Archives de catégorie : LITTÉRATURE

Félicité Herzog : Une brève libération

Prix Simone Veil 2023, Une brève libération de Félicité Herzog dépeint avec maestria l’histoire trouble des Cossé-Brissac pendant la seconde guerre mondiale. Pour tenter d’éviter ce qu’elle juge comme « une mésalliance », May de Brissac, la très belle et mondaine duchesse, envoie sa fille Marie-Pierre (par ailleurs la mère de l’auteure) dans une clinique en Suisse et s’entretient avec Paul Morand sur les rives du Léman. En vain ?

Un écrivain parisien en exil en Suisse et une mère effrayée par le projet INSENSÉ de mariage de sa fille, dans un restaurant de Lausanne. Lui c’est Paul Morand, elle May de Brissac. Ils se sont donnés rendez-vous à La Croix d’Ouchy, un restaurant chic et discret de Lausanne.

La seconde guerre mondiale est en train de s’achever et le moins que l’on puisse dire c’est que ni l’homme, ni la femme – qui sont en train de déjeuner – n’y ont été héroïques ! Paul Morand, diplomate de carrière en poste à Londres en 1940 n’a pas fait le choix de rallier le Général de Gaulle et accepte en 1943 de devenir ambassadeur de France en Roumanie. À la Libération, il a prudemment souhaité se faire oublier et s’est installé avec son épouse sur les rives du Léman.

Elle, amie intime de Josée Laval, la fille de Pierre Laval, vice-président de l’État français et farouche investigateur de la collaboration avec l’Allemagne nazie ne s’est pas gênée de recevoir dans son splendide hôtel particulier sur les quais de Seine, (au 36, cours Albert 1er très exactement – qui abrite désormais l’Ambassade du Brésil) le Tout Paris de la collaboration. À la libération, elle sera quelque temps arrêtée, mais très vite relâchée grâce à la mobilisation de sa famille.

La vie est une fête

Qu’importe d’ailleurs ? Paul, comme May, l’un comme l’autre, n’ont pas de temps pour les remords ou pour quelconque examen de conscience, trop occupés à faire de leur vie une fête éblouissante.  

Les deux amants tentent d’élaborer une stratégie pour ramener à la raison Marie-Pierre, la fille de May et de Pierre de Brissac, qui entend épouser un brillant étudiant Simon Nora, résistant exemplaire et courageux, qui a rejoint les maquis du Vercors, fils de Gaston Nora,  éminent chirurgien de l’hôpital Rothschild de confession israélite.

Pour les Brissac, le choix de Marie-Pierre, est tout simplement inconcevable comme l’avait expliqué le duc à Gaston Nora.  La famille Brissac est de noblesse militaire… « elle compte quatre maréchaux de France, honneur qu’elle partage avec Harcourt, Noailles, Dufort et Biron. Les Brissac ont trouvé leur renom au service de l’État qui s’unifiait, et acquis le sens de la permanence du pays à travers l’accident des régimes. Ils devinrent les seigneurs du château de Brissac en 1502. Vous comprendrez donc que ce ne sont pas quatre années de régime vichyste qui changeront le cours de notre histoire… ». Tout est donc dit dans le meilleur des mondes !

Une idylle aux accents de Roméo et Juliette

Pour ramener le calme dans la famille Brissac et éloigner Marie-Pierre de Paris et surtout… de Simon, ses parents l’ont envoyé dans une clinique de Crans Montana, La Moubra, réputée dans les affections non pulmonaires et qui compta parmi ses patients le célèbre pianiste Dinu Lipatti.  L’air des Alpes pourrait-il convaincre Marie-Pierre d’accepter de convoler comme les jeunes filles bien nées de son monde avec un fiancé à particule ? En attendant May de retour à Paris, appela sa fille à la clinique pour lui intimer l’ordre de renouer avec la raison et lui répéta très précisément les paroles que Morand lui avait dictées précisément à La Croix d’Ouchy :

 « Ma chérie, vous avez eu des amours : c’était un acte individuel… Vous établissez à tord votre bonheur sur une vie de relation ; au moment où, donc, vous croyez rompre avec la société, attitude aussi romantique que démodée, vous créez d’autres lien ; vous entrez dans une société étrangère. »

Incrédulité et colère de Marie-Pierre qui rappelle l’arrivée des Nora en France bien avant la Révolution !

Avec une plume fine et aiguisée, Félicité Herzog, qui n’est autre que la fille de Marie-Pierre,  raconte dans Une brève libération le dénouement de cette idylle, aux accents d’un nouveau Roméo et Juliette, dans le Paris des années 40. Alternant les chapitres Brissac-Cossé et Nora, l’auteure met en scène avec maestria le choc de deux mondes : celui des grandes familles françaises nobiliaires, catholiques et parfois violemment antisémites et la société juive libérale, meurtrie par la guerre. Elle en profite aussi pour brosser une impressionnante galerie de portraits de Coco Chanel, en passant par Arletty ou Josée Laval sans oublier celui de sa mère, la lumineuse Marie-Pierre de Brissac, qui décrochera l’agrégation de philosophie et vient de fêter ses 96 ans.

Béatrice Peyrani 

Félicité Herzog, Une brève libération -Stock

Chesa Seraina : la maison de tous les rêves

Après le succès de son premier roman « Galel », Fanny Desarzens nous ouvre les portes de « Chesa Seraina ». Un havre de paix, de sérénité, où se nouent des liens familiaux et amicaux… jusqu’au jour du drame.

Imaginez une maison en bois blanc, entourée de prairies et de forêts, patiemment restaurée au fil des ans et des moyens. Un lieu de vie si longtemps désiré, subitement parti en fumée. La cause du désastre : un feu de cheminée mal éteint. Au milieu de la nuit, les bûches de sapin enflamment le rez-de-chaussée, puis tout l’étage. Grâce aux aboiements du chien, les parents d’Elena et de sa sœur aînée échappent de justesse à l’asphyxie.

La fin d’un rêve. Le début d’un cauchemar

La famille s’installe dans un nouvel appartement, ailleurs – comme pour s’éloigner du passé. Chacun enfouit ses peines sous le silence, les non-dits. « D’abord j’ai été très triste. Et puis c’est parti, je me suis habituée. Je pense que ça a abîmé ce que j’avais de cœur à ce moment-là », dira Elena.
Mais les souvenirs reviennent : l’enfance brisée, la maison familiale incendiée, la frayeur, le déchirement…
Dans sa vingtième année, la jeune femme provoque son destin et s’en donne les moyens. Elle abandonne un travail ennuyeux, quitte la tristesse de son studio, sans aucun plan arrêté.  Et pour quelle destination ?  « Nulle part…, un lieu inventé pour ceux qui se perdent en chemin. »

Tout quitter pour renaître

Ses pas la conduisent sur la terre de son enfance, les ruines de la maison familiale.  Reconstruire le passé par la force de ses bras. Deux charpentiers, amis de ses parents, la guident. Elle apprend à tailler des poutres, des tuiles en bois, à tracer un damier sur le sol, et par-delà un métier. Elle se forge une raison d’exister. Peu à peu, la maison émerge, le rêve reprend vie.

L’ami à l’autre bout du monde

Surtout, il y a Jean, l’ami d’enfance, le confident, l’alter ego. Lui aussi construit son avenir, à Ottawa. De lettres en lettres, leurs sentiments se dévoilent, s’approfondissent. Si les mots effacent la distance, l’absence est bien réelle. « On ne peut jamais être sûr de l’amour qu’une personne nous porte. Mais on peut être certain de celui qu’on a pour elle. »

Fanny Desarzens, une autrice vaudoise

Dans «Chesa Seraina», Fanny Desarzens décrit avec profondeur l’importance de l’enfance et des liens familiaux. Ces relations authentiques et sincères qui façonnent notre existence, et sans lesquelles la vie ne serait que misère…
Un récit intense, sensible et lumineux !

