Archives de catégorie : CHRONIQUE

Anker : les enfants d’abord!

Le peintre bernois Albert Anker a peint 500 portraits d’enfants issus de tous milieux. Pourquoi cette attention si particulière et bienveillante sur le monde des tout-petits? Représentés souvent en train de jouer ou d’étudier, le regard singulier du peintre intrigue quand son époque assigne encore l’enfant des classes populaires à rejoindre la cohorte de travailleurs à bas coût, jugée nécessaire au fonctionnement de la révolution industrielle émergeante ! Une vision que ne partage pas Anker, artiste mais aussi fervent militant de la culture et de l’éducation de la toute jeune Confédération suisse, comme le souligne la fondation Gianadda Martigny dans une nouvelle exposition très justement baptisée… Anker et l’enfance.

Fillettes lisant ou jouant avec des chats, garçon faisant des bulles ou adolescents se préparant au cours de gymnastique, enfants à la crèche… Albert Anker a peint plus de 500 portraits d’enfants sur les 796 œuvres recensées au catalogue raisonné des peintures de l’artiste. Pourquoi une telle attention sur le monde des tout-petits des milieux populaires dans une époque qui au mieux les ignorait au pire ne voyait en eux qu’un réservoir de main d’œuvre bon marché !

Un paterfamilias heureux

La concentration d’Albert Anker sur le thème de l’enfance ne doit rien au hasard. L’amour de la famille aura pesé dans tous ses choix et à tous les moments de sa vie! Albert est né en 1831 à Ins dans le Seeland bernois. Son père est vétérinaire cantonal et la mort prématurée de son frère et de sa sœur, Rudolf (1828-1947) et Louise (1837-1852) le marque profondément. Adulte, il prendra le temps qu’il faut pour faire admettre à son propre père le choix d’une carrière artistique et devenu père de famille, il aura à cœur de s’investir énormément dans l’éducation de sa progéniture.

Mais on n’en est pas encore là. Tout commence en 1851 pour Albert Anker. Malgré un talent de dessinateur évident, et pour faire plaisir à son père, il accepte maturité en poche, de poursuivre en Suisse des études de théologie à Berne puis à La Halle en Allemagne durant quatre ans. Grâce à sa tante Charlotte, qui lui sert de médiateur, Albert peut finalement rejoindre à Paris l’atelier de son compatriote suisse, le peintre à succès Charles Gleyre en novembre 1854. Il y croise Pierre-Auguste Renoir, Claude Monet, Alfred Sisley…fréquente aussi l’École Impériale et spéciale des Beaux-Arts. Il découvre la peinture de Nicolas Poussin et médite devant sa toile Et in Arcadia ego qui questionne le spectateur sur l’énigme du sens de la vie de l’homme. Il aime aussi la peinture de Jean-Léon Gérôme et découvre les toiles des grands maitres hollandais et s’intéresse beaucoup au travail de Gustave Courbet et François Milet, sans embraser leur courant pictural. Albert Anker décide en automne 1858 de chercher sa propre voie, en allant étudier la vie paysanne en Forêt Noire. Il s’interdit de peintre les paysans comme des rustres ou des arriérés et entend s’inspirer des toiles de Poussin pour proposer une description de la réalité sans pose mais avec une peinture lumineuse.  A Biberach, il partage la vie de la communauté paysanne, va à la messe, chante lors de l’office catholique et se lie d’amitié avec Erasmus Künstle, dit Rasi, une jeune orphelin devenu sourd. Anker va faire donner des cours à cet enfant avide de savoir et en faire un portrait (Huile sur carton) plein d’empathie et précurseur du caractère innovateur de son art. Le peintre va utiliser le portrait de Rasi dans un autre tableau, cette fois de grand format baptisé École de village dans la  Forêt Noire.

Napoléon III achète Dans les bois

Le style Anker est né avec : une vision réaliste et authentique de scènes de genres-où les  enfants ne prennent jamais la pose mais sont considérés comme des sujets à part entière, une palette aux tonalités ocres et brumes mais égayé souvent d’un «  rouge sonore » comme le souligne la conférencière Antoinette de Wolff, lors d’un exposé donné pour l’Association  Lausanne Accueil le 25 avril dernier, la présence dans de nombreuses toiles d’un vieillard traversant rapidement l’espace, comme pour symboliser le passage éphémère de la vie.

En 1864, Alfred Anker est devenu un peintre célèbre et recherché, il peut vivre de son art et donc se marie avec Anna Ruefli, l’amie de sa sœur défunte Louise. Le couple aura six enfants, mais deux vont décéder en bas âge. Ce qui affectera profondément le couple qui vivra donc la même tragédie que les parents d’Alfred Anker. S’il n’est jamais question de les oublier, la famille Anker entend honorer les vivants et vivre avec sagesse ! Alfred organise agréablement mais efficacement la vie de toute la maisonnée entre Paris l’hiver et Anet, en Suisse, l’été. En 1866, il obtient une médaille d’or au Salon de Paris pour son tableau Dans les bois (montrant une fillette épuisée et endormie après la collecte sans doute harassante de fagots de bois) une toile réalisée en 1865 (et rachetée par Napoléon III). Il entame aussi une collaboration importante avec la manufacture de faïence parisienne des frères Deck, pour lesquels il exécutera des centaines de pièces jusqu’en 1892. Entre 1870 et 1874, l’artiste est élu député au Grand conseil de Berne, où il soutient la construction du Musée des Beaux-Arts, il voyage beaucoup tout en militant activement pour la diffusion du savoir et de la culture mais est frappé d’un AVC en 1901, qui l’oblige à renoncer à la peinture et à se consacrer exclusivement à l’aquarelle. Toute sa vie, Alfred Anker ne se lassera pas d’étudier les enfants, en tant que père, grand-père ou villageois d’Anet. Il les montrera toujours avec sollicitude,  participant aux tâches familiales (Les petits commissionnaires dans la neige 1901) ou (Garçon épluchant les légumes), s’exerçant à la lecture, à l’écriture, au tricot ou au cours de sport (La leçon de gymnastique 1879, peinte cinq ans après l’introduction en Suisse des cours de gymnastique obligatoire pour les garçons, mais pas encore pour les filles !). Les détracteurs d’Anker trouveront les cheveux de ses bambins trop blonds, les visages de ses enfants trop sages, les scènes de la vie familiale trop répétitives, il n’empêche la finesse et l’intériorité des toiles d’Alfred Anker présentées à Martigny ne peuvent qu’émouvoir le visiteur des années 2024. Une invitation à la douceur pour retrouver notre âme d’enfant.

Béatrice Peyrani

Anker et l’enfance se tient à la Fondation Pierre Gianadda de Martigny jusqu’au 30 juin 2024, ouvert tous les jours de 10h à 18h

Nicolas de Staël, le besoin de penser peinture

L’exposition consacrée à Nicolas de Staël par la Fondation de l’Hermitage – comme un prolongement à celle de Paris – soulève la même effervescence du public. Dans un cadre plus intime, elle n’en est pas moins exceptionnelle.

Tout est sublime, tout est grandeur. Du haut de ses deux mètres, Nicolas de Staël pose dans son atelier, chemise blanche et pantalon noir, moderne et élégant, les yeux cernés. Il est beau, l’allure d’une star de cinéma. Autour de lui, des œuvres jonchent le sol. À 40 ans, il est au sommet de son art et de sa gloire. Rien ne laisse présager l’imminence d’une tragédie. La fin de ses tourments.

Retour sur un artiste au talent fulgurant

Né à Saint-Pétersbourg en 1914, Nicolaï Vladimirovitch Staël von Holstein descend d’une ancienne famille aristocratique. Chassés par la révolution bolchévique en 1919, ses parents se réfugient en Lituanie, puis en Pologne. Ils ne survivront pas longtemps à leur triste exil. À l’âge de huit ans, Nicolas est orphelin, démuni, sans repères. Il est recueilli par un couple aisé à Bruxelles, les Fricero. Grâce à leur bienveillance, Kolia (diminutif de Nicolas) fréquente les meilleures écoles, le collège Cardinal-Mercier, l’Académie royale des Beaux-Arts… la jeunesse dorée où il s’efforce d’enterrer le passé. Mais rien ne s’oublie, rien ne s’efface. Toute sa vie, il va fuir les souvenirs, éviter d’évoquer les années sombres.

Vivre dans l’urgence

Lorsque l’on a tout perdu, se reconstruire est une urgence absolue. De la rigueur, du travail, de l’énergie. Très tôt, Nicolas de Staël n’a qu’une conviction, celle de devenir un grand peintre, ou un poète. En quinze ans, il crée plus de mille tableaux et autant de dessins. Jamais satisfait de lui-même, il détruit beaucoup. De cette cadence effrénée, on voit apparaître d’incroyables révolutions. Une technique sans cesse réexplorée où il se réinvente. Du figuratif à l’abstrait, de l’obscurité à la lumière, des matières brutes appliquées au couteau à l’effleurage au coton pour exprimer transparence et fluidité, légèreté et clarté. Ses visions fugaces sont croquées sur le vif de peur qu’elles ne s’échappent. Elles le conduisent à peindre plusieurs toiles en parallèle « il faut travailler beaucoup, une tonne de passion et cent grammes de patience » à la limite de lui-même, jusqu’à l’épuisement.

 À la découverte des couleurs chaudes de la Méditerranée

Durant ses études, le jeune Staël court les galeries de Bruxelles. Il s’imprègne des mouvements artistiques avant-gardistes. Léon Spilliaert, Frits Van der Berghe, Constant Permeke… avant d’explorer les horizons lointains. L’art du Greco à Tolède, Vélasquez à Madrid « splendeur des splendeurs » éveillent une sorte de béatitude. Il esquisse tout ce qu’il voit, les remparts, les tourelles, le paysage brûlé par le soleil ardent…  « Toute ma vie j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre. »

C’est plus au sud, à Marrakech, qu’il fait la rencontre de Jeannine Guillou, le coup de foudre est immédiat. Entre eux, les similitudes sont stupéfiantes. Comme lui, elle a un visage long, une taille haute, une silhouette fine. Comme lui, elle est peintre et explore les vibrations des couleurs chaudes de ce pays, la palette des ocres, des rouilles, l’intensité des jaunes. Ils ne se quittent plus. Dans leur vie de bohèmes, d’artistes en devenir, ils connaissent la misère, la faim. « Je comprends qu’il ne me sera jamais permis de finir vraiment une toile, devant la vendre pour manger. » S’ils manquent de tout pour travailler, ils sont heureux.

De la précarité au succès

Grâce à la galeriste parisienne Jeanne Bucher, les tableaux de Nicolas de Staël sont enfin exposés à côté de ceux de Kandinsky. Cet éclairage ouvre d’autres portes, celles de l’Amérique où le marchand Paul Rosenberg s’intéresse à sa peinture. Il prépare une grande exposition à New York, puis une tournée dans les musées. La presse s’emballe, les prix flambent. On le considère désormais comme une valeur sûre de son époque. Ce succès colossal traverse l’Atlantique où les demandes affluent. Avec l’accrochage projeté à Zurich, le rythme s’accélère, Staël travaille jour et nuit. Pour autant, il ne sacrifie rien à son art.

L’exposition de la Fondation de l’Hermitage retrace les évolutions successives de l’artiste au talent fulgurant, depuis ses premières esquisses jusqu’à la toile Les Mouettes peinte l’année de son suicide. C’est devant cette œuvre magistrale que Patricia Zazzali, guide et historienne de l’art, clôt son récit passionnant. L’émotion est vive, l’admiration immense. Pour Nicolas de Staël, qu’importe ses tourments, ses doutes, ses déchirements… « il y a les tableaux, c’est tout. »   

Ann Bandle

Exposition Nicolas de Staël
Fondation de l’Hermitage, Lausanne
Jusqu’au 9 juin 2024

 

Le piège de papier, parmi les finalistes du Prix du livre de Lausanne

C’est l’histoire d’une amitié contrariée entre deux étudiantes, de rivalité malsaine et d’odieuses trahisons. C’est surtout l’histoire de vies tourmentées par la jalousie. Une œuvre de fiction, avertit l’auteure, Kyra Dupont Troubetzkoy, puisée cependant dans la réalité.

Au commencement, il y a une idylle avec Victor qui s’essouffle, malgré les stratèges de séduction de la narratrice. Mais depuis l’arrivée de L. au lycée, l’espoir d’un possible rebondissement de leur amour est compromis. La nouvelle étudiante sème le trouble. Trop belle, trop énigmatique, elle évolue dans une atmosphère choisie, entourée d’une garde rapprochée. « Elle trône en reine à la cafétéria » et fait tourner les têtes. Celle de Victor. La jalousie naissante de l’autrice devient irrépressible et vire à la détestation. C’est le début de sa traque déjantée qui donnera lieu à de fausses interprétations, à un sentiment d’infériorité infondée.

L’amitié fusionnelle

Le bac en poche, la vie universitaire met fin aux flirts lycéens et aux états d’âme puérils… Pour la narratrice, une renaissance dans un monde inconnu, sans Victor, et sans L. Dans l’amphithéâtre bondé des Sciences politiques, l’ébullition est intense. Chacun cherche du regard un visage qui lui serait familier. C’est alors que L. apparait, l’air ingénu, visiblement transformée. Des cheveux plus flamboyants, un teint plus lumineux, elle est tout simplement resplendissante! De Victor, il n’en est plus question, remplacé par un grand blond séduisant… A priori, rien n’entrave désormais une réconciliation, voire une amitié sincère. Telles des sœurs complices et inséparables, égales en toute chose, elles nouent une relation fusionnelle. « Je ne sais pas ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce » jusqu’à en perdre sa propre personnalité.

D’ignobles trahisons

La mésentente va bientôt s’immiscer dans leurs rapports trop exclusifs, fermés aux autres. En cause, le coup de foudre de la narratrice pour Bruno, « il m’ouvrait les yeux, me donnait le courage d’être moi-même ». Une prise de conscience salutaire qu’elle juge inutile de justifier. Que lui importe le chagrin de L., son incompréhension, ses suppliques et ses larmes… rien n’éveille la moindre compassion : « je trouvais même une sorte de plaisir pervers à rester silencieuse ». Un brusque retournement où l’amitié rompue cède à une rivalité terrifiante allant crescendo. L. devient jalousée, enviée, épiée, admirée, détestée.

