œuvre charnière dans la production de Gorki, par laquelle il délaissait la vision engagée de ses écrits précédents pour une approche plus fine de la société russe et de sa complexité. Certains qualifièrent le récit d’œuvre réactionnaire révélant le socialisme incertain de l’auteur (ce dont se défendit Gorki). D’autres soulignèrent la qualité littéraire de son texte, le raffinement de son style de conteur et le caractère extrêmement vivant qu’il réussit à insuffler à ses personnages. La propagande soviétique s’efforça après sa mort de remodeler l’image de Gorki, d’effacer ses profondes contradictions, pour souligner le soutien qu’il apporta au régime notamment après son retour en Union soviétique au début des années 1930. Ses écrits extrêmement critiques de la révolution d’octobre et des dirigeants bolcheviks (réunis dans le recueil Les Pensées intempestives) ne furent pas republiés en Union soviétique.  S’il fut moins mis en avant que ses œuvres plus connues telles que La Mère, véritable canon du réalisme socialiste, Le bourg d’Okourov ne fut pas en revanche désavoué à l’époque soviétique et figure en bonne place dans la plupart des éditions soviétiques de ses œuvres choisies. Le récit était considéré comme une critique des milieux petits-bourgeois et des marchands de province, compatible avec la ligne officielle du régime. 

La superbe couverture que vous avez choisi pour Le bourg d’Okourov est un tableau de Boris Koustodiev – Province 1919 – hasard des recherches ou choix délibéré ?
JBG. Boris Koustodiev que connaissait et appréciait Gorki est l’un des grands peintres de la province et de la bourgeoisie russe. Il semblait naturel de s’orienter vers l’une de ses productions. Par ses couleurs vives et contrastées et sa composition, le tableau Province réalisé en 1919 illustre à merveille le décor et l’ambiance du récit : un bourg coupé en deux par une rivière, les élites passant sur la berge sous l’œil goguenard des plus démunis adossés à la rambarde du pont…  

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

[1] Au diable vauvert et Alatyr d’Evgueni Zamiatine, Éditions Verdier (2006) – Lauréat du Prix Russophonie pour la meilleure traduction littéraire du russe vers le français décerné par la Fondation Boris Eltsine ; Le Nègre violet d’Alexandre Vertinski, Louison Éditions (2017) ; Une nuit, un jour, une nuit de Dmitri Danilov, projet Moscou-Paris, Un compartiment pour trois, Salon du Livre (2018) ; Devouchki de Viktor Remizov, Éditions Belfond (2019) ; Leaving Afghanistan de Pavel Lounguine (2019) ; Gorki et ses fils – Correspondances, Éditions des Syrtes (2022) ; Le Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, Éditions des Syrtes (202

 Maxime Gorki
Le bourg d’Okourov
Traduit par Jean-Baptiste Godon

Editions Syrtes

Le silence de Jeanne

16061710034998181-1Dans son premier roman « Jeanne», Véronique Timmermans alterne deux histoires étroitement mêlées. Celle de Jeanne bouleversée par son coup de foudre inavouable pour un prêtre et celle de sa fille, Catherine, en quête de vérité. Mais comment réagir face au silence de Jeanne sur son passé? L’auteure soulève la délicate question de la transmission des souvenirs intimes d’une génération à l’autre. Un livre tout en émotion et en profondeur. Interview.

Damier : L’écriture de ce premier roman marque-t-elle un tournant dans votre vie? 

Véronique Timmermans: Oui, certainement. En apparence, ma vie est presque inchangée, je partage mon temps entre travail salarié, écriture, famille, amis et loisirs, comme tout le monde. Je commence seulement maintenant, quelques mois après la parution de «Jeanne», à pouvoir mettre des mots sur ce qui a changé: au plus profond de moi, la joie intense d’avoir accompli un de mes rêves, celui d’être lue, peut-être le rêve qui compte le plus; la prise de conscience combien l’écriture est une part fondamentale de moi, combien l’écriture m’aide à comprendre le monde qui m’entoure. J’ai l’impression que je suis plus moi qu’avant.

Damier : L’héroïne  « Jeanne » est-elle née de votre imaginaire?

Véronique Timmermans: Oui et non. Ma mère s’appelait Jeanne. Elle est décédée il y a quatre ans, subitement, dix-sept ans après mon père, également mort subitement. Je n’ai jamais bien connu la jeunesse de mes parents, mais on m’avait raconté quelques éléments de leur rencontre, et la mort de ma mère m’a mise en face du fait qu’il n’y avait plus personne pour me parler de qui était mes parents, et surtout ce qu’ils avaient vécu jeunes. De plus, mes parents étaient belges, flamands plus précisément, et j’ai grandi dans le sud de la France. A mes yeux, ils étaient exotiques. Avec «Jeanne» j’ai voulu partir de quelques éléments biographiques et recréer la jeunesse et la vie d’un homme et une femme qui auraient pu être mes parents, en tissant intimement biographie et imaginaire.