Ann Bandle

Fanny Desarzens
Couronnée pour son premier roman « Galel » par le Prix suisse de littérature qui sera remis le 19 mai 2023 dans le cadre des Journées littéraires de Soleure, et le Prix Terra Nova/Littérature de la Fondation Schiller.

Chesa Seraina
Slatkine, 2023

Connaissez-vous Le Sage, super-héros littéraire au temps des Lumières ?

La Fondation Martin Bodmer à Cologny extirpe de ses prestigieuses collections plusieurs œuvres d’Alain-René Le Sage, des best-sellers qui ont marqué l’histoire littéraire française.

Au cours de sa récente conférence, Nicolas Ducimetière, vice-directeur et conservateur de la fondation, nous a fait revivre la trajectoire de ce romancier et dramaturge éclectique, jadis célèbre et pourtant tombé dans l’oubli. Après avoir connu une période de gloire sans précédent, figuré dans les bibliothèques les plus nobles et enflammé les cœurs de tous les foyers français et même européens, Alain-René Le Sage disparaît de nos mémoires.

Comment ce fils d’un notaire royal, breton de naissance, est-il parvenu à écrire des œuvres au succès colossal ? Orphelin à 14 ans, l’adolescent entre en pension chez les jésuites de Vanne avant de poursuivre ses études de philosophie et de droit à Paris. Ses fonctions d’avocat ne lui permettant pas de subvenir aux besoins de sa famille, il se lance dans la carrière des Lettres, autant par goût que par nécessité.

Un talent éclatant dans la satire

Le triomphe n’est cependant pas immédiat. Malgré plusieurs échecs commerciaux cuisants, malgré les déceptions, rien n’altère son enthousiasme. Enfin, à l’âge de 46 ans et en quelques semaines, Le Sage produit deux grands succès ! Une courte pièce, Crispin rival de son maître, dont l’intrigue quelque peu bouffonne met en scène l’imposture d’un valet, un thème qui va beaucoup occuper les esprits. « Le propos est beaucoup plus subversif qu’on pourrait s’y attendre, car finalement montrer que l’on peut se faire passer pour un maître quand on est un valet, c’est avouer qu’il n’y a pas une grosse différence entre l’un et l’autre », analyse Nicolas Ducimetière. Deuxième succès, Turcaret, une comédie en cinq actes, jouée à la Comédie-Française.

D’énormes succès littéraires

Durant son exposé, Nicolas Ducimetière s’est également attaché à approfondir trois œuvres phares de Le Sage, figurant dans les collections de la Fondation Martin Bodmer : Le Diable
boiteux
, une trame satirique des plus singulières, illustrant les comportements de tous les milieux sociaux ; puis le roman-fleuve Histoire de Gil Blas de Santillane écrit entre 1610 et 1640, véritable portrait de la comédie humaine de cette époque dont le personnage principal vieillit dans la peau de son auteur ; et enfin Le Bachelier de Salamanque parut en 1736. Trois énormes best-sellers à découvrir grâce à la verve passionnante de Nicolas Ducimetière qui nous cite, entre autres, la lettre de Stendhal à sa petite sœur Pauline : « Le tableau le plus ressemblant de la nature humaine telle qu’elle est au 18e siècle en France est encore le bon vieux Gil Blas de Lesage. Réfléchis sur cet excellent ouvrage… ». Rien de plus incitatif pour nous plonger dans ce chef-d’œuvre d’un autre temps…

Ann Bandle

Voir le documentaire réalisé dans le cadre des Rencontres de Coppet par Dr Nicolas Ducimetière, illustré de gravures inédites.

Damier aime « Aline » de Charles-Ferdinand Ramuz

Publié en 1905, ce roman reste d’une actualité saisissante. Venu à Paris pour y finir ses études, l’auteur d’Aline, l’écrivain helvétique Charles Ferdinand Ramuz, veut nous raconter la passion dévorante et cruelle d’une jeune villageoise du début du XXe siècle dans une Suisse rurale et pauvre pour un de ses contemporains. Rassurez- vous toutefois, Aline n’a rien avoir avec une bluette champêtre sentimentale et désuète.

Au contraire, plus de cent ans après sa parution, avec Aline, Ramuz nous bouleverse encore et toujours avec cette histoire d’amour intemporelle et déchirante d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence pour Julien, le coq du village, un homme insouciant et volage.

Si les deux jeunes héros ont en commun de brûler la vie, pour Julien, issu d’une famille de paysans aisés, l’amour est amusement et passe vite. Pour la sage et grave Aline, il va rapidement conduire à la tragédie. On ne nait pas femme, on le devient dira plus tard la philosophe Simone de Beauvoir. Comment aimer ? Comment quitter le monde de l’adolescence pour devenir adulte ? Comme trouver le bonheur ?  Écrit dans une apparente simplicité, Ramuz s’y est repris plus de cinq fois pour livrer 17 courts chapitres intenses et forts. A lire d’urgence si ce n’est pas encore fait.

«Ils se tenaient l’un devant l’autre comme des connaissances qui se font la politesse de causer un peu, s’étant rencontrées. Julien avait une poche, l’autre sur le manche de sa faux, et il tournait la tête de côté, tout en parlant. Mais les oreilles d’Aline étaient devenues rouges. Et, lui aussi, malgré son air, il avait quelque chose à dire qui n’était pas facile à dire, c’est pourquoi il chercha d’abord qu’à gagner du temps. » 

Damier au cœur du Léman
et de tous ses créateurs

Aline de C.F. Ramuz
Editions Plaisir de Lire
CHF 11.-
version digitale: CHF 6.50

En savoir plus

 

 

 

 

Exceptionnel : La Fondation Martin Bodmer acquiert le manuscrit de la Lettre à d’Alembert de Rousseau

L’ouvrage de l’un des plus célèbres philosophes de la période des Lumières et citoyen de Genève est actuellement exposé au Musée Bodmer à Cologny.
Retour sur une acquisition rarissime.

Ce document autographe, qui revêt une importance considérable dans l’œuvre de Rousseau puisqu’elle se rapporte à Genève, sa ville natale, avait complètement disparu des radars de la bibliophilie. Après le décès du dernier possesseur connu, le mystère autour du précieux texte préoccupa longtemps les collectionneurs. C’est seulement en décembre dernier qu’il réapparut lors d’une vente aux enchères anonyme chez Christie’s à Paris. Une opportunité unique à ne pas manquer. « L’ouvrage est sans conteste celui qui concerne le plus étroitement Genève, sa religion, la question des théâtres » rappelle le directeur de la Fondation, Jacques Berchtold, professeur spécialiste de Rousseau. Grâce à l’exercice du droit de préemption, le manuscrit à teneur patrimoniale de Rousseau a pu échapper à une vente publique et rejoindre les joyaux de la bibliothèque Bodmer.

Une chance extraordinaire pour les Rousseauistes

La réapparition inattendue de la Lettre à d’Alembert, tracée sous la plume du philosophe, soulève une vive émotion, en particulier parmi les Rousseauistes. En cours de numérisation, elle sera bientôt accessible à tous et fera l’objet d’une édition critique et scientifique à paraître dans les Œuvres complètes de Rousseau aux Classiques Garnier. « C’est formidable que ce manuscrit retombe à nouveau dans une institution qui a vocation publique » s’enthousiasme Jacques Berchtold, également codirecteur de la collection.