Une même passion pour l’écriture

Si les romans de L. remportent des prix prestigieux et font la une des médias, la narratrice – moins chanceuse  – sombre dans les turpitudes morales, les comparaisons avilissantes. Le talent de sa rivale, ses succès éclatants sont autant de meurtrissures, sans qu’elle n’imagine la moindre réciprocité. De plus en plus rares, leurs réconciliations forcées ne sont qu’illusions fugaces. La vengeance va alors atteindre son paroxysme par le déploiement d’un stratagème perfide et dangereux, mettant le lecteur sous tension tel un thriller palpitant qui vous tient en haleine. Une démonstration vertigineuse des revers de la jalousie, un sentiment à bannir d’urgence nuisible qu’à ceux qui l’éprouvent.

La jungle littéraire

Le piège de papier de Kyra Dupont Troubetzkoy est un roman envoûtant sur la jalousie mais aussi sur la rivalité provoquée par ce terrible syndrome d’illégitimité, écrit dans un style alerte, mêlant suspens et intrigues, un livre coup de ! L’auteure rappelle en préambule la vie éphémère d’un nouvel ouvrage, – trois semaines tout au plus – avant de disparaître au mieux dans les rayons des libraires, ou renvoyé à l’éditeur. Un « guillotinage littéraire » aux séquelles inguérissables chez tous ceux qui ont œuvré corps et âme… Ici, le piège de papier est bien réel !

Ann Bandle

Finalistes du Prix du livre de la ville de Lausanne 2024

Les secrets de nos cœurs silencieux,
Isabelle Aeschlimann (Éditions les Nouveaux Auteurs)

Noor 
Étienne Barilier (Éditions Phébus)

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy (Éditions Favre)

Generator
Rinny Gremaud (Sabine Wespieser éditeur)

La folie du pélican
Jean-François Haas (Bernard Campiche Éditeur)

 

Cinq questions à Brigitte Violier, auteure de Benoît Violier, Du cœur aux étoiles

Brigitte Violier – Créapartage

A l’occasion de la sortie de Benoît Violier, du coeur aux étoiles, Damier vous propose un entretien avec son auteure Brigitte Violier qui signe un livre  pudique et plein de délicatesse. Un ouvrage qui rend hommage à la beauté de la vie et à l’amour, malgré les douleurs et les peines.

Damier :  En 2016, alors que tout semblait lui réussir, votre mari chef triplement étoilé du restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier a mis brutalement fin à ses jours, vous laissant vous et votre jeune fils dans un état de choc indescriptible. Malgré la douleur toujours prégnante, vous avez écrit ce livre sur l’incroyable destin de Benoît Violier, son parcours impressionnant (qui le mène d’un apprentissage à Pérignac à Paris aux cuisines des restaurants les plus prestigieux – Jamin chez Robuchon, au Ritz, à la Tour d’Argent….), son ambition de devenir meilleur ouvrier de France avant ses 40 ans et aussi votre rencontre avec lui en 1995. Quelle place l’amour a-t-il occupé dans votre vie, dans vos vies?

Brigitte Violier :  L’amour, c’est ma valeur forte, je fais tout avec le cœur, cela a guidé ma vie depuis l’enfance.  L’amour c’était une évidence quand j’ai rencontré Benoît, quand il m’a parlé de son amour du métier, de sa passion pour le travail bien fait, de sa recherche incessante pour l’excellence. L’amour a été au cœur de nos vies.

Damier : Pourtant en décembre 1995, quand vous le croisez pour la première fois à Courchevel, lors d’un dîner professionnel, ce n’est pas- pour vous un coup de foudre ?

Brigitte Violier : Oui c’est vrai, la première fois que je l’ai rencontré je n’ai pas eu …de coup de foudre. Je crois que j’étais peut- être trop impressionnée, à 26 ans Benoît semblait déjà tellement savoir ce qu’il voulait être, devenir le plus jeune …meilleur ouvrier de France, diriger un trois étoiles avant ses 40 ans , il  me semblait aussi avoir vécu déjà tellement de choses – il s’était déjà fait un nom à …Paris – il avait même officié dans les cuisines de Bercy, lorsque Nicolas Sarkozy dirigeait le Ministère des Finances, il venait d’une famille nombreuse et ensoleillée, lui, le dernier garçon d’une joyeuse fratrie de sept enfants, alors que moi j’étais la fille unique et solitaire de parents divorcés – tous deux travailleurs saisonniers.

Damier : Pourtant huit mois plus tard, Benoit revient à Courchevel et là après un premier déjeuner en tête à tête le 1er janvier 1997, vous êtes conquise ?

Brigitte Violier : Je me souviens qu’il neigeait sur Courchevel ce jour là et que nous étions déjà tous les deux dans notre bulle. Je suis effectivement sous le charme, je ne vois plus les autres convives du restaurant. Son tempérament, son appétit de croquer la vie à pleines dent me séduisent, autant peut- être que mon esprit d’indépendance et de liberté le questionne. Nous nous quittons ce jour là avec la certitude de nous revoir vite…

Damier : Vous allez vous revoir effectivement et commencer une grande histoire d’amour. Par amour, vous quittez vos chères Alpes françaises en 1999 pour vous installer en Suisse avec Benoît. Vous démarrez une nouvelle carrière prometteuse chez Sisley à Genève. Votre mari va pourtant vous demander de travailler avec lui au restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier dont il doit bientôt prendre la direction, en 2012. C’était un geste d’amour et aussi une évidence pour vous?

Brigitte Violier : Oui l’ amour est le cœur de l’intuition, il a guidé toutes mes décisions. J’ai découvert la Suisse grâce à Benoît, par amour je m’y suis installée, avec l’arrivée de notre fils Romain, l’amour a pris une autre dimension et par amour j’ai embrassé le monde de la gastronomie.

Je me suis posée évidemment beaucoup de questions sur ce que je devais y faire et comment y être légitime. J’étais imposée par Benoît parce qu’il pensait que j’étais la personne qui devait absolument être à ses côtés. Nous avons ré-ouvert le restaurant de Crissier après des travaux en septembre 2012. Au début j’étais un peu en observation parce qu’il fallait apprendre à travailler avec une brigade essentiellement masculine et à l’organisation très hiérarchisée et très codée. Quand j’étais en salle, les clients me disaient souvent que j’étais courageuse – quel défi de prendre la succession avec Benoît du fameux restaurant de l’hôtel de Ville de Crissier ! C’était courageux et peut-être téméraires pour deux français bientôt naturalisés suisses (ce sera fait en 2014 !) de prendre les commandes d’un établissement devenu sous la houlette de Frédy Girardet et Philippe Rochat, une institution ! Dans la foulée, le Guide Michelin a confirmé les trois étoiles du restaurant avec le nom de Benoît Violier. En 2013, le Gault et Millau le consacre Cuisinier de l’année. C’était un démarrage  et une reconnaissance fulgurants pour Benoît, un succès incroyable, avec  plus de 3 000 demandes de réservation… par jour. Je comprends mieux alors pourquoi Philippe Rochat souhaitait me voir aux côtés de mon mari pour gérer un tel succès et… une telle pression.

Damier : Aujourd’hui presque dix ans plus tard, comment jugez vous ces moments heureux, de gloire, de succès mais aussi de larmes ?

Brigitte Violier : Après la mort de Benoît, j’ai entrepris une longue et douloureuse psychanalyse, j’ai compris que j’avais croisé le destin d’un être unique perfectionniste, exigeant et j’ai accepté aussi que la Brigitte qui travaillait aux côtés de Benoît s’efforçait de répondre à des exigences impossibles à satisfaire. Une maladie sourde avait rongé Benoît mais nous l’avions ignoré l’un et l’autre, sans comprendre que derrière une apparente réussite se cache souvent trop de sacrifices et de renoncements.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

Brigitte Violier participera à une conférence organisée par Lausanne Accueil le mardi 20 février 2024 au Millenium de Crissier à 17h45.

 

Les références du livre :

Benoît Violier

Benoît Violier, du cœur aux étoiles aux éditions Glénat, à noter aussi que Brigitte Violier , comme on effeuille les pétales d’une marguerite, glisse dans son récit après chaque chapitre une recette de cuisine, évocatrice de ses plus jolis souvenirs de famille.

Les éditions Glénathttp://www.glenat.com

Hodler, Calame, Perrier… un nouveau musée célèbre la peinture genevoise

Mont Blanc, ciel orange – Alexandre Perrier (1862-1936)

C’est dans le cadre du musée créé dans une dépendance du Château du Crest à Jussy, que plus d’une centaine de chefs-d’œuvre d’artistes genevois sont présentés pour la première fois au public. Tour d’horizon.

Toutes les collections naissent d’une passion. Celle d’Yves Micheli, dont la famille est propriétaire du Château du Crest depuis le 17e siècle, remonte au jour de Noël 1946. Un tableau d’Alexandre Calame « Bois de Jussy », glissé innocemment sous le sapin, aura un impact sans précédent. Une émotion vive qui insuffle l’envie irrépressible de constituer une collection.

Alors âgé de dix ans à peine, le jeune Yves Micheli va se passionner pour l’art, et presque exclusivement pour les maîtres genevois. Des artistes ayant des liens communs, soit par leur origine, soit par leur contribution à l’essor de l’art genevois et suisse. De coup cœur en coup cœur, la Collection du Crest se profile et s’étoffe. Au fil des ans, les acquisitions, signées de grands noms ou de peintres moins réputés, se côtoient chronologiquement retraçant plus d’un demi-siècle d’histoire. Portraits, natures mortes, et surtout – splendeurs des splendeurs – de nombreuses vues du Léman… Des œuvres qui jadis ornaient les plus belles demeures et que l’on s’arrachait à grands prix avant de souffrir de la frénésie actuelle pour l’art contemporain.

Artistes genevois célébrés pour leur talent

Pourtant, les artistes genevois étaient très sollicités de leur vivant, leur talent convoité. Nombre d’entre eux fréquentèrent les académies des Beaux-Arts à Paris, à Munich, ou en Italie. Citons parmi d’autres Alexandre Calame qui remporte la médaille d’or au Salon de Paris en 1839 pour Orage à la Handeck, le portraitiste Jean-Étienne Liotard, peintre à la cour d’Autriche et ses saisissantes représentations de l’archiduc Joseph, James Pradier lauréat du Prix de Rome. Cette distinction lui ouvre les portes de la Villa Médicis où il séjourne durant quatre ans. Aujourd’hui encore, sa statue de Rousseau reste incontournable à tout visiteur.

Des œuvres inédites de Ferdinand Hodler

Artiste phare de la Collection du Crest, Ferdinand Hodler que l’on ne présente plus, tant sa notoriété est grande, tant ses œuvres suscitent engouement et admiration. Mais aussi, Alexandre Perrier, formé aux côtés d’Hodler et de Vallotton, et quelques rares femmes… La genevoise et avant-gardiste Alice Bailly, installée à Paris où elle fréquente Raoul Dufy, ou encore Marguerite Vallet, la plus jeune exposante du Salon d’automne à seulement 16 ans !

Un musée dédié à la peinture genevoise

Confiée à Charles Pictet, l’architecture de ce nouvel écrin mérite à elle seule le déplacement. L’atmosphère y est subtile, à la fois contemporaine, lumineuse et noble par ses matériaux. Tout est conçu pour que chaque œuvre bénéficie d’un emplacement optimal, tant pour sa mise en scène que le recul nécessaire à son appréciation. Un parcours immersif qui nous promène en remontant le temps dans un monde en constante évolution.
L’entrée se situe dans la vaste cour, en face des caves à vins… tentation insurmontable ! Immanquablement, on repart les bras chargés de quelques bouteilles de Château du Crest… !

Ann Bandle

Informations et horaires :
Ouvert les mercredis et samedis, de 10h sauf jours fériés
Collection du Crest
Route du Château du Crest 40
CH-1254 Jussy/Suisse
www.collectionducrest.ch

On ne vit que deux fois

Made in Korea, le nouveau livre de la romancière suisse Laure Mi Hyun Croset est aussi drôle que grave, émouvant qu’enthousiasmant. A lire d’urgence. 

Il était une fois un garçon de trente ans peut-être, un geek parisien, qui ne sort plus guère de sa chambre. Développeur de jeux et créateur de mondes virtuels, il se nourrit d’images et de junk food. Ainsi pourrait continuer sa vie, dont il a strictement limité les interactions sociales,  réservant quelques rares coups de fils à ses parents, le dimanche. Sa vie est elle belle, rose ou grise ?

C’est finalement sans importance jusqu’au jour où le docteur Alix Rivière lui assigne une terrible vérité : sans changement drastique d’hygiène de vie, ce garçon diabétique et sans doute obèse met sa vie en danger. Branle bas de combat, le jeune homme s’impose une décision radicale : il va partir en Corée du Sud. Un pays dont il ignore tout puisqu’il l’a quitté à l’âge de deux ans pour être adopté en Europe, tout comme d’ailleurs l’autrice Laure Mi Hyun qui partage avec son personnage la même odyssée familiale.

Pourtant n’allez pas croire que le héros de Made in Korea soudain torturé par une quête identitaire entend se précipiter à la rechercher de ses parents biologiques. Que neni, comme il l’assure à ses chers parents …adoptifs il souhaite aller  à Séoul  tout simplement pour y apprendre le taekwondo. Le taekwondo ?  Un art martial d’origine sud koréenne dont le nom peut se traduire par « La voie des pieds et des poings », qui se pratique sans arme et promet à ses adeptes de renforcer la maîtrise de son esprit grâce aux mouvements de combat.  Le jeune protagoniste de Made in Korea espère aussi profiter de son périple pour s’initier à la saine diététique de ce pays qui semble si bien réussir à ses seniors.

L’expérience de la frugalité

Notre héros s’achète un billet d’avion en business classe et décide de trouver une chambre dans l’une de ces vieilles pensions du centre de Séoul où il pourrait «  dormir sur un sol chauffé par un système très répandu en Corée, pour une somme modique. Il veut désormais expérimenter la frugalité. », lui qui a tant vécu au royaume du gras et du sucré.  Avec l’humour et la finesse qui caractérise sa plume Laure Mi Hyun Croset nous raconte les tribulations d’un jeune français qui  reprend goût à la vie, grâce aux bonnes rencontres qui savent faire changer le sens des rivières ! Avec Tim, l’étudiant irlandais, « le gars le plus empathique et bienveillant qu’il avait rencontré », venu comme lui apprendre le taekwondo, l’ex parisien solitaire va découvrir les joyeux quartiers de Séoul (Hongdae, Hongik, Gangnam, Itaewon…), humer les fumées d’une marmite de poissons, courir les temples. Made in Korea est drôle et jubilatoire, comme le précédent roman de Laure Mi Hyun Croset Le Beau Monde, paru il y a quelques années chez Albin Michel, avec peut-être quelques grains d’optimisme en plus ! Et tant mieux ! On ne va pas bouder notre plaisir de savourer Made in Korea, tant l’auteure n’a pas son pareil pour narrer cette belle allégorie d’une renaissance aussi inattendue que poétique.