Damier : Quel événement vous a inspiré l’amour interdit entre un prêtre et une jeune fille?

Véronique Timmermans: C’est un fait peu connu, mais la Belgique a vécu, dans les années 50-60, une grande vague de défections de prêtres. Peut-être en a-t-il été de même dans d’autres pays Européens, je ne le sais pas.  J’ai rencontré un témoin de ces défections, qui est d’ailleurs toujours prêtre: le tragique qu’ont vécu ces hommes est indicible. Dans la Belgique catholique et stricte de l’époque, remettre en question sa vocation était impensable, un tabou. Mon propre père m’a appris, assez tardivement, qu’il avait été prêtre et avait choisi de quitter la prêtrise par amour, et j’ai voulu mieux comprendre en l’écrivant comment on peut vivre un amour impossible. Un autre aspect m’a aussi beaucoup intéressé, c’est la place d’un amour impossible qui devient secret de famille: quel adulte devient-on quand on hérite inconsciemment d’un tel secret. Je n’ai pas fini d’explorer cette question!

Damier : La relation mère-fille décrite dans le roman montre à quel point les mœurs ont évolué d’une génération à l’autre. Est-ce le reflet de votre propre expérience?

Véronique Timmermans: Oui, les mœurs évoluent, et depuis la nuit des temps chaque génération vieillissante s’émeut et pousse des hauts-cris face aux mœurs des jeunes. Pour ma part, ma mère était très indépendante et peu conventionnelle, elle poursuivait ses passions et intérêts, choisissait ses amis, et refusait de faire ce qui ne lui convenait pas. En cela elle était plutôt un modèle. Dans la relation mère-fille de «Jeanne» l’irritation de la fille vis-à-vis de sa mère est omniprésente. Cette irritation est née pour une bonne part des différences générationnelles que l’on sait. J’ai trouvé intéressant d’explorer comment cette irritation pouvait murir, devenir autre chose, au contact avec sa propre vie, un amour naissant par exemple. La relation mère-fille est en constant déplacement.

Damier : Pourquoi avoir choisi la ville de Gand, avez-vous des attaches en Belgique?

Véronique Timmermans: Ma mère a grandi et vécu à Gand, et j’aime beaucoup cette ville, à la fois majestueuse, familière et étrangère. J’y ai fait il y a deux ou trois ans un court séjour pour mieux m’en imprégner, et j’ai la chance d’avoir eu pour guides des amis assez âgés pour pouvoir décrire le Gand de l’après-guerre, ses multiples couvents, façade, marchés. Beaucoup des places de la ville ont le nom d’un marché: « marché aux poissons », « marché aux fleurs », »marché aux grains » etc. Le nom des vieilles rues et place en dit long sur la vie marchande, artistique et religieuse des siècles passés. Les boulangeries, aussi, sont extraordinairement inspirantes. Observant le visage et les manières des passants dans les rues de Gand, je me suis dit: je viens d’ici.

Damier : La fin de l’histoire qui laisse entendre que l’on se retrouve dans l’au-delà est particulièrement émouvante, est-ce une certitude pour vous?

Véronique Timmermans: Est-ce possible d’avoir une telle certitude? Je ne sais pas. Mais je crois que certaines personnes se retrouvent, oui. Certains liens ne périssent pas. Et j’aimerais beaucoup, au moment de ma mort, avoir l’espérance de retrouver les êtres aimés, disparus ou pas, et aussi transmettre cette espérance à ceux qui me perdent.

Jeanne, de Véronique Timmermans  – Editeur : Plaisir de Lire

Portrait

Photo VT_2016Née en Suisse d’un père philosophe et une mère artiste, Véronique Timmermans a grandi dans le cadre somptueux de la Provence. Bien qu’attirée par les Lettres, elle opta pour des études de sciences, qui l’amenèrent à un premier travail à Paris, dans une entreprise pharmaceutique, puis à San Francisco, au cœur de la Silicon Valley technologique. Revenue en Europe après plus de huit ans en Amérique, elle vit depuis en Suisse, avec son mari et leurs enfants. Outre l’appel de l’écriture, qu’elle s’est enfin permis d’écouter, elle travaille aussi dans les technologies médicales.

 Entretien réalisé par Ann Bandle