De Montmorency à Amsterdam

C’est en résidence à l’Ermitage sur les terres du château de Montmorency au nord de Paris que Rousseau écrit sa Lettre à Monsieur d’Alembert en réponse à l’article sur Genève paru dans le tome 7 de l’Encyclopédie. Rappelons que d’Alembert avait questionné l’authenticité de la foi des croyances des pasteurs genevois et encouragé la suppression des lois anachroniques qui interdisaient le théâtre. Il prêchait pour une tolérance des comédiens : « Nos prêtres perdraient l’habitude de les excommunier et nos bourgeois de les regarder avec mépris… » Une aberration pour Rousseau qui s’insurge contre les propos de l’encyclopédiste n’hésitant pas à s’autoproclamer ambassadeur de Genève. Une réponse symbolique de Genève à Paris et qui parviendra de manière détournée à son destinataire. Et pour cause : En 1758, Rousseau envoie son manuscrit non pas à d’Alembert, mais à son éditeur-imprimeur genevois Jean-Michel Rey, établi à Amsterdam. Cette lettre, ainsi semi privée, le brouille avec d’Alembert et le fâche irrémédiablement avec Diderot et plus encore avec Voltaire, ardent défenseur du théâtre.

Première édition luxueuse

Le document original de la Lettre à d’Alembert comprend 79 feuillets numérotés, précédés d’une préface. L’écriture est appliquée et par définition aisée à la lecture. Quelques inévitables ratures, corrections, rajouts, et papiers collés avec phrases à intégrer passionneront les littéraires.

Vendue par souscription, la première édition de l’ouvrage, soigneusement reliée en maroquin, est certes coûteuse. Mais d’autres éditions plus petites et plus populaires suivront pour permettre à la pensée de Rousseau de résonner bien au-delà des cercles de privilégiés.

Ce manuscrit, dont on craignait la disparition, est désormais en lieu sûr, digitalisé et pérennisé. Il complète le fond de la collection « helvetica » de la Bibliotheca Bodmeriana, réunissant les auteurs suisses. Son acquisition par la Fondation Martin Bodmer est une heureuse issue qui, nul doute, aurait ravi Rousseau !

Ann Bandle

Pour en savoir plus : 

Musée Bodmer
Route Martin-Bodmer 19
1223 Cologny
Du mardi au dimanche de 14h à 18h
https://fondationbodmer.ch

 

 

Caroline Boissier-Butini, pianiste et compositrice genevoise, oubliée par l’histoire

Première en Suisse à avoir écrit six concertos pour piano et orchestre, la compositrice genevoise, Caroline Boissier-Butini, s’est produite avec succès dans les salons musicaux de Suisse romande et de Paris. Grande oubliée par l’histoire, la musicologue Irène Minder-Jeanneret lui rend justice dans une biographie fouillée.

Comment Caroline Butini s’est-elle forgé une réputation hors pair dans un contexte extrêmement restrictif ? Jusqu’en 1823 à Genève, les concerts sont rares, et les femmes cantonnées dans les chœurs. Accaparées par leurs divergences politiques, les élites de la république n’accordent que peu d’intérêt à la musique n’hésitant pas à transformer la salle des concerts en salle du conseil législatif.

Malgré ce désamour pour la musique, Caroline Butini n’abandonne pas pour autant sa passion. Quels sont ses maîtres, ses sources d’inspiration, ses compositeurs fétiches ? Curieusement la jeune femme ne révèle aucun nom. Sa mère assurément lui enseigne les rudiments du piano et décèle très tôt des dons exceptionnels chez l’enfant. Mais trouver à Genève un maître de réputation établie, alors que seule une poignée d’autorisations sont accordées, relève du défi.

Ses premières compositions

Si Caroline Butini rêve d’une carrière musicale ou d’études en médecine comme son père, elle devra vite déchanter. En ce début du XIXe siècle, le mariage est la destinée des femmes de son milieu. L’heureux élu sera Auguste Boissier qui fait partie des dix plus riches familles de Genève. Surtout, il joue du violon – un Stradivarius – et possède une belle collection d’instruments. Rien de tel pour la séduire : « Il me semble que je découvre en lui des éléments de mon bonheur. Je m’appliquerai toute ma vie à faire le sien ».

Homme de cœur, non conformiste, Auguste Boissier lui laisse toute latitude pour la pratique intensive de la musique, comme en témoigne son journal :

 « Hier, j’achevai mon entreprise. C’est un concerto en ut mineur, qui n’est ni chromatique et si triste que vous pouvez le croire. Ce ton mineur est un beau fond brun sur lequel j’ai tâché de jeter quelques fleurs. Le second est une espèce de chant national de je ne sais quelle nation, mais il est sorti bien vierge de mon cœur. Le troisième est une chasse. Le premier morceau du concerto est mineur, mais les deux autres sont en mi bémol ».

Tandis que sa notoriété de compositrice grandit, Caroline Boissier-Butini multiple les concerts privés. Gracieuse, en robe de satin à taille haute de style impérial, collier de perles et diamants, elle illumine de ses compositions les salons élégants de Genève, s’attirant même l’invitation inespérée de Joséphine de Beauharnais. En ce jour mémorable, elle interprète sa romance préférée Bala, dédiée à sa fille, Hortense de Beauharnais, reine de Hollande, autre pianiste talentueuse.

La révélation à Paris

Fin février 1818, le couple Boissier-Butini séjourne six semaines à Paris et court les spectacles. Opéras, concerts, récitals, une frénésie étourdissante qui sera révélatrice pour Caroline. Elle découvre la musique sacrée avec orchestre, un genre qui lui semble « le plus noble de tous », les cantates de Bach, les oratorios de Telemann. Lors des soirées musicales parisiennes, elle ose se mesurer aux pianistes les plus chevronnés de la capitale jouant ses propres compositions, parfois dans l’exaltation d’une atmosphère passionnelle survoltée. Consacrée par ses paires et grisée par le succès, elle s’estime désormais capable en se perfectionnant « d’asseoir une réputation de virtuose en six mois ».

Une musicienne au-delà des frontières

À Paris comme en Suisse, Caroline Boissier-Butini réussit à s’imposer dans un monde où les femmes compositrices se comptent sur les doigts d’une main. Malgré les préjugés et les difficultés à surmonter, elle poursuit sa vocation sans l’ombre d’un doute. Adulée par le public pour sa virtuosité pianistique, sa sensibilité créatrice, ses improvisations sublimes, elle n’aura hélas pas le temps de s’en réjouir, ni de s’en glorifier.

Une disparition tragique

Au sommet de son art, frappée par une attaque d’apoplexie dont elle se remet avec courage, elle est dévastée quelques années plus tard par un cancer du sein, aggravé d’une jaunisse qui lui sera fatale. La pianiste aux doigts de fée se retire prématurément à l’âge de cinquante ans laissant derrière elle des cœurs meurtris et des mélomanes attristés. Ainsi disparaît dans l’oubli l’une des rares femmes compositrices de son temps pour qui « la musique doit rimer avec émotion ».

Grande oubliée de l’histoire de la musique, elle réapparait aujourd’hui, plus vivante que jamais, grâce à la parution d’une biographie fouillée d’Irène Minder-Jeanneret et aux enregistrements de ses œuvres. Un vaste répertoire composé de six concertos pour piano et orchestre, sonates et variations multiples, qui sont autant de témoignages de son immense talent. Dans un monde où les compositrices sont toujours largement minoritaires, Caroline Boissier-Butini nous insuffle toute l’ardeur de sa passion.