Béatrice Peyrani

Made in Korea de Laure Mi Hyun Croset, publié chez bsn.okama -Uppercut Roman

La fabrique des auteurs : mythe ou mirage

L’atelier d’écriture de Natalie David-Weill nous invite en compagnie de son héroïne Esther dans les coulisses de la création littéraire. Délicat, érudit et enthousiasmant !

Mais quelle drôle d’idée Esther, ex-professeure et instagrameuse à succès, a-t-elle eu d’accepter l’invitation de son amie Nikki, avocate et mère célibataire survoltée, à participer à un atelier d’écriture ? Atelier d’écriture, trois drôles de mots pour trois interrogations lancinantes qui assaille tout écrivain en devenir. Écrire peut-il s’apprendre comme un forgeron apprend à forger ? Pourquoi écrire ? Pour qui écrire quand tant de chefs-d’œuvres attendent déjà leurs lecteurs sur les rayonnages des librairies ? Et si abstraction faite de tant d’interrogations, écrire en atelier n’est il pas périlleux ?  Tant de  secrets, de confidences, de rêves ou d’illusions partagés entre amis, peuvent-ils être sans pudeur être dévoilés, déformés ou enjolivés pour la beauté de quelques exercices de style aléatoire ?

Des secrets dévoilés

Pourtant Esther, l’héroïne de L’atelier d’écriture Natalie David-Weill romancière et journaliste (elle anime la magnifique émission de radio 4ème de couverture[1] ) a à peine hésité. Après tout Nikki s’était montrée convaincante :  cette assemblée d’auteurs en herbe était selon elle  – si tolérante et Stéphane, l’animateur de cet atelier – si efficace et humble, qu’Esther ne pourrait qu’être conquise. Et séduite ?
Pourtant à peine arrivée, Esther, encore sous le coup de sa dernière rupture sentimentale, ne peut dissiper son malaise devant cette salle à manger tapissée de livres : «  je n’avais aucune envie d’être là. »
Mais trop tard pour s’échapper, la jeune Justine, le vieux Georges, veuf inconsolable, son amie Nikki et Stéphane, le fameux animateur généreux et altruiste sont déjà là pour démarrer le nouveau cycle d’écriture proposé. Thème proposé : l’amitié. Racontez l’évolution d’une amitié dans les grandes lignes.
L’atelier peut donc enfin commencer et le livre de Natalie David Weill basculer dans une série d’histoires d’amour, de désamour, de coup de foudre littéraires, de maux et de mots.

Fiches techniques

Le roman mêle avec bonheur à la manière d’un Julien Gracq dans En lisant, en écrivant : intrigue autour du trio Nikki, Esther, Stéphane et  incursions littéraires chères à l’auteure de Paul Auster à  Émile Zola en passant par Marguerite Duras ou Leïla Slimani. Jolie trouvaille de Natalie David-Weill, chaque chapitre du livre se clôt par une fiche technique et thématique (questions essentielles, personnages, narrateur, structure de la scène, structure du récit, styles). L’atelier d’écriture ravira tous ceux qui aiment lire, rêvent d’écrire ou écrivent déjà.

Béatrice Peyrani

[1] Diffusée sur Radio Judaica Bruxelles et accessible en postcast sur 4ème de couverture

Amélie Nothomb sur les quais de Morges

Généreuse et bienveillante, Amélie Nothomb s’est plongée dans l’effervescence de la quatorzième édition du Livre sur les quais à Morges. Une joie pour ses fidèles lecteurs avides d’échanger quelques mots avec la célèbre romancière.

Pourtant, la file d’attente pour atteindre le graal est interminable. Sous un soleil pesant, elle ondule autour de la tente du festival. Mais qu’importe la chaleur, les inconditionnels de ses livres patientent allégrement dans l’espoir d’une dédicace. Ils ne seront pas déçus ! La romancière aux mille chapeaux aime son public. Indulgente, elle se prête aux selfies, dialogue, s’informe, avant de signer d’une écriture déliée un message qui vient du cœur.

De succès en succès

Devant elle, une sélection de ses derniers ouvrages – tous bestsellers – que l’on s’arrache avec frénésie. Amélie Nothomb publie au rythme effréné d’un roman par an. À chaque sortie, le miracle se reproduit. Son génie littéraire se concrétise en histoires puisées dans la réalité, comme en témoigne Le livre des sœurs, « j’ai la chance d’avoir une sœur, Juliette, et je l’adore ! », lance-t-elle spontanément. Avec sa plume limpide, elle raconte les voluptés de l’amour sororal, né d’une défaillance. Celle de parents aveuglés par leur relation fusionnelle, négligeant leurs deux filles, Tristane et Laeticia. Un délaissement qui va avoir des effets dévastateurs, l’aînée se substitue à la mère. Elle donne le biberon à sa sœur, change les couches, la console. « Puisque Tristane aimait ses parents, elle essayait alors de tenir le rôle qu’ils avaient prévu pour elle. Cela ne réglait pas le problème : il semblait qu’ils n’aient pas de place à lui attribuer » précise la narratrice.

Revers d’une complicité excessive

Les deux sœurs partagent la même chambre, dorment dans les bras l’une de l’autre. « Rien ne sied tant à l’amour qu’un sommeil partagé ». Livrées à elles-mêmes, elles reproduisent inconsciemment le modèle de leurs parents : une relation fusionnelle qui influera sur leur propre identité et changera le cours de leur existence.

Dans leur isolement, elles imaginent une cérémonie secrète, une forme d’union face à la déshérence de leurs parents. Un pacte qui scelle leur amour sans faille et éternel. Ne serait-ce que pour atténuer le vertige de la solitude, si éloigné d’une enfance insouciante…

 Une petite fille terne

Un soir, le drame surgit dans toute sa dimension ravageuse. À travers la cloison, l’aînée entend les bribes d’une conversation entre ses parents. « Tristane a l’air d’une petite fille terne ». Cet affreux verdict la transperce comme une flèche. Elle court à la salle de bains, se regarde longuement dans le miroir. Rien de plus juste ! À huit ans, son regard est à l’évidence éteint. Mais comment aurait-il pu être étincelant après une telle critique ? Elle le compare à celui de sa sœur, et constate qu’il est plus sémillant. Cette tragédie se mue en obsession, en une hantise profonde. Regard terne ! Est-ce une fatalité, l’expression d’une tristesse infinie, une fêlure à jamais inguérissable ? « Chaque âme a sa blessure, voici la mienne » admit-elle. Désormais, elle scrute les yeux d’autrui pour y déceler l’étincelle de la vie.

Des rêves de rock stars

Adolescentes et libres comme l’air, Tristane et Laeticia ambitionnent de créer un groupe de rock. À l’origine de cette nouvelle passion, un disque de Led Zeppelin découvert dans la maison. « C’est ça que je veux faire comme musique », déclare la cadette. « Le génie musical, comme le génie mathématique, se révèle dans l’extrême jeunesse. Il n’est jamais trop tard pour devenir écrivain, philosophe ou peintre. Il est presque toujours trop tard pour devenir un mathématicien ou un compositeur digne de ce nom. Ce sont des domaines qui exigent un engagement absolu. »

Les deux sœurs foncent dans l’aventure. L’une à la basse, l’autre à la guitare, elles y croient plus que jamais. Après avoir recruté un jeune batteur, elles fondent « Les Pneus ». Le groupe se prend très au sérieux, s’entraîne avec professionnalisme. Le garage des parents est transformé en studio de répétition. Bientôt, des tournées sont organisées dans les petites villes. Comme un aboutissement, l’invitation à faire la première partie à Bercy ravive leur conviction. L’extase ! Mais le public impatient de voir l’idole, les siffle…

Une pensée vivante

Avec plus d’une trentaine de romans, sans oublier les nouvelles, la magie opère. Les récits d’Amélie Nothomb sont imaginatifs, déroutants, fluides. D’une intensité crescendo, ils créent l’étonnement. Un art qui ne recèle aucun mystère pour la romancière : « Les mots ont le pouvoir qu’on leur donne…»

Ann Bandle

Amélie Nothomb
Les deux soeurs
Albin MIchel – 2022

 

Une soumise rebelle !


Étouffée par l’époque, étouffée par le XVII
e siècle, siècle d’hommes ? Tel fût le destin de Jacqueline Pascal, poétesse et sœur du célébrissime scientifique et homme de lettres Blaise Pascal. Pourquoi et comment ? C’est ce que raconte le passionnant roman de Christine Orban, Soumise, publié aux éditions Albin Michel.

Méconnue et pourtant essentielle dans la vie et l’œuvre de l’illustre mathématicien Blaise Pascal, les poésies de sa sœur Jacqueline ont séduit ses plus illustres contemporains alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente. Une reine Anne d’Autriche, un cardinal Richelieu et un écrivain célèbre Corneille ont loué ses talents et lui ont témoigné toute leur admiration. Pourtant cette jeune fille brillante et passionnée choisira de renoncer à  ses dons pour prendre le voile et se retirer dans une  cellule de l’austère Abbaye janséniste de Port Royal.
Ce fut  son choix. Mais pourquoi une telle résolution, pour quelle élévation ? Pour quel amour ou renoncement ?  C’est ce qu’a réussi à raconter avec brio dans son dernier roman Soumise l’écrivaine Christine Orban. Une bibliographie romancée qui dévoile le destin incroyable de la cadette de la famille Pascal et plonge le lecteur au cœur d’une France du XVIIe siècle,  très majoritairement catholique mais divisée comme nous le verrons entre plusieurs courants, jésuites et jansénistes.

Prendre le voile

En 1648, Jacqueline après s’être consacré à la carrière son frère qu’elle aime et admire passionnément, décide subitement de devenir religieuse.  Elle a eu la petite vérole, elle y a survécu, en garde des séquelles ce qui inspirera à  Blaise ses fameuses pensées sur la beauté (qui n’ait finalement rien quand on aime quelqu’un car la beauté peut s’envoler au fil des ans ou des maladies). Jacqueline ira rejoindre l’abbaye de Port Royal de Paris : la sévère et influente abbaye, qui se réclame de la doctrine formalisée dans l’œuvre de l’évêque Jansénius (1585-1638). Pour Jansénius et les Jansénistes, l’homme depuis le pêché originel est irrémédiablement corrompu. Seule la grâce divine pourra sauver quelques élus, mais indépendamment du mérite ou des efforts des hommes. Tout est donc écrit pour les jansénistes, la grâce de Dieu nécessaire au salut de l’âme est refusée ou acceptée par avance. Le pardon ne se mérite pas par rapport à ce que l’on fait. Un non sens pour les Jésuites qui croient farouchement en la liberté individuelle et la possibilité pour l’homme de sauver son âme, en faisant de bonnes actions au cours de son existence.

Séduite par les prédicateurs de Port Royal, qui ont su attirer les plus fins esprits du siècle, Jacqueline accepte de différer son départ de Port Royal pour ne pas faire trop de peine aux siens. Elle attendra la mort d’Étienne, son père pour rejoindre les ordres.  Le 24 septembre 1651, Étienne, cet ancien magistrat de province, devenu figure du monde savant parisien, chef de famille  et veuf hors norme pour l’époque, qui avait décidé de s’occuper lui-même de l’éducation de ses enfants (y compris de ses filles !) rend l’âme.

Le 3 janvier 1652, la veille du départ pour Port Royal « fut comme une sorte d’exfiltration menée avec la complicité de Gilberte » explique Christine Orban. « Les deux sœurs ont mis au point un scénario. Gilberte raconte à Blaise que Jacqueline part pour une retraite… Blaise réagit fort mal.  A-t-il conscience du mensonge ? … Au petit matin, Gilberte apporte un bol de lait chaud et une tranche de pain beurré à Jacqueline, puis l’aide à ranger ses affaires dans un petit sac : toute une vie en si peu de place. Elle lui propose d’emporter un souvenir de la maison. Jacqueline refuse, aucun objet matériel ne l’attache. »
Il fait un froid atroce ce matin là, Jacqueline quitte la maison et le monde. Elle a 26 ans.

Un vrai miracle ?

Jacqueline est devenue Sœur Sainte-Euphémie et n’écrira plus de poèmes. « Ma sœur, qui avait des talents d’esprit tout extraordinaires et qui était dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent dans un âge plus avancé, fut aussi tellement touché des discours de mon frère qu’elle résolut de renoncer à tous les avantages, qu’elle avait tant aimées jusqu’alors et de se consacrer tout entière à Dieu…et elle se fit religieuse. », écrit Gilberte, l’aînée de la famille Pascal qui rédigera les Mémoires de Blaise et de Jacqueline.

Sœur Sainte-Euphémie va utiliser son savoir et ses connaissances utilement. Elle rédigera un règlement pour les enfants et va s’investir dans la conduite du noviciat. Le 24 mars 1656, sa petite nièce, pensionnaire à Port Royal, Marguerite Périer, la fille de Gilberte qui souffrait depuis plusieurs mois d’un ulcère lacrymal purulent et devait être opéré par le chirurgien Dalencé, se voit subitement soulagée par une relique, épine de la Couronne du Christ que la sœur Catherine de Sainte Flavie avait eu l’idée d’approcher de la jeune malade. Rappelé d’urgence le médecin ne peut que …constater le miracle. Pour Jacqueline et Blaise, cette miraculeuse guérison n’avait pour eux rien d’un hasard, mais au contraire bien l’approbation divine de la doctrine de Port Royal.