Ann Bandle

Caroline Boissier-Butini (1786-1836),
Compositrice et pianiste genevoise
Irène Minder-Jeanneret
Préface d’Olivier Fatio
Postface de Laurence Boissier
Éditions Slatkine – 2021

 

 

 

 

Enregistrements sonores de ses œuvres de Caroline Boissier-Butin

 

Écouter le 1er mouvement de son Concerto no 5 pour piano et orchestre :

https://www.carolineboissierbutini.ch/index.html

Une divine de New-York à Saint-Moritz

Après Berthe Morisot, Romain Gary ou Clara Malraux, l’académicienne Dominique Bona raconte dans « Divine Jacqueline », avec élégance et subtilité, l’incroyable destin de Jacqueline de Ribes, muse et mécène proustienne. Femme moderne et bohème, elle osa — sacrilège incroyable pour les héritières de son monde — lancer sa propre entreprise, une maison de haute couture à plus de 50 ans ! À défaut d’empire, elle sut de New-York à Paris, en passant par Tokyo, imposer un style. Son style ! Et en Suisse aussi. Sportive émérite, longtemps la comtesse de Ribes dévala les montagnes de l’Engadine, en anorak de couleur vive, fuseau et lunettes noires. Retour sur quelques souvenirs tout schuss en techicolor.

« L’hiver, tous les hivers depuis qu’elle est enfant, Jacqueline de Ribes a rendez-vous avec la neige. Son grand-père (Olivier de Rivaud)[1] l’emmenait skier à Saint-Moritz quand ce sport en était encore à ses prémices. Elle avait cinq ou six ans, à ses premières descentes. Restée fidèle à la station de l’Engadine… elle y passe un ou deux mois chaque année : elle y séjourne au Kulm Hotel » et enchaîne avec le même enthousiasme, cours de ski, slaloms et godilles frénétiques sur les pistes, déjeuner en altitude au Corviglia Club. « C’est l’heure du vin chaud (pas pour Jacqueline de Ribes, qui ne boit que de l’eau), des éclats de rire, des fleurs esquissées. Ils se poursuivront le soir, à l’heure des cocktails, et plus tard encore à l’aube dans les boîtes de nuit de la station, aussi réputée pour ses pistes nocturnes que diurnes. »

Une vie de jet setteuse

Entre Marbella, Ibiza, Saint-Moritz ou Cervinia, bals masqués, grands dîners et galas de charité, la comtesse Jacqueline de Ribes, héritière d’une lignée aristocratique (née Bonnin de la Bonninière de Beaumont le 14 juillet 1929) remontant aux Croisades, muse des plus grands couturiers et photographes (Yves Saint Laurent, Oleg Cassini, Valentino, Jean-Paul Gaultier, Richard Avedon, Irving Penn, Cecil Beaton…) n’avait pas de quoi s’ennuyer. Pourtant cette aristocrate osa l’incroyable pour son monde, lancer à 53 ans, sa propre maison de couture. Malgré l’engouement pour ses créations, de sublimes robes du soir de forme classique et épurée et l’enthousiasme de ses paires, dont celui que lui manifesta son ami Yves Saint Laurent, après plus de dix ans d’efforts (et de pertes financières), la maison Jacqueline de Ribes dut fermer ses portes en 1995. À défaut de devenir une créatrice de mode à la tête d’un empire du luxe, la comtesse sut imposer en quelques saisons seulement de New-York à Tokyo, un style : son style.

Une icône consacrée

Un style reconnaissable entre tous pour le Metropolitan Museum of Art de New York  (MET) au point qu’il voulut être le premier en 2015 à organiser une grande exposition à la gloire de Jacqueline de Ribes, en y présentant une soixantaine de ses tenues de prêt-à-porter ou haute couture signées Yves Saint Laurent, Jean-Paul Gaultier, Pierre Balmain, Armani, Valentino ou bien sûr Jacqueline de Ribes elle-même.  

Une consécration pour le moins exceptionnelle ! Jusqu’alors, seul le grand couturier Yves Saint Laurent avait eu le privilège de voir de son vivant ses créations présentées au MET !

En 2017, Jacqueline de Ribes décidément devenue iconique, voit son portrait projeté sur l’Empire State Building à l’initiative du Harper’s Bazar. Le prestigieux et influent journal de mode américain qui fête alors ses 150 ans, veut en effet rendre hommage aux femmes les plus inspirantes qui ont fait la une du magazine. Naturellement les plus grandes stars hollywoodiennes comme Marylin Monroe, Elisabeth Taylor, Audrey Hepburn figurent bien sûr parmi la centaine de photos choisies ce soir, mais plus étonnant, la française Jacqueline de Ribes, au profil de pharaonne avec son cou de girafe, ses  grands yeux en amande, soulignés d’un trait noir, son nez long et sans défaut, photographiée par Richard Avedon, a été retenue.

Plus adulée à l’étranger qu’en France, la légende de Jacqueline de Ribes était elle déjà en train de s’écrire malgré elle ? En 2010, l’intéressée avait déclaré au magazine Vanity Fair que jamais elle n’écrirait ses mémoires. Pourtant la dernière reine de de Paris, qui fêtera ses 93 ans en juillet prochain, a ouvert ses archives personnelles et accepté de livrer ses souvenirs à  Dominique Bona. L’académicienne qui n’avait jusqu’ici conté que la vie de personnages illustres et décédés (Berthe Morisot, Romain Gary, Camille et Paul Claudel) posa toutefois comme condition préalable que son interlocutrice ne lirait pas le manuscrit avant la publication et la laisserait libre de sa prose. Sage décision, tant le monde de Jacqueline de Ribes semble s’évanouir à jamais.

Disparues ses amies les plus chères, Maria Callas, Maria Agnelli, Marie- Hélène de Rothschild qui faisaient les grandes heures d’une brillante café society de Rome à New-York en passant par Paris. Dispersées en partie aux enchères, les magnifiques collections qu’abritaient l’hôtel parisien des Ribes, rue de La Bienfaisance. Envolé le temps des dîners entre gens du beau monde servis par une cohorte de maîtres d’hôtel en gants blancs emblématiques d’un art de vivre à la française si sophistiqué. Un monde avec ses grandeurs, ses vacuités et ses cruautés. Un monde qui s’engloutit tel l’Atlantide. Un monde d’hier que Dominique Bona, biographe  de Stefan Zweig, a tenté de capter avec talent.

 Béatrice Peyrani

DIVINE JACQUELINE
DOMINIQUE BONA DE
L’Académie Française
aux Éditions Gallimard

 

 

 

[1] Olivier Rivaud de la Raffinière qui a créé l’empire industriel éponyme, en diversifiant avec succès dès avant la première guerre mondiale ses activités de la banque à la culture de l’hévéas, du caféier, au palmier à huile du Congo Belge à la Malaisie, en passant par l’Indochine…

La véritable histoire du tsunami sur le Léman



En 563, une vague gigantesque avale les rives du Léman. De Villeneuve à Genève, des dizaines d’habitants et de villages sont engloutis.

A l’origine de ce raz-de-marée dévastateur, l’effondrement d’un pan de la montagne, le Tauredunum, en Valais. En s’écrasant dans le lac, l’avalanche rocheuse souleva un mur d’eau d’une hauteur impressionnante. Faut-il croire à une légende, à des fabulations d’un autre temps? Carine Racine revient sur les faits et nous livre un récit tempétueux, peuplés de survivants, de familles déchirées qui pleurent leurs morts.

Sous les gravats, l’insoutenable

Parmi les rescapés, Sigéric et son frère cadet Salvius, pétrifiés. Le cataclysme a transformé leur vignoble en un champ de boue. Il ne reste plus rien des rangées de ceps, des jardins potagers qui cascadaient jusqu’au lac. L’horizon n’est que terre en désolation. Mais le plus effrayant est à venir. Trop près du rivage, leur maison s’est effondrée comme un château de cartes. Femmes et enfants ont péri sous les amas de gravats. Des silhouettes enlacées à jamais, meurtries, gisant dans la fange. Effroi, fureur et cris d’horreur. Ces images cauchemardesques et indélébiles hanteront leurs esprits. Alors, comment se relever des décombres, survivre dans l’ombre des disparus ?