Fini les carrosses

Quelques jours avant sa mort le 4 octobre 1661, Jacqueline se résout après une longue résistance à signer le fameux formulaire (profession de foi que doivent signer tous les ecclésiastiques du Royaume de France pour condamner la doctrine janséniste jugée trop dangereuse pour l’autorité de l’Église et de la Monarchie). « On ne sait pas quel mal l’emporte. Peut-être d’avoir signé trois mois auparavant », souligne Christine Orban. « Jacqueline a obéi. Jacqueline s’est soumise à ce qu’on attendait d’elle. »

Blaise avait lui depuis belle lurette renoncé aux divertissements et choisi la pauvreté (après sa nuit de feu le 23 novembre 1654 lui apportant la révélation de l’existence de Dieu). Il a remisé  son carrosse, sa bibliothèque et son argenterie pour venir en aide aux miséreux, s’est rapproché de Port Royal mais ne renonça jamais à l’écriture et à la science. Il mourut dix mois seulement après Jacqueline, le 19 août 1662. Son ouvrage phare Les Pensées sont publiées à titre posthume en 1670, grâce au travail de Gilberte et de sa famille. Jusqu’au bout Gilberte et Jacqueline auront donc œuvré à l’immortalité de Blaise.

Béatrice Peyrani

 

Un Noël avec Winston. Tout en saveurs.

Pourquoi un livre sur Winston Churchill, direz-vous, alors que plus d’un millier de biographies et films documentaires lui ont déjà été consacrés – sans compter ses Mémoires en 37 volumes ? Par gourmandise pour Corinne Desarzens… car manger à la table du redoutable homme d’État est aussi un moment de vérité.

L’auteure s’y invite sans-façon et nous révèle par là même ses talents de cordon-bleu : « Comment juger le beurre autrement que par son crépitement dans la poêle ? La viande autrement que par le toucher à la phalange ? La tarte à l’odeur qu’elle dégage, la pâte sinon en la soupesant… » Un bonheur qu’elle partage avec Winston, imaginant agapes et festins gargantuesques à aiguiser l’appétit.  

Mais que serait Noël sans sa traditionnelle dinde ? Énorme chez les Churchill qui en cette année 1940 savourent la plus grosse dinde jamais vue, un cadeau de la part de leurs fermiers irlandais, gérants du domaine hérité d’une arrière-grand-mère. On retrouve ici l’habilité de Winston pour démembrer la volaille sans déchirer les muscles, la recomposer en remettant chaque morceau à sa place, un art parfaitement maîtrisé.
Une bonne dinde est un animal qui a bien cavalé, renchérit Corinne Desarzens « Regardez ses ergots… s’ils sont durs, c’est qu’elle s’est dépensée, que sa chair aura du goût… » avant dégrainer des conseils judicieux en experte.

Clementine, la reine de Winston

Après avoir été fiancé deux ou trois fois et longuement hésité, c’est au hasard qu’il doit sa rencontre avec Clementine Hosier. En 1908, assis côte à côte lors d’un dîner mondain, leur coup de foudre est immédiat. Ravissement réciproque, sensation troublante, battements de paupières suggestifs, tout est clair, translucide comme la lune ? Presque…  Mille sept cents lettres de l’amoureux transi viendront couronner la reine de son cœur.

Dans un premier temps, le couple emménage dans un appartement à cinq domestiques à sa charge. Si la position de Winston au sein des hautes sphères politiques est prestigieuse, ils ne vivent pas pour autant dans l’opulence. Le succès de ses articles et de ses livres permet d’éviter le pire, une vie « sans jamais rien voir de beau, sans jamais rien manger de bon… »

Chartwell, sweet home aux confins de Westerham

Winston a quarante-neuf lorsqu’il installe sa famille dans cet écrin de plénitude. Un manoir du style victorien dans le Kent, posé au milieu 32 hectares de parterres fleuris à l’anglaise. À n’en point douter, un lieu chargé d’histoire, magnifiquement restauré pour faire corps avec ses nouveaux habitants.
Surgit alors une passion inattendue pour la peinture. Là encore, le phénix aux multiples talents excelle ! Il peint les alentours avec la même énergie que celle déployée pour galvaniser ses troupes. Rapidement, quelque cinq cents tableaux de paysage habillent les innombrables galeries et salons de Chartwell, laissant ainsi les jardins envahir la maison…

Noël, l’heure de vérité

Chez les Churchill, Noël c’est l’heure des bilans, des éclaircissements souvent orageux.  Les chiffres s’alignent dans toute leur irréfragable vérité. Les excès en tout genre rejaillissent créant l’effroi : achats immodérés chez Harrods pour sa douce Clementine, folles nuits au casino et partie de chasse aux sangliers pour le maître, voyages à l’autre bout du monde… à chacun ses joies, ses plaisirs. L’enflure des dettes est colossale !
La consolation éveille le besoin de gras, rappelle la narratrice, « du gras, il faut du gras… que le jambon habille son os, l’agneau son épaule, que la moelle irrigue bien l’os du jarret », se remémorant une tradition typiquement suisse, celle de faire des bricelets à Noël. Pour qu’ils enchantent les palais, il faut bien sûr « du saindoux, beaucoup de saindoux ! »
Par sagesse ou nécessité, Winston impose des restrictions : cinq demi-bouteilles de champagne maximum par semaine, pas plus de quatre cigares par jour, peu de fruits, se passer de crème. Mais même l’austérité à ses limites… bientôt le vin et les alcools seront épargnés.

Winston Churchill, un portrait intimiste

Corinne Desarzens nous raconte les singularités du caractère de Churchill de son écriture insolite, dense, époustouflante, mais aussi documentée jusque dans les moindres détails. Elle n’en oublie pas cependant d’évoquer les moments phares du grand homme, ses innombrables combats, son courage, son intelligence, ses colères monumentales. On se souvient des puissants discours de cet orateur hors pair, brefs et incisifs, capable d’infléchir le cours des événements…

Avec Un Noël avec Winston, Corinne Desarzens remporte le Prix Michel-Dentan 2023. La consécration aura lieu le 29 août prochain au Cercle littéraire de Lausanne. Une fête se savoure deux fois… selon l’adage de la lauréate. Avidement la première et décelant des présages la deuxième…

Ann Bandle

Un Noël avec Winston
Corinne Desarzens
Éditions La Baconnière 2022

Des romans pour l’été : Mensonges au paradis de Colombe Schneck

« Il faut beaucoup de mémoire pour repousser le passé [1]».
Colombe Schneck est journaliste à Paris et auteure de quatorze romans inspirés souvent de son histoire familiale. Pourtant elle n’avait encore jamais raconté ses souvenirs d’enfance en Suisse. Hasard, naïf enjolivement ou déni ?

Du propre aveu de l’auteure, la prochaine héroïne de son nouveau livre n’aurait rien à envier au bonheur d’une Heidi au pays des montagnes. L’ouvrage en devenir serait un vrai beau roman suisse tendre et pure comme l’enfance de la narratrice. C’est du moins ce que pensait Colombe Schneck, l’écrivaine à succès avant …
Avant de revenir trente ans plus tard dans la vallée sur ces mêmes chemins de montagne qui l’avait enchanté petite fille, alors qu’elle était pensionnaire au Home chez Anne Marie et Karl Ammann.
Le Home ? La deuxième maison de Colombe, un « grand chalet aux fenêtres encadrées par des volets peints en vert volet » quelque part peut-être dans le Pays d’en Haut. Les Ammann ? La deuxième famille, de Colombe qui l’accueillait pour toutes les vacances scolaires : quinze jours à Noël, une semaine en février, quinze jours en avril et le mois de juillet. «  Deux mois par an, …adoptée en échange d’une pension de 80 francs suisses par jour ». La petite parisienne y retrouvait les habitués, ses semblables, des pensionnaires qui ne passaient pas leur été ou leur Noël avec leurs parents pour « différentes raisons : divorce, drogue, célébrité,  trop de travail, mère seule, suicide, trop d’argent, pas assez d’argent, mère avec amant, père avec maîtresse, la guerre, les Guerres ».
Mais qu’importe les raisons de leur venue chez les Ammann, puisque Colombe comme tous les pensionnaires avaient trouvé leur refuge dans cette vallée riante. Vallée riante où,  la confiture de myrtilles, les frites, les röstis, le chocolat chaud, les tartes aux pommes y étaient les meilleurs du monde, tout comme la chaleur et l’affection des Ammann inégalables.
Colombe en était persuadée le récit de son retour en enfance au paradis suisse serait un livre «facile qui ne gênerait personne ».  C’était joué d’avance.

Une belle histoire suisse

Mais la vie a quelquefois plus d’un tour dans son sac et il avait fallu que Colombe au hasard de retrouvailles dans le village des Ammann apprenne que  Patou et Vava, les enfants d’Anne- Marie et de Karl (désormais décédés) avaient mal tournés.
Patou, l’élève prometteur, diplômé d’une des meilleures universités suisse, avait été arrêté après l’enterrement de son père. Il avait toute sa vie volé et escroqué. Vava, la skieuse magnifique, l’artiste délicate, sortie de l’École du Louvre avec deux ans d’avance, souffrait psychiquement. Pourquoi Patou et Vava avaient-ils chuté au pays du bonheur ? Pourquoi Colombe n’était elle jamais revenu en trente ans sur ses pas ? Pourquoi n’avait-elle pas voulu comprendre que Patou et Vava avaient été privés de leurs parents, Karl et Anne-Marie étant trop occupés à gagner leur vie avec leurs hôtes payants ? Un triple choc pour Colombe qui doit ré-escalader sa montagne magique au risque de casser ses illusions. Et si son paradis d’enfance n’avait été qu’un tas de mensonges ? Et si son enfance heureuse n’avait été qu’une illusion ? Et si le home n’avait été qu’une armure de carton ?

Troncs de sapins verts

Colombe se souvient des marches de montagne épuisantes qu’elle pensait avoir tant aimées. Comment s’en plaindre ? Ses courses au milieu des sapins verts n’avaient elles pas forgé son caractère ? La faim à oublier lors de ces courses improbables ne lui avaient elles pas insufflé le goût de l’effort et la persévérance qui lui avaient permis de se relever d’un mariage malheureux, de faire une carrière, d’écrire avec assiduité ses livres?
Colombe se souvient de Karl qui leur montrait comment boire de l’eau dans les abreuvoirs creusés dans les troncs de sapins. Il fallait faire vite, ne pas s’asseoir pour ne pas couper les jambes. Tout était sérieux, rien ne devait être pris à la rigolade. C’était dur mais on était élevé, éduqué, nourri, aimé.
Mais Karl avait aussi sa face noire. Colombe ose trente ans plus tard s’interroger. Karl ne truandait-il pas sur les tickets de train : « vingt enfants, douze billets de train, douze forfaits de ski à l’année plutôt que saisonniers, des noms qui ne sont pas les nôtres. » Drôle d’exemple pour un pater familias exemplaire.
Colombe hésite encore sur les remarques pas toujours délicates de Karl annoncées à la cantonade. Colombe tu as les nénés qui pointent…Colombe a oublié les larmes de Patou entrevues à l’évocation d’un martinet brandi, et soi-disant resté à l’état de menace à l’égard de tous les pensionnaires trop turbulents. Mais Patou n’était il pas finalement un pensionnaire comme les autres ?
Colombe se souvient de sa peur inexpliquée[2] dans ce train de la Deutsche Bahn en partance pour la Suisse, du silence et de l’anxiété de ses parents rescapés de la Shoah, emmurés et corsetés dans leurs gestes.

Faire semblant pour survivre

Interrogée par Natalie David-Weill dans 4ème de Couverture (un magnifique postcast disponible sur Spotify) Colombe Schneck cite une phrase glaçante de Simone Veil à propos de son retour d’Auswitsch. Comment a- t-elle fait pour vivre après la guerre ? Comment a- t-elle pu mener une vie normale, travailler, se marier, devenir mère ? « On a fait semblant » a répondu Simone Veil. Faire semblant pour vivre, pour grandir et pour aimer malgré tout. Et si c’était ça la promesse de notre bonheur.

Colombe Schneck laisse son lecteur interpréter les petits riens de la vie, les détails troublants, les non-dits.  Ses mensonges au paradis interrogent chacune de nos enfances avec ses bonheurs et ses douleurs muettes. Mensonges au paradis, court roman dense et cristallin se lit d’une traite, à vive allure sous un ciel d’été étoilé.

Béatrice Peyrani

[1] Gilles Deleuze, L’abécédaire, entretiens avec Claire Parnet.

[2] Mais explicable selon un ami de Colombe, médecin suisse en raison d’une probable transmission épigénétique du stress,  qui inscrit dans les gênes de la narratrice une  inquiétude à vie sur l’hypothèse de prendre un train allemand quoiqu’il se passe 70 ans plus tard.

Félicité Herzog : Une brève libération

Prix Simone Veil 2023, Une brève libération de Félicité Herzog dépeint avec maestria l’histoire trouble des Cossé-Brissac pendant la seconde guerre mondiale. Pour tenter d’éviter ce qu’elle juge comme « une mésalliance », May de Brissac, la très belle et mondaine duchesse, envoie sa fille Marie-Pierre (par ailleurs la mère de l’auteure) dans une clinique en Suisse et s’entretient avec Paul Morand sur les rives du Léman. En vain ?

Un écrivain parisien en exil en Suisse et une mère effrayée par le projet INSENSÉ de mariage de sa fille, dans un restaurant de Lausanne. Lui c’est Paul Morand, elle May de Brissac. Ils se sont donnés rendez-vous à La Croix d’Ouchy, un restaurant chic et discret de Lausanne.

La seconde guerre mondiale est en train de s’achever et le moins que l’on puisse dire c’est que ni l’homme, ni la femme – qui sont en train de déjeuner – n’y ont été héroïques ! Paul Morand, diplomate de carrière en poste à Londres en 1940 n’a pas fait le choix de rallier le Général de Gaulle et accepte en 1943 de devenir ambassadeur de France en Roumanie. À la Libération, il a prudemment souhaité se faire oublier et s’est installé avec son épouse sur les rives du Léman.

Elle, amie intime de Josée Laval, la fille de Pierre Laval, vice-président de l’État français et farouche investigateur de la collaboration avec l’Allemagne nazie ne s’est pas gênée de recevoir dans son splendide hôtel particulier sur les quais de Seine, (au 36, cours Albert 1er très exactement – qui abrite désormais l’Ambassade du Brésil) le Tout Paris de la collaboration. À la libération, elle sera quelque temps arrêtée, mais très vite relâchée grâce à la mobilisation de sa famille.

La vie est une fête

Qu’importe d’ailleurs ? Paul, comme May, l’un comme l’autre, n’ont pas de temps pour les remords ou pour quelconque examen de conscience, trop occupés à faire de leur vie une fête éblouissante.  

Les deux amants tentent d’élaborer une stratégie pour ramener à la raison Marie-Pierre, la fille de May et de Pierre de Brissac, qui entend épouser un brillant étudiant Simon Nora, résistant exemplaire et courageux, qui a rejoint les maquis du Vercors, fils de Gaston Nora,  éminent chirurgien de l’hôpital Rothschild de confession israélite.

Pour les Brissac, le choix de Marie-Pierre, est tout simplement inconcevable comme l’avait expliqué le duc à Gaston Nora.  La famille Brissac est de noblesse militaire… « elle compte quatre maréchaux de France, honneur qu’elle partage avec Harcourt, Noailles, Dufort et Biron. Les Brissac ont trouvé leur renom au service de l’État qui s’unifiait, et acquis le sens de la permanence du pays à travers l’accident des régimes. Ils devinrent les seigneurs du château de Brissac en 1502. Vous comprendrez donc que ce ne sont pas quatre années de régime vichyste qui changeront le cours de notre histoire… ». Tout est donc dit dans le meilleur des mondes !

Une idylle aux accents de Roméo et Juliette

Pour ramener le calme dans la famille Brissac et éloigner Marie-Pierre de Paris et surtout… de Simon, ses parents l’ont envoyé dans une clinique de Crans Montana, La Moubra, réputée dans les affections non pulmonaires et qui compta parmi ses patients le célèbre pianiste Dinu Lipatti.  L’air des Alpes pourrait-il convaincre Marie-Pierre d’accepter de convoler comme les jeunes filles bien nées de son monde avec un fiancé à particule ? En attendant May de retour à Paris, appela sa fille à la clinique pour lui intimer l’ordre de renouer avec la raison et lui répéta très précisément les paroles que Morand lui avait dictées précisément à La Croix d’Ouchy :

 « Ma chérie, vous avez eu des amours : c’était un acte individuel… Vous établissez à tord votre bonheur sur une vie de relation ; au moment où, donc, vous croyez rompre avec la société, attitude aussi romantique que démodée, vous créez d’autres lien ; vous entrez dans une société étrangère. »

Incrédulité et colère de Marie-Pierre qui rappelle l’arrivée des Nora en France bien avant la Révolution !

Avec une plume fine et aiguisée, Félicité Herzog, qui n’est autre que la fille de Marie-Pierre,  raconte dans Une brève libération le dénouement de cette idylle, aux accents d’un nouveau Roméo et Juliette, dans le Paris des années 40. Alternant les chapitres Brissac-Cossé et Nora, l’auteure met en scène avec maestria le choc de deux mondes : celui des grandes familles françaises nobiliaires, catholiques et parfois violemment antisémites et la société juive libérale, meurtrie par la guerre. Elle en profite aussi pour brosser une impressionnante galerie de portraits de Coco Chanel, en passant par Arletty ou Josée Laval sans oublier celui de sa mère, la lumineuse Marie-Pierre de Brissac, qui décrochera l’agrégation de philosophie et vient de fêter ses 96 ans.

Béatrice Peyrani 

Félicité Herzog, Une brève libération -Stock

Léon Spilliaert: l’alchimiste de la mélancolie

Léon Spilliaert

La Fondation de l’Hermitage réussit la gageure de rassembler près d’une centaine d’œuvres de Léon Spilliaert dans le cadre d’une rétrospective magistrale « Avec la mer du Nord ». Retour sur la vie de l’un des plus grands artistes belges, dont les pas nous mènent sur les plages d’Ostende.

Lorsqu’il évoque sa tendre enfance, Spilliaert nous laisse l’impression de jours heureux. Tout lui apparaissait si beau, si neuf, si étrange : « Je suis né à Ostende le 31 juillet 1881 d’une mère douce et mélancolique. » Un enchantement précoce qui sera brisé par une scolarité éprouvante. L’insouciance et la liberté s’éloignent : « On m’a volé mon âme et plus jamais je ne l’ai retrouvée ». De cette quête perpétuelle s’éveille une passion farouche pour le dessin. Très tôt, il s’imprègne en autodidacte des techniques des maîtres et affiche un talent incontestable. 

Ostende, port d’ancrage

Persuadé de sa vocation d’artiste – et haïssant tout ce qui est école, professeur, académie -, il travaille sans relâche et en solitaire. Chez lui à Ostende, son port d’ancrage. S’il déménage, c’est pour rester dans la ville même ou pour de brefs séjours à Bruxelles avant un inévitable retour à Ostende. Lieu d’inspiration, il y développe un style personnel, dénué de toute influence, qui le démarque de ses contemporains et réinvente le monde… sans s’éloigner de la ville qui l’a vu naître.

Avec la mer du Nord

L’esprit miné d’inconsolables tristesses, Spilliaert plonge son regard mélancolique dans la mer du Nord, celle d’Ostende naturellement. Errances nocturnes le long des plages, de l’estacade ou sur la digue. Le somnambule capte l’horizon toujours changeant pour le reproduire dans toutes ses variations. L’atmosphère est semi obscure – scènes de lumière et de drames –, à la limite de l’abstraction. Une intensité de lueurs vert azur ou bleues, travaillées en strates superposées d’une beauté infinie.

L’homme par lui-même

Ses autoportraits à différents âges de sa vie sont d’une singularité stupéfiante. Ne faisant pas mystère de son caractère tourmenté, l’artiste se montre avec des traits âpres, fiévreux, la chevelure flamboyante. Parfois, le visage défiguré par  des yeux exorbitants, comme saisi d’effroi. Il est vrai que la reconnaissance se fait attendre. Un supplice qu’il endure sans désespérer, ni lâcher ses plumes et ses crayons : « Ma pensée intime à moi, c’est que je me développerai tard, que tout ce que je fais à présent est peu de chose, en comparaison de ce qui dort encore en moi ! »

Une première exposition à Paris

Le succès arrive enfin, timide mais enivrant, entraînant dans son sillage d’autres gloires. Spilliaert expose aux côtés de Robert Delaunay et de Fernand Léger. En 1913, une exposition lui est consacrée à Paris. Hélas, l’euphorie sera de courte durée. La Première Guerre mondiale éclate… Il lui faudra patienter pour déambuler à nouveau librement sur la digue d’Ostende, reprendre ses pinceaux, et peupler la plage de la mer du Nord de silhouettes iconiques – celles des femmes de pêcheurs aux contours tout en courbes. Leur aura énigmatique s’habille de noirceur pour nous émouvoir de leur troublante mélancolie… 

Ann Bandle

Fondation de l’Hermitage
Route du Signal 2
1018 Lausanne
jusqu’au 29 mai 2023

Chesa Seraina : la maison de tous les rêves

Après le succès de son premier roman « Galel », Fanny Desarzens nous ouvre les portes de « Chesa Seraina ». Un havre de paix, de sérénité, où se nouent des liens familiaux et amicaux… jusqu’au jour du drame.

Imaginez une maison en bois blanc, entourée de prairies et de forêts, patiemment restaurée au fil des ans et des ressources. Un lieu de vie si longtemps désiré, subitement parti en fumée. La cause du désastre : un feu de cheminée mal éteint. Au milieu de la nuit, les bûches de sapin enflamment le rez-de-chaussée, puis tout l’étage. Grâce aux aboiements du chien, les parents d’Elena et de sa sœur aînée échappent de justesse à l’asphyxie.

La fin d’un rêve. Le début d’un cauchemar

La famille s’installe dans un nouvel appartement, ailleurs – comme pour s’éloigner du passé. Chacun enfouit ses peines sous le silence, les non-dits. « D’abord j’ai été très triste. Et puis c’est parti, je me suis habituée. Je pense que ça a abîmé ce que j’avais de cœur à ce moment-là », dira Elena.
Mais les souvenirs reviennent : l’enfance brisée, la maison familiale incendiée, la frayeur, le déchirement…
Dans sa vingtième année, la jeune femme provoque son destin et s’en donne les moyens. Elle abandonne un travail ennuyeux, quitte la tristesse de son studio, sans aucun plan arrêté.  Et pour quelle destination ?  « Nulle part…, un lieu inventé pour ceux qui se perdent en chemin. »

Tout quitter pour renaître

Ses pas la conduisent sur la terre de son enfance, les ruines de la maison familiale.  Reconstruire le passé par la force de ses bras. Deux charpentiers, amis de ses parents, la guident. Elle apprend à tailler des poutres, des tuiles en bois, à tracer un damier sur le sol, et par-delà un métier. Elle se forge une raison d’exister. Peu à peu, la maison émerge, le rêve reprend vie.

L’ami à l’autre bout du monde

Surtout, il y a Jean, l’ami d’enfance, le confident, l’alter ego. Lui aussi construit son avenir, à Ottawa. De lettres en lettres, leurs sentiments se dévoilent, s’approfondissent. Si les mots effacent la distance, l’absence est bien réelle. « On ne peut jamais être sûr de l’amour qu’une personne nous porte. Mais on peut être certain de celui qu’on a pour elle. »

Fanny Desarzens, une autrice vaudoise

Dans «Chesa Seraina», Fanny Desarzens décrit avec profondeur l’importance de l’enfance et des liens familiaux. Ces relations authentiques et sincères qui façonnent notre existence, et sans lesquelles la vie ne serait que misère…
Un récit intense, sensible et lumineux !

Ann Bandle

Fanny Desarzens
Couronnée pour son premier roman « Galel » par le Prix suisse de littérature qui sera remis le 19 mai 2023 dans le cadre des Journées littéraires de Soleure, et le Prix Terra Nova/Littérature de la Fondation Schiller.

Chesa Seraina
Slatkine, 2023

Le coup de cœur de Léonard Gianadda

C’est un Victor Hugo âgé, au corps noueux mais vigoureux, aussi nu et athlétique qu’Apollon, qui vient d’intégrer la fabuleuse collection de la Fondation d’art à Martigny. La statue, réalisée à partir d’un plâtre d’Auguste Rodin, soulève l’émotion. Léonard Gianadda, les larmes dans la voix, rend hommage aux deux monstres sacrés.

 À l’origine de ce bronze inédit, une amitié indéfectible entre le père des Misérables et Rodin. Régulièrement invité à la table de Victor Hugo, le statuaire esquisse son portrait entre deux coups de fourchette avant de poursuivre son travail dans la véranda. Là, il est autorisé à façonner les traits du grand homme dans la glaise, déployant une précision infinie. « J’ai pu obtenir un Hugo qui est vrai », estime le sculpteur satisfait. Le résultat est éloquent : le visage du romancier est concentré, déterminé, le corps en mouvement prêt à affronter de puissants combats.

Pourtant, plus d’un siècle après la mort de Rodin, le plâtre n’a jamais été moulé. Sa dimension d’abord – d’une hauteur de 2,10 mètres – et le prix élevé du bronze sont ici évoqués.  Abandonnée dans la Galerie des plâtres de la villa des Brillants à Meudon, la tête et les bras détachés du corps, la statue attendait son heure.

Le coup de maître de Léonard Gianadda

Grâce à la détermination et la force de persuasion du collectionneur valaisan, l’œuvre de Rodin va enfin naître. Léonard Gianadda négocie les droits de faire réaliser trois exemplaires de la sculpture. Commencent alors de longues recherches, à l’aide de croquis et de traces écrites, pour recoller fidèlement les morceaux épars du plâtre, tel que Rodin l’avait initialement créé.

Sous la haute protection du Musée Rodin, les originaux numérotés sont fondus par la Fonderie d’art de Coubertin, et financés par le mécène. Outre le bronze récemment inauguré à Martigny, l’une des statues gagnera le jardin du Musée Rodin à Paris, l’autre est livrée au Musée d’art à Besançon, ville natale de Victor Hugo, pour rejoindre bientôt la future grande bibliothèque.

Un collectionneur effréné

À 87 ans, Léonard Gianadda assure mettre un terme à sa frénésie de collectionneur…. jusqu’au prochain coup de cœur. La sculpture de Victor Hugo, qui est aussi la quatrième acquisition signée Auguste Rodin, enrichit son impressionnante collection, dont chaque œuvre est liée à une histoire, à une émotion toute personnelle.

Généreux mais avant tout passionné, l’entrepreneur, devenu mécène, a doté Martigny des plus extraordinaires ronds-points, véritables socles à chefs-d’œuvre. Courbet, Erni, Carron, Michel Favre,… près d’une vingtaine de sculptures métamorphosent la cité romaine en cité des arts. Une idée prodigieuse parmi tant d’autres !

Ann Bandle

En savoir plus :
Fondation Pierre Gianadda – Martigny

Exposition en cours :
Henri Cartier- Bresson : collection Sam Szafran

Jusqu’au 20 novembre 2022

Prochain événement :
Concert : 101 ans d’Astor Piazzolla, Dogma Chamber Orchestra.
Mardi 27 septembre 2022 à 20h.

Le Saint-Moritz de Lee Miller

Mannequin, égérie et compagne de Man Ray dans le Paris des années vingt, photographe du tout New York dans les années trente, reporter de guerre couvrant la bataille de Saint-Malo et la libération des camps de concentration, la vie incroyable de l’américaine Lee Miller fut aussi courageuse qu’imprévisible. Objectif à la main, elle sillonna la planète de New-York au Caire en passant par Budapest ou Sibiu, mais c’est à Saint-Moritz que sa vie changea deux fois brusquement. Explications…

En 1927, Lee Miller, 20 ans, splendide jeune beauté américaine traverse une rue de New York. Elle faillit être renversée par un automobiliste et ne dut son salut qu’à un passant qui la tira in extremis à l’arrière. L’ange gardien n’était autre que Condé Nast, le tout-puissant magnat de la presse qui ébloui par l’allure de la jeune fille, lui propose de poser pour un de ses magazines, le journal Vogue. Aussitôt proposé, aussitôt fait. Lee Miller fait la une du magazine en mars 1927, sa carrière de modèle était lancée et les photographes vedettes comme Edward Steichen ou Arnold Genthe se l’arrachaient.

Mais la jeune fille avait d’autres ambitions que de servir… de luxueux porte-manteau. Elle avait soif de découvrir le monde et la technique photographique la fascinait aussi. En 1929, elle met donc le cap sur Paris où elle s’en va sonner à la porte du photographe le plus étrange de la ville : le surréaliste Man Ray. Son atelier était désert, la concierge lui répondit que le photographe s’apprêtait à partir en vacances. Par un hasard incroyable, Lee reconnut Man Ray au café voisin, au Bateau Ivre et lui signifia qu’elle était sa nouvelle élève. Man Ray lui répondit qu’il n’avait pas d’élèves et qu’il partait en vacances pour Biarritz. Enchantée, la jeune femme lui assura que c’était une magnifique idée et qu’elle allait l’accompagner aussitôt. Et le mannequin américain devint la muse, l’égérie, puis l’amoureuse de Man Ray, qui pour les beaux yeux bleus de Lee, délaissa sa maîtresse en titre Kiki de Montparnasse.