Le réconfort de l’abbaye de Saint-Maurice

Le monastère de Lousonna (Lausanne), perché sur l’une des trois collines qui dominent le lac, offre un refuge salvateur, le temps d’un repos salutaire et d’une longue réflexion. Salvius, en proie au désespoir, s’engage dans la vie monastique à l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, réputé pour sa sévérité. Un besoin d’isolement pour apprivoiser sa tristesse… A l’inverse, son frère aîné, Sigéric, assoiffé de liberté, devient messager pour le comte Friedolphe. Il se sent prêt à braver les hordes de loups ou de sangliers, les attaques de brigands.

Bien que séparés, tous deux rencontreront Valia, une adolescente aux yeux bleu intense, au sourire lumineux. Deux nattes blondes relevées en diadème la parent d’un charme irrésistible qui fera voler en éclats leurs résolutions. Rescapée elle aussi, l’orpheline a fui Vernata (Vernayaz), échappant par miracle à l’invasion sanglante des Longobards, qui massacrent les villages avec une cruauté infâme. Ils connaîtront des aventures aussi captivantes que rocambolesques…

Le précieux manuscrit de Saint Marius

Le fond de la Bristish Library recèle parmi ses incunables la chronique de Saint Marius, évêque d’Avenches. Ce précieux manuscrit nous renseigne avec minutie sur l’ampleur du cataclysme «  la grande montagne de Tauredunum dans le diocèse du Valais s’écroula si brusquement qu’elle écrasa un bourg qui était proche, des villages et en même temps tous leurs habitants…» Plus récemment, les fouilles menées par les géologues ont permis de déceler des traces laissées au fond du Léman. Nul doute, ces témoignages attestent de la véracité des faits. Mais un tel drame pourrait-il survenir à nouveau? Certains scientifiques l’affirment, l’urbanisation et le réchauffement climatique sont préoccupants…

Ann Bandle

Carine Racine

La colère du Lémanus
Editions Cabédita
2021

 

 

La tragique odyssée des deux sœurs Livanos


Chalets avec toiles de maîtres à Saint-Moritz, joyeuses descentes de ski depuis le Piz-Nair ou le Piz-Corvatsch, soirées mondaines au Corviglia Club, rien ne paraissait trop beau pour les sœurs Livanos. De New-York aux pentes de l’Engadine, la planète entière semblait pour les deux héritières, un joli terrain de jeux. De quoi d’ailleurs auraient-elles dû s’inquiéter ?

Eugénie et Tina Livanos avaient presque tout : gloire et beauté.  Elles étaient les filles du riche armateur grec Stravos Livanos. Nées avec une cuillère d’argent, elles avaient vécu enfants, dans une grande maison à Londres, que la Café Society de l’époque fréquentait assidument. Élégantes et riches, le choix d’un gentil fiancé n’aurait pas dû être bien compliqué.  Et l’amour leur semblait promis.

Hélas, pour leur plus grand malheur, les deux sœurs choisirent d’épouser deux rivaux, deux armateurs, deux Grecs.

A 17 ans à peine, la cadette, Tina, succombe à la cour enflammée d’un certain Aristote Onassis. Petit et trapu, il n’est pas beau mais sait se faire charmeur. Il a fait fortune en achetant des Liberty-ships après la guerre. Chaleureux, volubile, cheveux gominés, Onassis aime les voitures de marque et les stars. Il envoie des gerbes de fleurs et de lettres d’amour à Tina, subjuguée, qui l’épouse en 1944.

En 1947, l’aînée des Livanos, Eugénie se marie avec Stravos Niarchos. L’ennemi juré d’Onassis : son concurrent le plus redoutable et que la presse surnomme avec admiration : the Golden Greek. Figure de la jet-set, Niarchos n’est-il pas si raffiné, cultivé et aimable ? Tout l’inverse de cet exubérant Onassis aux fréquentations pas toujours recommandables ! Niarchos fait lui partie du grand monde. Il est invité aux courses d’Ascot et a su se faire un joli carnet d’adresses dans l’industrie, la politique et même l’aristocratie européenne.

Sur mer, les deux milliardaires se sont toujours livrés à une compétition sans merci. En ville, ils se détestent.

La croisière s’amuse, mais…

Mariés aux sœurs Livanos, les deux beaux-frères s’affronteront désormais à coups de yachts plus luxueux les uns que les autres, de palais en châteaux, d’œuvres d’art en chefs d’œuvres, d’îles en paradis doré pour le plus grand malheur de leurs épouses !

Car derrière les sourires de façade, Tina et Eugénie, épouses esseulées et solitaires se réfugient dans les drinks, le champagne et les petites pilules miracle pour s’évader, dormir, maigrir, rester jeune.  Leur mariage bat de l’aile et le divorce ne sauve jamais un Grec, alors forcément la vie est tragique.

Stéphanie des Horts nous fait revivre la mythique croisière à bord du fameux Christina, où Onassis séduira Jackie et débarquera Maria Callas. Les couchers de soleil sur la mer Egée sont admirables, près d’Épidaure, les enfants n’ont pas de place dans la vie de ces grandes personnes bien trop occupées par elles- mêmes, mais bientôt le drame arrive.

Béatrice Peyrani

Les Sœurs Livanos, de Stéphanie des Horts, Le Livre de Poche

Sur les traces des pionnières de Lausanne


Philanthropes, pédagogues, lettrées, scientifiques… des femmes à l’esprit d’entreprise. Elles sont nombreuses et souvent méconnues. L’ouvrage « 100 femmes qui ont fait Lausanne » retrace leur parcours hors du commun et leur rend un vibrant hommage.

Évoquer leur trajectoire soulève inévitablement le contexte sociétal discriminatoire de l’époque. Rappelons qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, les femmes ne bénéficiaient pas des mêmes droits que les hommes, ni des mêmes conditions à l’éducation, à la citoyenneté et encore moins à des charges politiques. Malgré ces inégalités, nombre d’entre elles se sont distinguées grâce à leur intelligence, leur courage, et leur perspicacité. Elles ont cédé à leurs passions et fait preuve de talent. Leur action et leur réussite en sont d’autant plus méritoires.
S’appuyant sur des recherches historiques, l’ouvrage collectif « 100 femmes qui ont fait Lausanne » nous révèle les pionnières des combats féministes qui ont marqué la ville de Lausanne.

Les salonnières lausannoises : un rayonnement au-delà de la ville

Parmi les érudites du siècle des Lumières, citons Étiennette Clavel de Brenles, que Voltaire surnomme affectueusement « Madame la philosophe ». La reine de la scène culturelle lausannoise, femme d’esprit et savante, reçoit dans son salon à la rue de la Mercerie aussi bien les aristocrates que les théologiens. Fille de pasteur, à l’instar de son amie Suzanne Necker, elle entretient une correspondance abondante avec plusieurs personnalités européennes. Ses manuscrits, retrouvés ultérieurement, ont permis de l’identifier en tant qu’auteure de plusieurs écrits anonymes qu’en raison des mœurs, elle jugea préférable de ne pas signer.

Autre salonnière et diariste lausannoise, Catherine Charrière de Sévery. Née au château de L’Isle, elle épouse Salomon de Sévery et mène à Lausanne une vie très engagée et épuisante au sein de la bonne société. « Tenir son rang pour la noblesse implique une mise en scène de l’oisiveté … », une contrainte proche de la tyrannie, note-t-elle dans son journal. On croise dans son salon l’amoureux de Germaine de Staël, Benjamin Constant, la portraitiste Louise de Corcelles, l’historien anglais Edward Gibbon, ou encore Auguste Tissot, médecin aux pratiques innovantes qui attire autant de personnalités à Lausanne que la présence de Voltaire.