Miller et Ray, désormais amants à la ville seront aussi tour à tour modèle et artiste chacun l’un de l’autre, progressant au contact de l’autre dans l’expérimentation sans cesse renouvelée de nouvelles techniques photographiques. La réputation montante de la photographe Lee Miller lui permet de travailler pour plusieurs magazines et différents studios de cinéma, dont la Paramount où la jeune femme doit portraiturer les premières vedettes du septième art ! Mais Lee n’inspire pas que Man Ray, elle apparaît aussi dans le film de Cocteau Le sang d’un poète et sert de modèle pour les nouvelles tenues de tennis de Rodier.

Coup de foudre à Saint-Moritz

La petite routine du bonheur aurait pu s’installer, mais Lee tombe amoureuse d’un homme d’affaires égyptien, Aziz Eloui Bey. Lee décida de le rejoindre alors qu’il était en vacances à Saint-Moritz dans son chalet avec son épouse Nimet. Aziz était un ami proche de Charlie Chaplin et lui présenta Lee. Ces derniers sympathisèrent et Lee fit de nombreuses photos de l’acteur. De retour à Paris, Lee décida de quitter Man Ray et s’envola pour New York où en pleine dépression économique elle ouvrit un studio de photos de 1932 à 1934. Et le succès fut une nouvelle fois pour elle au rendez vous, les célébrités se pressant pour passer sous son objectif mais à la surprise de tous en 1934, elle décida de fermer son entreprise et épousa Aziz qui venait enfin de voir son divorce prononcé.

Lee devint une princesse …au Caire. Elle joua un temps les maîtresses de maison attentionnées mais repartit vite, grâce à la générosité et compréhension illimitée d’Aziz appareil de photo sous le bras à la découverte du monde, des déserts égyptiens aux temples grecs en repassant par Paris. Paris où elle reste de longs mois en 1937 et fait la connaissance du peintre Roland Penrose qui allait bientôt devenir …son second mari. Mais en 1939, la guerre éclate. Les États Unis demandent à leurs ressortissants de rentrer au pays au plus vite. Lee veut rejoindre Roland à Londres et travailler comme photographe pour Vogue. Ce ne fut pas simple, les équipes du journal étaient complètes et Cecil Beaton en était le photographe star. Mais Lee s’accrocha et réussit à se faire engager. Elle accepta de shooter de longues séries de sacs et de chapeaux pour les rubriques promotionnelles du journal et souvent le soir en compagnie de Roland elle photographiait Londres en guerre. De ses escapades incertaines elle tira plusieurs images pour un livre Amère Victoire : images de la Grande Bretagne sous les bombes qu’elle réalisa avec deux confrères américains. Une de ses images …une machine à écrire écrasée-Remington réduite au silence- fut largement reprise par les media américains et le livre eut un grand succès. Et Lee devint à son tour une des photographes stars du Vogue britannique, alternant photos de mode épurée -vu les circonstances – et portraits de célébrités, comme la danseuse Margot Fonteyn. Mais Lee n’entendait pas passer à côté de la grande histoire, elle se fait accréditer comme correspondante auprès des armées américaines et couvre aussi le conflit… pour Vogue ! Elle l’est une des cinq premières femmes dans le métier et choisit pour premier reportage l’activité des infirmières dans un hôpital de campagne en Normandie. Résultat : cinq pellicules de photos, 14 pages dans Vogue pour publier ses photos et son premier article – jugé aussi poignant qu’impérial !

Lee se rend donc à Saint Malo avec les armées américaines, assiste à la Libération de Paris, retrouve ses amis Picasso et Éluard, puis en compagnie d’un jeune photographe américain de Life, David E. Scherman, elle file à Leipzig et assiste à la libération des camps de concentration. A Dachau, ce sera le choc indescriptible, elle photographie les cadavres des corps squelettiques entassés et supplie la rédaction de Vogue de croire que tout ceci est vrai.

A Münich avec Scherman, Lee tombe par hasard sur l’appartement de Hitler, ils décident de se photographier chacun leur tour dans la baignoire du dictateur, bottes militaires crasseuses laissées sur le tapis, comme pour en exorciser l’endroit. La photo avec Lee fera le tour du monde ! Lee ne pourra pas sortir indemne de ce voyage hallucinant. Elle va se bourrer de somnifères et boire à l’excès. Elle continue son périple en Autriche, Hongrie, Roumanie avant de rentrer à Londres. Elle retrouve Roland et Vogue.

Un bébé en Engadine

Lee en Suisse à l’occasion d’un reportage de mode, mars 1947-Photographe inconnu

Le journal l’envoie à Saint-Moritz en 1947 ou toute la jet set avait hâte de se retrouver pour skier. Un événement  la surprit : Lee était enceinte. Elle l’écrit à Roland ainsi « ce n’est pas une façon très romantique de te l’annoncer mais je vais commencer à tricoter des brassières pour un petit homme, je me sens bizarre ». Inquiète, elle demande à Roland s’il sera heureux d’être père. Elle lui assure qu’elle n’entend pas faire de son bureau, une pouponnière.

Comme c’était singulier.  En 1935,  Lee était venue à Saint- Moritz avec Aziz, ils y avaient grelotté de froid 10 degrés en plein été, elle avait pesté contre la nourriture très chère et sans saveur, mais plus amoureuse que jamais elle avait épousé Aziz. Cette fois en 1947, dans cette même station de Saint-Moritz, sa vie allait prendre encore une fois un nouveau visage. Alors qu’elle n’y avait jamais pensé peut-être, elle allait devenir mère.

Lee va délaisser bientôt le journalisme pour sa nouvelle passion la cuisine. Elle épouse Roland et ensemble ils décident de  s’installer vivre dans la campagne anglaise à Farley Farm. Roland va devenir un des acteurs clés de la reconnaissance de l’art contemporain britannique (il sera bientôt le talentueux directeur des Beaux-Arts du Bristish Council ce qui vaudra au couple de revenir vivre à Paris quelques années. Roland sera aussi un membre très actif du Comité directeur de la Tate Gallery).

Lee ne parlera pas à Antony son fils de sa vie d’avant. Ce dernier découvrira après sa mort en 1977 l’incroyable roman de sa vie dans les documents et photos conservés par sa mère dans des dizaines de cartons entassés dans le grenier de la maison familiale.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus : Les vies de Lee Miller par Antony Penrose édité chez Thames & Hudsonhttp://thamesandhudson.com

A ne pas manquerhttp://rencontres-arles.com

Lee Miller, photographe professionnelle (1932-1945) aux Rencontres de la photographie en Arles à voir jusqu’au 25 septembre à l’espace Van Gogh

 

Le Sage, super-héros des Lumières

La Fondation Martin Bodmer à Cologny extirpe de ses prestigieuses collections plusieurs œuvres d’Alain-René Le Sage, des best-sellers qui ont marqué l’histoire littéraire française.

Nicolas Ducimetière, vice-directeur et conservateur de la fondation, fait revivre la trajectoire de ce romancier et dramaturge éclectique, jadis célèbre et pourtant tombé dans l’oubli. Après avoir connu une période de gloire sans précédent, figuré dans les bibliothèques les plus nobles et enflammé les cœurs de tous les foyers français et même européens, Alain-René Le Sage disparaît de nos mémoires.

Comment ce fils d’un notaire royal, breton de naissance, est-il parvenu à écrire des œuvres au succès colossal ? Orphelin à 14 ans, l’adolescent entre en pension chez les jésuites de Vanne avant de poursuivre ses études de philosophie et de droit à Paris. Ses fonctions d’avocat ne lui permettant pas de subvenir aux besoins de sa famille, il se lance dans la carrière des Lettres, autant par goût que par nécessité.

Un talent éclatant dans la satire

Le triomphe n’est cependant pas immédiat. Malgré plusieurs échecs cuisants, malgré les déceptions, rien n’altère son enthousiasme. Enfin, à l’âge de 46 ans et en quelques semaines, Le Sage produit deux grands succès ! Une courte pièce, Crispin rival de son maître, dont l’intrigue quelque peu bouffonne met en scène l’imposture d’un valet, un thème qui va beaucoup occuper les esprits. « Le propos est beaucoup plus subversif qu’on pourrait s’y attendre, car finalement montrer que l’on peut se faire passer pour un maître quand on est un valet, c’est avouer qu’il n’y a pas une grosse différence entre l’un et l’autre », analyse Nicolas Ducimetière. Deuxième succès, Turcaret, une comédie en cinq actes, jouée à la Comédie-Française.

D’énormes succès littéraires

Durant son exposé, Nicolas Ducimetière s’est également attaché à approfondir trois œuvres phares de Le Sage, figurant dans les collections de la Fondation Martin Bodmer : Le Diable
boiteux
, une trame satirique des plus singulières, illustrant les comportements de tous les milieux sociaux ; puis le roman-fleuve Histoire de Gil Blas de Santillane écrit entre 1610 et 1640, véritable portrait de la comédie humaine de cette époque dont le personnage principal vieillit dans la peau de son auteur ; et enfin Le Bachelier de Salamanque parut en 1736. Trois énormes best-sellers à découvrir grâce à la verve passionnante de Nicolas Ducimetière qui nous cite, entre autres, la lettre de Stendhal à sa petite sœur Pauline : « Le tableau le plus ressemblant de la nature humaine telle qu’elle est au 18e siècle en France est encore le bon vieux Gil Blas de Lesage. Réfléchis sur cet excellent ouvrage… ». Rien de plus incitatif pour nous plonger dans ce chef-d’œuvre d’un autre temps…

Ann Bandle

Voir le documentaire réalisé dans le cadre des Rencontres de Coppet par Dr Nicolas Ducimetière, illustré de gravures inédites.

L’insatiable monsieur Bérard

Au Palais Lumière à Évian, l’exposition « Bérard. Au théâtre de la vie » rend hommage à un magnifique artiste ami de Jean Cocteau, Christian Dior et Louis Jouvet aux talents multiples : Christian Bérard, peintre, décorateur, illustrateur, costumier. Disparu trop jeune, à l’âge de 47 ans, ce touche à tout de génie méritait bien une grande rétrospective.

Il fut un des plus grands coloristes de son temps, un des plus grands costumiers et décorateurs du cinéma français et l’un des amis les plus adulés des grands couturiers et metteurs en scène de son époque. On lui doit l’étrange costume que portait Jean Marais dans la Belle et la Bête ou les décors des plus grandes pièces mises en scène par Louis Jouvet  (L’école des femmes, La folle de Chaillot, l’Illusion comique …). Il s’appelait Christian Bérard, Bébé pour ses copains artistes et noctambules et il était temps qu’une grande exposition lui rende hommage.

Peintre, ami proche des couturiers, Bérard signa la scénographie après guerre du fameux théâtre de la mode, cette exposition itinérante à Paris, Londres, New-York, qui permit de relancer le savoir faire français après six années de conflit.

Des décors pour le théâtre et la vie 

Mais à Évian, le visiteur peut aussi découvrir ses nombreux portraits, natures et paysages. L’homme rêvait d’accomplir une grande carrière de peintre. Ce fils d’architecte, apparenté par sa mère à la célèbre entreprise de pompes funèbres Henri de Borgniol, à la culture littéraire et musicale immense, sera vite happé par la vie parisienne et ses amis artistes. S’il effectue des débuts prometteurs à la galerie Druet, grands couturiers, metteurs en scène, architectes tous le réclament pour leurs chantiers les plus divers. Et Bébé curieux de tout et aux talents multiples ne sait rien refuser, couvertures de magazines de mode, costumes de scène et décors pour les Ballets Russes de Monte-Carlo, illustrations de mode pour Harper’s Bazaar, décors de l’Institut Guerlain aux côtés de Jean-Michel Frank, décors de théâtre pour Électre de Jean Giraudoux. Usé par le travail et difficilement sevré de sa dépendance à l’opium, la mort faucha en pleine répétition des Fourberies de Scapin au théâtre Marigny à Paris ce génie insatiable et follement attachant. C’était le 12 février 1949.

Béatrice Peyrani

Palais Lumière – Evian

Ouvert tous les jours 10h-18h (lundi et mardi 14h-18h).
Informations 

 

 

 

Illustration en haut de page : projet de publicité pour coeur joie Nina Ricci – 1946 @Mirela Popa

Damier aime « Aline » de Charles-Ferdinand Ramuz

Publié en 1905, ce roman reste d’une actualité saisissante. Venu à Paris pour y finir ses études, l’auteur d’Aline, l’écrivain helvétique Charles Ferdinand Ramuz, veut nous raconter la passion dévorante et cruelle d’une jeune villageoise du début du XXe siècle dans une Suisse rurale et pauvre pour un de ses contemporains. Rassurez- vous toutefois, Aline n’a rien avoir avec une bluette champêtre sentimentale et désuète.

Au contraire, plus de cent ans après sa parution, avec Aline, Ramuz nous bouleverse encore et toujours avec cette histoire d’amour intemporelle et déchirante d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence pour Julien, le coq du village, un homme insouciant et volage.

Si les deux jeunes héros ont en commun de brûler la vie, pour Julien, issu d’une famille de paysans aisés, l’amour est amusement et passe vite. Pour la sage et grave Aline, il va rapidement conduire à la tragédie. On ne nait pas femme, on le devient dira plus tard la philosophe Simone de Beauvoir. Comment aimer ? Comment quitter le monde de l’adolescence pour devenir adulte ? Comme trouver le bonheur ?  Écrit dans une apparente simplicité, Ramuz s’y est repris plus de cinq fois pour livrer 17 courts chapitres intenses et forts. A lire d’urgence si ce n’est pas encore fait.