En 1786, Isabelle de Montolieu Polier de Crousaz, dont les parents sont des amis de Voltaire et de Rousseau, se hasarde dans l’écriture d’une intrigue sentimentale, Caroline de Lichtfield, avec succès. Ce best-seller, réédité une vingtaine fois et traduit en plusieurs langues, propulse sa notoriété. Quant à Germaine de Staël – fille de Suzanne Necker – elle excelle, elle aussi, dans ce genre littéraire en publiant quelques années plus tard Corinne ou l’Italie et Delphine. Son art de la conversation – qu’elle maîtrise avec brio – et ses pensées libérales ont fait du château de Coppet l’un des lieux les plus courus par l’élite intellectuelle de l’Europe.

Lausanne, capitale de la danse et de la musique

Plus tard, au tournant du siècle, l’horizon s’élargit et les initiatives féminines se multiplient. Les femmes sont à la source de l’éclosion artistique et musicale. Inventives et entreprenantes, elles se mettent en scène. Édith Burger et le chansonnier vaudois Jean Villard-Gilles ouvrent un cabaret « Coup de Soleil » dans le sous-sol de l’Hôtel de la Paix, Mathilde de Ribeaupierre fonde l’Institut Ribeaupierre et révolutionne l’enseignement du piano.
Avec l’arrivée de Mara Dousse, fuyant la Russie révolutionnaire, le ballet du Théâtre municipal prend un nouvel envol. Elle sera suivie par la danseuse étoile Élvire Braunschweig-Kremis, fille d’émigrés russes. Grâce à l’aide de son mari Philippe Braunschweig qui obtient le soutien de la prestigieuse Royal Ballet School, la star cofonde le Prix de Lausanne. C’est encore à elle que l’on doit l’installation de la troupe Béjart à Lausanne.

Des femmes de talent, trop souvent méconnues

Au fil du temps, de nouvelles perspectives professionnelles se dessinent. Les Lausannoises saisissent les opportunités et contribuent à l’essor de la société. Généreuse, la donation de Jenny Enning Cavin permet la construction de l’École de Cour, l’École de Villamont et l’École supérieure de jeunes filles. D’autres mettent à profit leur talent pédagogique au travers d’un engagement fort dans l’éducation. Militantes, scientifiques, politiciennes… quelles que soient leurs réalisations, toutes méritent d’être célébrées pour les combats menés, le chemin parcouru, car la route est longue…

Ann Bandle

100 femmes qui ont fait Lausanne
Illustrations : Hélène Becquelin

Direction de l’ouvrage : Joëlle Moret
Texte : Isabelle Falconnier
Documentation historique : Corinne Dallera, Ariane Devanthéry
Groupe de travail : Simon Affolter, Morgane Arrayet, Amélie Nappey-Barrail
paru aux Éditions Antipodes

 

 

> lire aussi : Lausanne, capitale mondiale de la danse 

La Suisse de Phidias


Et si Phidias, l’un des plus illustres sculpteurs grecs de la Grèce Antique revenait 2500 ans après sa mort, visiter le Musée Barbier-Mueller de Genève ?

C’est l’une des scènes les plus émouvantes du captivant roman de Julien Burgonde, qui sort ces jours-ci aux Éditions Plaisir de Lire.

Tout commence par la découverte en Grèce du sarcophage de Phidias, l’artiste phare de l’Acropole et d’Olympie. Au même moment, la tension est à sa comble entre les gouvernements de Londres et d’Athènes qui réclame la restitution des chefs d’œuvre du Parthénon, justement sculptés par le génial Phidias et détenus depuis 300 ans par le British-Museum.

Caisson de maturation

Branle-bas de combats, dans les hautes sphères diplomatiques de la Perfide Albion ! Comment gagner du temps ? Ou mieux s’il était possible de sculpter des vraies copies des précieux chefs d’œuvre  ? Mais qui pourrait le faire ? Sans doute, le seul Phidias ? Mais alors pourquoi pas le faire revenir sur terre puisque son sarcophage a été exhumé ? Mais par quel prodige ?

Les services secrets de sa Majesté ont un plan. Ils décident de dérober de nuit la dépouille de Phidias.  Les miracles de la reconstitution des génomes, les secrets des caissons de maturation et de la biologie moderne feront le reste. Pari osé et réussi, un magnifique Phidias en chair et en os, version 2021, recommence à sculpter dans les sous-sols du British Museum, sous l’œil de la belle Mélissa, la plus brillante historienne du British Museum et principale inspiratrice d’ailleurs de cette folle aventure. Mais peut-on tout contrôler dans la vie, surtout quand les apprentis sorciers entrent en scène ? Ce serait sans compter l’amour de Mélissa et de Phidias, qui tentent de reprendre la main sur leur destin. Revoir le Parthénon et la mer Méditerranée. Fuir et se cacher dans une île. Reconstruire son bonheur, comme on redessine une esquisse.

Des chapiteaux romans

Commence alors un incroyable road-movie culturel, de Londres, à la cathédrale d’Amiens, en passant par la basilique de Vézelay, puis direction la Suisse. L’occasion pour Phidias, à peine déconcerté par le luxe des grandes artères de la cité genevoise, de visiter une exposition du Musée Barbier-Mueller : « Phidias s’était arrêté devant une idole cycladique de la première période, vieille de plus de 3000 ans… En voilà déjà une que je connais bien… J’en avais une plus petite dans mon atelier… ». Regard enflammé, l’artiste semble apprécier aussi la découverte des chefs d’œuvre de l’ethnie africaine Senoufo. L’artiste le plus accompli de l’Antiquité avait visiblement décidé de s’approprier en quelques semaines, vingt siècles de l’Histoire de l’Art. Mais le temps presse. Les espions de sa gracieuse Majesté sont sur leurs trousses. Il faut quitter le musée et franchir le col du Grand Saint-Bernard, pour trouver asile en Italie, avant de s’échapper en Grèce. C’est là, où le roman policier basculera dans la tragédie grecque…

Béatrice Peyrani

Le retour de Phidias
de Julien Burgonde
Plaisir de Lire

 

 

 

La passion de la vie de Peter Brabeck-Letmathe


Pendant plus de dix ans, il a été le PDG du groupe le plus emblématique de la Suisse : Nestlé. Pourtant c’est son amour de la montagne et de la musique qui a rythmé sa vie et guidé ses choix. Retour sur le parcours d’un maestro de la vie…

Longtemps, il se leva de bonne heure pour réaliser son rêve d’enfant : devenir chef d’orchestre. Peter Brabeck-Lemathe est né en Autriche, le 13 novembre 1944, à Villach, une ville dévastée par les bombes et la guerre dans une famille modeste mais aimante. Son père livre l’essence des stations-service dans une Carinthie dévastée. Sa mère lui transmet l’amour de la montagne et des longues balades le long des lacs alpins. L’été, la famille sillonne la région en side-car, l’hiver, pour économiser le prix des remontées mécaniques, elle arpente les montées en peau de phoque pour ensuite redescendre en ski. La nature, la montagne, mais aussi la musique animent la vie de la maisonnée. Dès l’âge de six ans, Peter apprend le piano et se voit un jour à la tête d’un philarmonique. Pourtant maturité en poche et son service militaire accompli, le jeune homme déchante vite. Dès ses premiers entretiens à l’Académie de Musique de Vienne, il se rend vite à l’évidence, « privé de l’oreille absolue », il n’a pas les capacités requises pour aller jusqu’au bout de son ambition. « En écoutant les prouesses des autres aspirants musiciens, je compris que j’étais loin d’être aussi doué qu’eux, et je ne voulais surtout pas sombrer dans la médiocrité. »

Une expédition dramatique

Changement de cap pour le jeune garçon, qui s’inscrit à l’Université d’économie de Vienne. Après tout, ses nombreux remplacements durant les vacances de pompistes amis de son père s’étaient toujours bien passés.