«Ils se tenaient l’un devant l’autre comme des connaissances qui se font la politesse de causer un peu, s’étant rencontrées. Julien avait une poche, l’autre sur le manche de sa faux, et il tournait la tête de côté, tout en parlant. Mais les oreilles d’Aline étaient devenues rouges. Et, lui aussi, malgré son air, il avait quelque chose à dire qui n’était pas facile à dire, c’est pourquoi il chercha d’abord qu’à gagner du temps. » 

Damier au cœur du Léman
et de tous ses créateurs

Aline de C.F. Ramuz
Editions Plaisir de Lire
CHF 11.-
version digitale: CHF 6.50

En savoir plus

 

 

 

 

Réapparition du manuscrit de la Lettre à d’Alembert

Exceptionnel : La Fondation Martin Bodmer acquiert le manuscrit de la Lettre à d’Alembert de Rousseau. Retour sur une acquisition rarissime.

Ce document autographe, qui revêt une importance considérable dans l’œuvre de Rousseau puisqu’elle se rapporte à Genève, sa ville natale, avait complètement disparu des radars de la bibliophilie. Après le décès du dernier possesseur connu, le mystère autour du précieux texte préoccupa longtemps les collectionneurs. C’est seulement en décembre dernier qu’il réapparut lors d’une vente aux enchères anonyme chez Christie’s à Paris. Une opportunité unique à ne pas manquer. « L’ouvrage est sans conteste celui qui concerne le plus étroitement Genève, sa religion, la question des théâtres » rappelle le directeur de la Fondation, Jacques Berchtold, professeur spécialiste de Rousseau. Grâce à l’exercice du droit de préemption, le manuscrit à teneur patrimoniale de Rousseau a pu échapper à une vente publique et rejoindre les joyaux de la bibliothèque Bodmer.

Une chance extraordinaire pour les Rousseauistes

La réapparition inattendue de la Lettre à d’Alembert, tracée sous la plume du philosophe, soulève une vive émotion, en particulier parmi les Rousseauistes. En cours de numérisation, elle sera bientôt accessible à tous et fera l’objet d’une édition critique et scientifique à paraître dans les Œuvres complètes de Rousseau aux Classiques Garnier. « C’est formidable que ce manuscrit retombe à nouveau dans une institution qui a vocation publique » s’enthousiasme Jacques Berchtold, également codirecteur de la collection.

De Montmorency à Amsterdam

C’est en résidence à l’Ermitage sur les terres du château de Montmorency au nord de Paris que Rousseau écrit sa Lettre à Monsieur d’Alembert en réponse à l’article sur Genève paru dans le tome 7 de l’Encyclopédie. Rappelons que d’Alembert avait questionné l’authenticité de la foi des croyances des pasteurs genevois et encouragé la suppression des lois anachroniques qui interdisaient le théâtre. Il prêchait pour une tolérance des comédiens : « Nos prêtres perdraient l’habitude de les excommunier et nos bourgeois de les regarder avec mépris… » Une aberration pour Rousseau qui s’insurge contre les propos de l’encyclopédiste n’hésitant pas à s’autoproclamer ambassadeur de Genève. Une réponse symbolique de Genève à Paris et qui parviendra de manière détournée à son destinataire. Et pour cause : En 1758, Rousseau envoie son manuscrit non pas à d’Alembert, mais à son éditeur-imprimeur genevois Jean-Michel Rey, établi à Amsterdam. Cette lettre, ainsi semi privée, le brouille avec d’Alembert et le fâche irrémédiablement avec Diderot et plus encore avec Voltaire, ardent défenseur du théâtre.

Première édition luxueuse

Le document original de la Lettre à d’Alembert comprend 79 feuillets numérotés, précédés d’une préface. L’écriture est appliquée et par définition aisée à la lecture. Quelques inévitables ratures, corrections, rajouts, et papiers collés avec phrases à intégrer passionneront les littéraires.

Vendue par souscription, la première édition de l’ouvrage, soigneusement reliée en maroquin, est certes coûteuse. Mais d’autres éditions plus petites et plus populaires suivront pour permettre à la pensée de Rousseau de résonner bien au-delà des cercles de privilégiés.

Ce manuscrit, dont on craignait la disparition, est désormais en lieu sûr, digitalisé et pérennisé. Il complète le fond de la collection « helvetica » de la Bibliotheca Bodmeriana, réunissant les auteurs suisses. Son acquisition par la Fondation Martin Bodmer est une heureuse issue qui, nul doute, aurait ravi Rousseau !

Ann Bandle

Pour en savoir plus : 

Musée Bodmer
Route Martin-Bodmer 19
1223 Cologny
Du mardi au dimanche de 14h à 18h
https://fondationbodmer.ch

 

 

Quand Gorki tutoyait Gogol



Les éditions des Syrtes à Genève publient une nouvelle version du Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, écrit pendant son exil en 1905 à Capri. L’occasion de découvrir la plume sensible et authentique de ce romancier russe pas si éloigné de son fantasque confrère ukrainien Nicolas Gogol. Entretien avec son traducteur Jean-Baptiste Godon[1].

Pourquoi avoir choisi de republier ce texte ?
Jean-Baptiste Godon. Bien qu’il soit relativement peu connu en France, Le bourg d’Okourov occupe une place importante dans la production de Gorki. Il est le premier volet d’une trilogie inachevée consacrée à la vie provinciale (parfois qualifiée de « cycle d’Okourov ») et s’inscrit de ce point de vue dans le prolongement des chroniques provinciales que l’on retrouve chez des auteurs tels que Gogol, Leskov, Saltykov-Chtchedrine, Bounine ou Zamiatine. Dans ce récit pittoresque, Gorki s’efforce de décrire la province russe telle qu’elle est réellement, ses attentes, ses travers et ses angoisses à l’époque de la révolution de 1905, période charnière de basculement entre la Russie ancestrale et la nouvelle Russie soviétique.
Le bourg d’Okourov est l’un des rares textes longs de l’œuvre de Gorki qui n’avait pas fait l’objet d’une traduction intégrale en français. La première traduction réalisée en 1938, intitulée Tempête sur la ville, comportait de nombreuses coupes représentant près du tiers du texte original. Ce dernier est publié pour la première fois en intégralité en français dans la présente édition révisée. Ces passages inédits concernent notamment les opinions négatives formulées par les habitants d’Okourov sur les étrangers et en particulier les populations allemandes présentes en Russie. Malgré ces coupes, la première traduction française du récit fut placée sur la « liste Otto » des ouvrages jugés antiallemands et interdits en France par la propagande nazie pendant l’Occupation. Il s’agit d’une traduction partiellement inédite en français d’un texte important dans l’œuvre de Gorki et qui révèle sa vision authentique de la Russie provinciale à la veille de la révolution, sans le vernis du réalisme socialiste que l’on trouve dans certaines de SES œuvres les plus connues.

Gorki a écrit ce roman à Capri, pouvez-vous nous en dire plus sur les conditions de son écriture ?
JBG. Gorki écrit Le bourg d’Okourov à Capri pendant l’été et l’automne 1909, le texte fut publié pour la première fois en Russie en décembre 1909. Il fit l’objet de plusieurs variantes successives dont la dernière, approuvée par l’auteur en 1922 et reprise dans ses Œuvres complètes en vingt-cinq volumes en 1971, sert de base à la présente édition. Gorki écrit vite car la province russe est un sujet qu’il connaît bien et affectionne particulièrement. Il dira d’ailleurs à ce propos qu’il aurait pu faire du Bourg d’Okourov un roman en dix volumes tant les petites villes de province lui étaient familières.
Gorki qui vit en exil à Capri depuis octobre 1906 a déjà publié Le Chant du pétrel (1901), Les Bas-fonds (1902) et La Mère (1906). Il est alors un écrivain célèbre en Russie et dans le monde pour ses œuvres engagées et sa participation à la révolution de 1905. L’écriture du Bourg d’Okourov intervient cependant à une époque à laquelle l’écrivain est en conflit avec une partie des dirigeants bolcheviks. Il soutient alors la théorie de la construction de Dieu, appelant à l’édification d’une religion de l’humanité plutôt qu’à la négation matérialiste de la foi promue par Lénine. Il participe également à cette époque, contre la volonté de ce dernier, à la création d’une école de propagande destinée à former la conscience politique des ouvriers russes invités à cet effet à Capri. C’est donc dans un contexte de tension et de distanciation vis-à-vis de la doctrine et des méthodes bolchéviques que Gorki écrit Le bourg d’Okourov

Gorki nous fait entendre la voix de plusieurs personnages mais finalement n’en privilégie aucun semble-t-il ? Pourquoi ?
JBG. Il semble que cela résulte précisément de l’intention de l’écrivain de dresser un tableau réaliste de la Russie provinciale telle qu’il la perçoit alors : avec humour et poésie mais sans noircir ou embellir les élites ou les démunis d’Okourov. En ce sens Le bourg d’Okourov peut être considéré comme une mise en garde contre la vision manichéenne des révolutionnaires quant à la nature humaine et la province russe. Il révèle également les doutes et les craintes de Gorki quant aux conséquences dramatiques d’un bouleversement révolutionnaire qu’il appelait pourtant de ses vœux.  

Quel retentissement a eu ce texte de Gorki en URSS ? Et aujourd’hui en Russie ?
JBG. Le bourg d’Okourov fut considéré par la critique de l’époque comme une œuvre charnière dans la production de Gorki, par laquelle il délaissait la vision engagée de ses écrits précédents pour une approche plus fine de la société russe et de sa complexité. Certains qualifièrent le récit d’œuvre réactionnaire révélant le socialisme incertain de l’auteur (ce dont se défendit Gorki). D’autres soulignèrent la qualité littéraire de son texte, le raffinement de son style de conteur et le caractère extrêmement vivant qu’il réussit à insuffler à ses personnages. La propagande soviétique s’efforça après sa mort de remodeler l’image de Gorki, d’effacer ses profondes contradictions, pour souligner le soutien qu’il apporta au régime notamment après son retour en Union soviétique au début des années 1930. Ses écrits extrêmement critiques de la révolution d’octobre et des dirigeants bolcheviks (réunis dans le recueil Les Pensées intempestives) ne furent pas republiés en Union soviétique.  S’il fut moins mis en avant que ses œuvres plus connues telles que La Mère, véritable canon du réalisme socialiste, Le bourg d’Okourov ne fut pas en revanche désavoué à l’époque soviétique et figure en bonne place dans la plupart des éditions soviétiques de ses œuvres choisies. Le récit était considéré comme une critique des milieux petits-bourgeois et des marchands de province, compatible avec la ligne officielle du régime. 

La superbe couverture que vous avez choisi pour Le bourg d’Okourov est un tableau de Boris Koustodiev – Province 1919 – hasard des recherches ou choix délibéré ?
JBG. Boris Koustodiev que connaissait et appréciait Gorki est l’un des grands peintres de la province et de la bourgeoisie russe. Il semblait naturel de s’orienter vers l’une de ses productions. Par ses couleurs vives et contrastées et sa composition, le tableau Province réalisé en 1919 illustre à merveille le décor et l’ambiance du récit : un bourg coupé en deux par une rivière, les élites passant sur la berge sous l’œil goguenard des plus démunis adossés à la rambarde du pont…  

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

[1] Au diable vauvert et Alatyr d’Evgueni Zamiatine, Éditions Verdier (2006) – Lauréat du Prix Russophonie pour la meilleure traduction littéraire du russe vers le français décerné par la Fondation Boris Eltsine ; Le Nègre violet d’Alexandre Vertinski, Louison Éditions (2017) ; Une nuit, un jour, une nuit de Dmitri Danilov, projet Moscou-Paris, Un compartiment pour trois, Salon du Livre (2018) ; Devouchki de Viktor Remizov, Éditions Belfond (2019) ; Leaving Afghanistan de Pavel Lounguine (2019) ; Gorki et ses fils – Correspondances, Éditions des Syrtes (2022) ; Le Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, Éditions des Syrtes (202

 

 Maxime Gorki
Le bourg d’Okourov
Traduit par Jean-Baptiste Godon

Editions Syrtes

Caroline Boissier-Butini, l’une des rares compositrices genevoises

Première en Suisse à avoir écrit six concertos pour piano et orchestre, la compositrice genevoise, Caroline Boissier-Butini, s’est produite avec succès dans les salons musicaux de Suisse romande et de Paris. Grande oubliée par l’histoire, la musicologue Irène Minder-Jeanneret lui rend justice dans une biographie fouillée.

Comment Caroline Butini s’est-elle forgé une réputation hors pair dans un contexte extrêmement restrictif ? Jusqu’en 1823 à Genève, les concerts sont rares, et les femmes cantonnées dans les chœurs. Accaparées par leurs divergences politiques, les élites de la république n’accordent que peu d’intérêt à la musique n’hésitant pas à transformer la salle des concerts en salle du conseil législatif.

Malgré ce désamour pour la musique, Caroline Butini n’abandonne pas pour autant sa passion. Quels sont ses maîtres, ses sources d’inspiration, ses compositeurs fétiches ? Curieusement la jeune femme ne révèle aucun nom. Sa mère assurément lui enseigne les rudiments du piano et décèle très tôt des dons exceptionnels chez l’enfant. Mais trouver à Genève un maître de réputation établie, alors que seule une poignée d’autorisations sont accordées, relève du défi.

Ses premières compositions

Si Caroline Butini rêve d’une carrière musicale ou d’études en médecine comme son père, elle devra vite déchanter. En ce début du XIXe siècle, le mariage est la destinée des femmes de son milieu. L’heureux élu sera Auguste Boissier qui fait partie des dix plus riches familles de Genève. Surtout, il joue du violon – un Stradivarius – et possède une belle collection d’instruments. Rien de tel pour la séduire : « Il me semble que je découvre en lui des éléments de mon bonheur. Je m’appliquerai toute ma vie à faire le sien ».

Homme de cœur, non conformiste, Auguste Boissier lui laisse toute latitude pour la pratique intensive de la musique, comme en témoigne son journal :

 « Hier, j’achevai mon entreprise. C’est un concerto en ut mineur, qui n’est ni chromatique et si triste que vous pouvez le croire. Ce ton mineur est un beau fond brun sur lequel j’ai tâché de jeter quelques fleurs. Le second est une espèce de chant national de je ne sais quelle nation, mais il est sorti bien vierge de mon cœur. Le troisième est une chasse. Le premier morceau du concerto est mineur, mais les deux autres sont en mi bémol ».

Tandis que sa notoriété de compositrice grandit, Caroline Boissier-Butini multiple les concerts privés. Gracieuse, en robe de satin à taille haute de style impérial, collier de perles et diamants, elle illumine de ses compositions les salons élégants de Genève, s’attirant même l’invitation inespérée de Joséphine de Beauharnais. En ce jour mémorable, elle interprète sa romance préférée Bala, dédiée à sa fille, Hortense de Beauharnais, reine de Hollande, autre pianiste talentueuse.

La révélation à Paris

Fin février 1818, le couple Boissier-Butini séjourne six semaines à Paris et court les spectacles. Opéras, concerts, récitals, une frénésie étourdissante qui sera révélatrice pour Caroline. Elle découvre la musique sacrée avec orchestre, un genre qui lui semble « le plus noble de tous », les cantates de Bach, les oratorios de Telemann. Lors des soirées musicales parisiennes, elle ose se mesurer aux pianistes les plus chevronnés de la capitale jouant ses propres compositions, parfois dans l’exaltation d’une atmosphère passionnelle survoltée. Consacrée par ses paires et grisée par le succès, elle s’estime désormais capable en se perfectionnant « d’asseoir une réputation de virtuose en six mois ».

Une musicienne au-delà des frontières

À Paris comme en Suisse, Caroline Boissier-Butini réussit à s’imposer dans un monde où les femmes compositrices se comptent sur les doigts d’une main. Malgré les préjugés et les difficultés à surmonter, elle poursuit sa vocation sans l’ombre d’un doute. Adulée par le public pour sa virtuosité pianistique, sa sensibilité créatrice, ses improvisations sublimes, elle n’aura hélas pas le temps de s’en réjouir, ni de s’en glorifier.

Une disparition tragique

Au sommet de son art, frappée par une attaque d’apoplexie dont elle se remet avec courage, elle est dévastée quelques années plus tard par un cancer du sein, aggravé d’une jaunisse qui lui sera fatale. La pianiste aux doigts de fée se retire prématurément à l’âge de cinquante ans laissant derrière elle des cœurs meurtris et des mélomanes attristés. Ainsi disparaît dans l’oubli l’une des rares femmes compositrices de son temps pour qui « la musique doit rimer avec émotion ».

Grande oubliée de l’histoire de la musique, elle réapparait aujourd’hui, plus vivante que jamais, grâce à la parution d’une biographie fouillée d’Irène Minder-Jeanneret et aux enregistrements de ses œuvres. Un vaste répertoire composé de six concertos pour piano et orchestre, sonates et variations multiples, qui sont autant de témoignages de son immense talent. Dans un monde où les compositrices sont toujours largement minoritaires, Caroline Boissier-Butini nous insuffle toute l’ardeur de sa passion.

Ann Bandle

Caroline Boissier-Butini (1786-1836),
Compositrice et pianiste genevoise
Irène Minder-Jeanneret
Préface d’Olivier Fatio
Postface de Laurence Boissier
Éditions Slatkine – 2021

 

 

 

 

Enregistrements sonores de ses œuvres de Caroline Boissier-Butin

 

Écouter le 1er mouvement de son Concerto no 5 pour piano et orchestre :

https://www.carolineboissierbutini.ch/index.html

Une divine de New-York à Saint-Moritz

Après Berthe Morisot, Romain Gary ou Clara Malraux, l’académicienne Dominique Bona raconte dans « Divine Jacqueline », avec élégance et subtilité, l’incroyable destin de Jacqueline de Ribes, muse et mécène proustienne. Femme moderne et bohème, elle osa — sacrilège incroyable pour les héritières de son monde — lancer sa propre entreprise, une maison de haute couture à plus de 50 ans ! À défaut d’empire, elle sut de New-York à Paris, en passant par Tokyo, imposer un style. Son style ! Et en Suisse aussi. Sportive émérite, longtemps la comtesse de Ribes dévala les montagnes de l’Engadine, en anorak de couleur vive, fuseau et lunettes noires. Retour sur quelques souvenirs tout schuss en techicolor.

« L’hiver, tous les hivers depuis qu’elle est enfant, Jacqueline de Ribes a rendez-vous avec la neige. Son grand-père (Olivier de Rivaud)[1] l’emmenait skier à Saint-Moritz quand ce sport en était encore à ses prémices. Elle avait cinq ou six ans, à ses premières descentes. Restée fidèle à la station de l’Engadine… elle y passe un ou deux mois chaque année : elle y séjourne au Kulm Hotel » et enchaîne avec le même enthousiasme, cours de ski, slaloms et godilles frénétiques sur les pistes, déjeuner en altitude au Corviglia Club. « C’est l’heure du vin chaud (pas pour Jacqueline de Ribes, qui ne boit que de l’eau), des éclats de rire, des fleurs esquissées. Ils se poursuivront le soir, à l’heure des cocktails, et plus tard encore à l’aube dans les boîtes de nuit de la station, aussi réputée pour ses pistes nocturnes que diurnes. »

Une vie de jet setteuse

Entre Marbella, Ibiza, Saint-Moritz ou Cervinia, bals masqués, grands dîners et galas de charité, la comtesse Jacqueline de Ribes, héritière d’une lignée aristocratique (née Bonnin de la Bonninière de Beaumont le 14 juillet 1929) remontant aux Croisades, muse des plus grands couturiers et photographes (Yves Saint Laurent, Oleg Cassini, Valentino, Jean-Paul Gaultier, Richard Avedon, Irving Penn, Cecil Beaton…) n’avait pas de quoi s’ennuyer. Pourtant cette aristocrate osa l’incroyable pour son monde, lancer à 53 ans, sa propre maison de couture. Malgré l’engouement pour ses créations, de sublimes robes du soir de forme classique et épurée et l’enthousiasme de ses paires, dont celui que lui manifesta son ami Yves Saint Laurent, après plus de dix ans d’efforts (et de pertes financières), la maison Jacqueline de Ribes dut fermer ses portes en 1995. À défaut de devenir une créatrice de mode à la tête d’un empire du luxe, la comtesse sut imposer en quelques saisons seulement de New-York à Tokyo, un style : son style.

Une icône consacrée

Un style reconnaissable entre tous pour le Metropolitan Museum of Art de New York  (MET) au point qu’il voulut être le premier en 2015 à organiser une grande exposition à la gloire de Jacqueline de Ribes, en y présentant une soixantaine de ses tenues de prêt-à-porter ou haute couture signées Yves Saint Laurent, Jean-Paul Gaultier, Pierre Balmain, Armani, Valentino ou bien sûr Jacqueline de Ribes elle-même.  

Une consécration pour le moins exceptionnelle ! Jusqu’alors, seul le grand couturier Yves Saint Laurent avait eu le privilège de voir de son vivant ses créations présentées au MET !

En 2017, Jacqueline de Ribes décidément devenue iconique, voit son portrait projeté sur l’Empire State Building à l’initiative du Harper’s Bazar. Le prestigieux et influent journal de mode américain qui fête alors ses 150 ans, veut en effet rendre hommage aux femmes les plus inspirantes qui ont fait la une du magazine. Naturellement les plus grandes stars hollywoodiennes comme Marylin Monroe, Elisabeth Taylor, Audrey Hepburn figurent bien sûr parmi la centaine de photos choisies ce soir, mais plus étonnant, la française Jacqueline de Ribes, au profil de pharaonne avec son cou de girafe, ses  grands yeux en amande, soulignés d’un trait noir, son nez long et sans défaut, photographiée par Richard Avedon, a été retenue.

Plus adulée à l’étranger qu’en France, la légende de Jacqueline de Ribes était elle déjà en train de s’écrire malgré elle ? En 2010, l’intéressée avait déclaré au magazine Vanity Fair que jamais elle n’écrirait ses mémoires. Pourtant la dernière reine de de Paris, qui fêtera ses 93 ans en juillet prochain, a ouvert ses archives personnelles et accepté de livrer ses souvenirs à  Dominique Bona. L’académicienne qui n’avait jusqu’ici conté que la vie de personnages illustres et décédés (Berthe Morisot, Romain Gary, Camille et Paul Claudel) posa toutefois comme condition préalable que son interlocutrice ne lirait pas le manuscrit avant la publication et la laisserait libre de sa prose. Sage décision, tant le monde de Jacqueline de Ribes semble s’évanouir à jamais.

Disparues ses amies les plus chères, Maria Callas, Maria Agnelli, Marie- Hélène de Rothschild qui faisaient les grandes heures d’une brillante café society de Rome à New-York en passant par Paris. Dispersées en partie aux enchères, les magnifiques collections qu’abritaient l’hôtel parisien des Ribes, rue de La Bienfaisance. Envolé le temps des dîners entre gens du beau monde servis par une cohorte de maîtres d’hôtel en gants blancs emblématiques d’un art de vivre à la française si sophistiqué. Un monde avec ses grandeurs, ses vacuités et ses cruautés. Un monde qui s’engloutit tel l’Atlantide. Un monde d’hier que Dominique Bona, biographe  de Stefan Zweig, a tenté de capter avec talent.

 Béatrice Peyrani

DIVINE JACQUELINE
DOMINIQUE BONA DE
L’Académie Française
aux Éditions Gallimard

 

 

 

[1] Olivier Rivaud de la Raffinière qui a créé l’empire industriel éponyme, en diversifiant avec succès dès avant la première guerre mondiale ses activités de la banque à la culture de l’hévéas, du caféier, au palmier à huile du Congo Belge à la Malaisie, en passant par l’Indochine…

Je suis aimantée par le Léman

Pour la peintre française expatriée à Zurich puis Genève, Gaëlle Mot, le Léman est devenu un ami, un confident de tous les instants. Il l’inspire chaque jour de l’aube au couchant, quelque soit la météo ou presque. Entretien avec une bretonne qui a succombé au charme des rivages lémaniques.

 

Comment travaillez-vous ? 
Gaëlle Mot : Je travaille habituellement dans mon atelier d’après des photos que j’ai préalablement prises lors de mes longues promenades sur les rives du Léman. Lorsque le temps et la météo me le permettent, je prends mon chevalet de campagne pour peindre sur le motif, mais cela et occasionnel.

Qu’est-ce qui vous inspire sur le lac?
Gaëlle Mot : 
Je suis inspirée par une multitude de choses. Les lumières et les reflets mais aussi les infinies variations de couleurs sont une grande source d’inspiration pour moi. L’eau est mon élément et je me noie dans la contemplation de sa vaste surface.

Qu’est-ce qui vous charme le plus sur le lac Léman ?
Gaëlle Mot : Je suis tombée sous le charme des Bains de Pâquis et de son plongeoir orné de sa magique poésie qui figure dans plusieurs de mes tableaux. Autre plaisir de la rade, je ne me lasse pas du ballet des mouettes genevoises…

Comment pourriez-vous définir l’âme / l’esprit du Léman ?
Gaëlle Mot : Pour moi, le Léman est magnétique, il attire et inspire les écrivains, les poètes, les peintres, les navigateurs, les nageurs, les touristes… Personnellement, je suis aimantée ! J’aime tout particulièrement le Léman dans sa quiétude des petits matins, lorsque nous pouvons y puiser paix et sérénité.

Parution en 2021 de Contemplations genevoises, recueil des tableaux genevois de Gaëlle Mot, agrémentés de poèmes contemporains, disponible dans l’atelier et sur le site de l’artiste.
Atelier-Galerie Rue Roi Victor Amé 8 à Carouge – sur RDV au 076 690 24 71 – www.gaellemot.com

Réalisé par Béatrice Peyrani.

La véritable histoire du tsunami sur le Léman



En 563, une vague gigantesque avale les rives du Léman. De Villeneuve à Genève, des dizaines d’habitants et de villages sont engloutis.

A l’origine de ce raz-de-marée dévastateur, l’effondrement d’un pan de la montagne, le Tauredunum, en Valais. En s’écrasant dans le lac, l’avalanche rocheuse souleva un mur d’eau d’une hauteur impressionnante. Faut-il croire à une légende, à des fabulations d’un autre temps? Carine Racine revient sur les faits et nous livre un récit tempétueux, peuplés de survivants, de familles déchirées qui pleurent leurs morts.

Sous les gravats, l’insoutenable

Parmi les rescapés, Sigéric et son frère cadet Salvius, pétrifiés. Le cataclysme a transformé leur vignoble en un champ de boue. Il ne reste plus rien des rangées de ceps, des jardins potagers qui cascadaient jusqu’au lac. L’horizon n’est que terre en désolation. Mais le plus effrayant est à venir. Trop près du rivage, leur maison s’est effondrée comme un château de cartes. Femmes et enfants ont péri sous les amas de gravats. Des silhouettes enlacées à jamais, meurtries, gisant dans la fange. Effroi, fureur et cris d’horreur. Ces images cauchemardesques et indélébiles hanteront leurs esprits. Alors, comment se relever des décombres, survivre dans l’ombre des disparus ?

Le réconfort de l’abbaye de Saint-Maurice

Le monastère de Lousonna (Lausanne), perché sur l’une des trois collines qui dominent le lac, offre un refuge salvateur, le temps d’un repos salutaire et d’une longue réflexion. Salvius, en proie au désespoir, s’engage dans la vie monastique à l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, réputé pour sa sévérité. Un besoin d’isolement pour apprivoiser sa tristesse… A l’inverse, son frère aîné, Sigéric, assoiffé de liberté, devient messager pour le comte Friedolphe. Il se sent prêt à braver les hordes de loups ou de sangliers, les attaques de brigands.

Bien que séparés, tous deux rencontreront Valia, une adolescente aux yeux bleu intense, au sourire lumineux. Deux nattes blondes relevées en diadème la parent d’un charme irrésistible qui fera voler en éclats leurs résolutions. Rescapée elle aussi, l’orpheline a fui Vernata (Vernayaz), échappant par miracle à l’invasion sanglante des Longobards, qui massacrent les villages avec une cruauté infâme. Ils connaîtront des aventures aussi captivantes que rocambolesques…

Le précieux manuscrit de Saint Marius

Le fond de la Bristish Library recèle parmi ses incunables la chronique de Saint Marius, évêque d’Avenches. Ce précieux manuscrit nous renseigne avec minutie sur l’ampleur du cataclysme «  la grande montagne de Tauredunum dans le diocèse du Valais s’écroula si brusquement qu’elle écrasa un bourg qui était proche, des villages et en même temps tous leurs habitants…» Plus récemment, les fouilles menées par les géologues ont permis de déceler des traces laissées au fond du Léman. Nul doute, ces témoignages attestent de la véracité des faits. Mais un tel drame pourrait-il survenir à nouveau? Certains scientifiques l’affirment, l’urbanisation et le réchauffement climatique sont préoccupants…

Ann Bandle

Carine Racine

La colère du Lémanus
Editions Cabédita
2021