Peter Brabeck-Letmathe avait au moins une certitude : la vente lui plaisait bien et il savait s’adapter à toutes les situations. Pour financer sa licence d’économie, il n’hésite pas à vendre des journaux, nettoyer les cuisines la nuit de grands hôtels, faire des livraisons, installer des rideaux. Bref, le jeune homme n’a peur de rien. Pas même de se lancer sans argent (ou presque avec seulement 5000 dollars pour toute son équipe!!!), avec quelques copains à l’assaut du Tirich Mir au Pakistan, un sommet de 7708 mètres. Cet été 1967, l ’aventure vire rapidement au cauchemar. A 6300 mètres, leur camp de base numéro 2 installé, faute de réserves de nourriture suffisantes, les amis jouent au poker le nom des deux camarades qui tenteront seuls le sommet. Peter perdra au jeu, rentrera au camp de base numéro 1, blessé, après une chute de 15 mètres, mais aura sauvé sa peau.

Malheureusement, ses deux amis eux ne reviendront jamais de leur expédition. Un choc pour Peter, qui comprend alors qu’en montagne la réussite n’est pas d’atteindre le sommet, mais de revenir sain et sauf. Un principe qui dictera aussi plus tard sa conduite dans les affaires. « Trop d’ambitieux veulent juste arriver au sommet, devenir le patron, mais ceux-là ne se préparent pas à la descente. Ils se concentrent sur la montée et quand ils sont arrivés tout en haut, ils sont seuls parce qu’ils ont laissé tout le monde sur le côté et ne savent pas dès lors comment redescendre, ils n’ont engagé aucune réflexion là-dessus.  Or, on ne peut pas rester tout le temps au pinacle. Un jour, il faut bien redescendre…Et bien, cette descente, il faut la préparer ! En gardant à l’esprit cette pensée, on va profondément changer sa gestion personnelle des événements et son rapport aux autres… ».

L’étudiant rescapé du Pakistan change de nouveau son braquet d’épaule : terminé, oublié, le projet d’un doctorat de sciences éco, il se lancera donc dans le négoce, mais pas question de renoncer à la montagne. Il a vu l’Himalaya, qu’à cela ne tienne il lui faut maintenant découvrir la cordillère des Andes.

Les Trente Glorieuses offrent toutes sortes d’opportunités à la génération de mai 68, à condition de les saisir. Peter épluche les petites annonces et tombe sur une offre de la société Findus qui affiche des ambitions internationales. L’Amérique serait-elle à portée de main ? Brabeck passe des tests aux ressources humaines de Findus, peu concluants. Hasard du destin? Le directeur général de la compagnie le rattrape au vol, car il se souvient d’avoir repéré le nom de l’infortuné candidat Brabeck dans les journaux autrichiens qui ont rapporté avec émotion la tragique équipée des jeunes gens du Tirich Mir. Le responsable de la société Findus lui propose un job au bas de l’échelle comme vendeur stagiaire. Brabeck devra vendre des glaces Findus et arpenter l’Autriche avec son camion frigorifique.

Ce sera le début d’une longue carrière de près de quarante ans chez Nestlé qui le mènera jusqu’au poste de PDG en 1997, fonction qu’il quittera en 2008, tout en restant président du conseil d’administration jusqu’en 2017. Quarante ans de vie chez Nestlé, où il n’aura jamais eu l’impression dit-il « de travailler ». Quarante ans de chantiers souvent inachevés affirme-t-il,   mais qui l’auront mené aux quatre coins de la planète du Chili à la Patagonie, de Pékin à Vevey et lui auront permis de croiser un grand nombre de chefs d’États et même de rencontrer le pape François. Sous sa houlette, Brabeck aura fait de Nestlé, un géant mondial de l’alimentation, de la nutrition et du bien-être (110 milliards de chiffre d’affaires, 340 000 salariés travaillant avec un million d’indépendants, 160 000 actionnaires).

Se mobiliser contre le gaspillage de l’eau

Visionnaire, l’intrépide dirigeant autrichien sera l’un des premiers PDG de multinationales, à s’engager activement contre le gaspillage de l’eau et pour une alimentation plus saine. Deux combats, où l’on n’a rien fait de concret peste-t-il mais qui reste dans sa ligne de mire, car s’il n’est plus le PDG de Nestlé, Peter Brabeck-Lemathe ne connait pas le mot retraite. Il se passionne pour les biotech et l’agriculture verte, y a investi et pris la présidence d’une fondation que le Conseil d’Etat, le Canton et la ville de Genève ont créée :  la GESDA (Geneva Science and Diplomacy Anticipator), qui essaie d’envisager quelles sont les technologies qui émergeront dans une dizaine d’années. Quant à ses récentes épreuves personnelles, un cancer de la lymphe, puis la Covid 19 qui l’a frappé en 2020 et l’a conduit au CHUV de Lausanne en réanimation, elles n’ont en rien entamé son énergie. Longtemps, Monsieur Brabeck entend se lever… tôt.

Béatrice Peyrani

 

Ascensions
Peter Brabeck-Letmathe
Editions Favre

2020

Le goût d’une vie meilleure

Dans son roman « La Vie suprême », Alain Bagnoud revient sur l’affaire du faux-monnayeur Farinet : homme de mérite ou imposteur ? Depuis 1873, le mythe a fait couler beaucoup d’encre. Décryptage.

A son arrivée dans le Val de Bagnes, Farinet soulève la suspicion des habitants. Des histoires sur un faux-monnayeur se propageaient dans la vallée et alimentaient les rumeurs. Un homme blond, de belle allure, était recherché pour avoir fabriqué de la fausse-monnaie.
Si l’inquiétude gagnent les villageois, la perspective de s’enrichir emballe les esprits. Farinet promettait des sacs de pièces à ses complices.

Saisir sa chance

Une bénédiction pour Stéphane Besse, arrière-arrière-grand-père de l’auteur, prêt à risquer sa liberté pour sortir de la misère. Il attendait cet instant depuis longtemps. « Quelque chose allait venir, et à ce moment-là, il saisirait sa chance, chacun en avait une dans sa vie, il ne la laisserait pas passer ».

Né dans une famille sans terre, sans fortune, hormis un jardin portager, Besse doit sa survie à un combat continuel. L’été dans les alpages, l’hiver à louer ses services pour des travaux pénibles et mal payés, il ne mangeait pas à sa faim. Mieux traité cependant que son petit frère, placé très jeune comme domestique parce que la nourriture manquait. L’enfant dormait dans un cagibi sur un lit de paille et travaillait dix-huit heures par jour.

L’engrenage des inégalités

A travers l’histoire de Farinet, Alain Bagnoud décrit la réalité implacable d’une autre époque. Au cœur de ce milieu montagnard, où chacun se connaissait, les inégalités étaient la règle. Les familles au bas de l’échelle sociale ne pouvaient espérer une quelconque amélioration, ni accéder à l’éducation scolaire. Les alliances étaient liées à la fortune, les gens aisés restaient entre eux. Alors Farinet et ses promesses de pièces avait attisé les envies de certains.

Désillusion et disgrâce 

En se liant avec Farinet, Besse y voit la chance de sa vie pour en finir avec la misère, les jours sans lendemain, et « se réjouir de la lumière du sous-bois, des insectes qui dansaient dans les rayons de soleil, des reflets argentés sur la surface de l’eau…». C’est lui qui aura le courage de commander le métal argentin et de transporter la machine en fonte avant d’être emprisonné, trahi par les complices et lâché par Farinet, en fuite.

Au fil du temps, Farinet se voit gratifié du noble dessein d’avoir voulu enrichir les pauvres et devient un héros. Alain Bagnoud revisite la légende et nous dévoile un homme manipulateur, qui vivait aux crochets de ses complices et abusait des femmes. Pas très glorieux… mais passionnant !

Ann Bandle

La Vie suprême
Alain Bagnoud

Editions de l’Aire, Vevey, 2020
Distingué par le Prix Edouard Rod 2020

L’amour de l’Engadine



Damier a lu « J’irais nager dans plus de rivières » de Philippe Labro. 
Un livre magnifique, une ode à la vie, où la Suisse chère au cœur de l’auteur n’est pas oubliée.

Le chant nocturne d’un torrent de montagne du côté des lacs de Sils-Maria, la quiétude de l’Engadine avec la main de Françoise, sa femme, celle qui a transformé sa vie et fut sa rencontre miraculeuse, Philippe Labro ne les a pas oubliés et leur rend hommage avec tendresse et délicatesse dans « J’irai nager dans plus de rivières ». Depuis plus trente ans, cet écrivain, cinéaste, patron de presse et parolier des plus grands  nous enchante avec ses romans, tous presque devenus déjà des classiques étudiés en classe : « L’Étudiant étranger », « Un été dans l’Ouest », « le Petit Garçon », « Quinze ans », …De même, il nous avait raconté le Paris des années 50, la découverte de l’Amérique, l’arrivée à France Soir… mais n’avait jamais en réalité dévoilé les passions, les amitiés, les amours du grand patron de presse qu’il est devenu dans les années 90.

Des chansons pour Johnny

Ah la belle vie pourrait-on dire au fil des 300 pages. Des rencontres avec le cinéaste Jean-Pierre Melville, les acteurs Yves Montand et  Jean-Louis Trintignant, le patron de France Soir, Pierre Lazareff, l’écrivain Tom Wolfe, le musicien Serge Gainsbourg,  Mag Bodard, la productrice inspirée des Parapluies de Cherbourg, Labro se souvient de tout. De Fabrice Luchini, à 16 ans, jeune coiffeur chez Alexandre qui lisait Nietzsche qu’il fit débuter au cinéma dans « Tout peut arriver », de Johnny Hallyday l’ami de toujours, pour qui Labro écrivit de nombreuses chansons (dont l’inoubliable « Oh ma jolie Sarah ») et qu’il voulut voir encore -une toute dernière fois- au funérarium du Mont Valérien.

Philippe Labro se souvient de Pompidou, Giscard, Chirac, et tous ces nombreux Very Important People qu’il raccompagna plus tard à la sortie des studios de RTL. Les studios RTL n’existent plus rue Bayard et la France que nous raconte Labro n’est plus tout à fait la même. Raison de plus pour plonger dans « J’irais nager dans plus de rivières ».

Béatrice Peyrani

Pour l’amour de La Dame aux Camélias



La Traviata sera à l’affiche au Palais Garnier et à la Scala de Milan en novembre prochain, puis au Grand Théâtre de Genève en 2021. A l’origine de cet opéra le plus joué au monde, le roman d’Alexandre Dumas fils : « La Dame aux Camélias », inspiré de sa propre liaison avec la belle courtisane, Marie Duplessis. 

Rose Alphonsine Plessis, plus connue sous le nom Marie Duplessis, connaît la misère dès son plus jeune âge. A 14 ans, abandonnée par sa famille, elle travaille comme blanchisseuse dans la capitale française, un emploi qui ne permet pas de survivre sans le secours de ses proches. Sa merveilleuse beauté – un teint de porcelaine, des cheveux noir ébène, le sourire éclatant, la taille haute et excessivement fine – est remarquée par un débaucheur qui l’installe confortablement et parfait son éducation lacunaire. Elle vit désormais dans un bel appartement. On l’aperçoit à l’intérieur d’un élégant coupé bleu attelé de deux chevaux, ou dans sa loge à l’opéra. La somptueuse assiste à toutes les représentations, aux bals et aux orgies, toujours fleurie de ses camélias blancs ou rouges. En peu de temps, elle s’est transformée en une femme cultivée et raffinée, courtisée par le Tout-Paris. Les cœurs flambent! Balzac, Alfred de Musset, Franz Liszt, qu’elle aima au-delà de tous, et… Alexandre Dumas fils : « Plus je voyais cette femme, plus elle m’enchantait. Elle était belle à ravir. Sa maigreur même était une grâce. J’étais en contemplation. Ce qui se passait en moi, j’aurais peine à expliquer. J’étais plein d’indulgence pour sa vie, plein d’admiration pour sa beauté. »

L’illusion du bonheur

Dans le récit, Marie Duplessis apparaît sous les traits de la fictive Marguerite Gauthier. Elle est au plus haut de sa prestance lorsque qu’Armand Duval, comprenez Alexandre Dumas fils, tente d’intégrer le cercle des élus de la courtisane. Après avoir été dédaigneusement éconduit, il parvient à ses fins jouant la carte de l’amour profond, promesse de mariage à l’appui, tout en exigeant qu’elle renonce à ses richissimes amants. Elle consentit cependant à passer l’été avec lui à la campagne, un acquiescement qui le transporta de joie, convaincu qu’elle l’aimait «puisque ma fortune était insuffisante à ses besoins et même à ses caprices. Il n’y avait donc eu chez elle que l’espérance de trouver en moi une affection sincère… »  L’histoire serait banale si elle ne reflétait pas la société de la Belle Époque du XIXème siècle, ses us et coutumes, ses inégalités et ses misères. Un engrenage infernal et destructeur. Lourdement endetté et sous la menace de son père, Armand Duval sera contraint de renoncer à sa passion : « Je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous voudriez ».

Un nuage pulmonaire

Malgré sa déception et son abattement, Marie Duplessis renouvelle avec son passé de demi-mondaine. Elle est de toutes les fêtes, s’épuise à briller sans parvenir à convaincre. Ses anciens amants la délaissent pour d’autres courtisanes. En revanche, les créanciers se pressent à sa porte. A bout de force, sa santé s’altère de plus en plus, de violentes quintes de toux l’étouffent, le sang jaillit, ses lèvres sont teintées de rouge… elle ne se relèvera plus. A 23 ans, Marie Duplessis s’éteint, seule, et dans la misère la plus complète.

Ému aux larmes, Alexandre Dumas fils sort sa plume et, en l’espace d’un mois, immortalise sa très aimée Dame aux Camélias.
Il publie le roman en 1848, devenu depuis mythique.

Ann Bandle

Opéra Garnier : La Traviata

Teatro alla Scala : La Traviata

Grand Théâtre de Genève : La Traviata

Lewis et Irène



Damier continue sa série « Relisons nos classiques ». L’occasion de redécouvrir « Lewis et Irène », le premier roman écrit par Paul Morand en 1924. Une écriture qui danse comme un charleston, un homme et une femme d’affaires, un duel à la vie à la mort…

Lewis, jeune financier volage et ambitieux, à la tête de la Franco-Africaine a renoncé à tout, y compris ses affaires pour épouser la belle Irène, son double féminin. Il a rencontré en Sicile la banquière qui représente la vénérable Société Apostolatos. Il venait y acheter des mines. Elle aussi. Lewis rafle l’affaire. Il croit gagner la première manche. Il regagne Paris, le rachat des mines en poche, mais désenchanté et solitaire. Le ciel trop bleu de l’île l’aurait-il perturbé, lui le joueur impénitent ? Et pourquoi depuis son retour cette petite phase de Pascal lui trotte-t-elle sans cesse dans la tête ?  « Le premier effet de l’amour est d’inspirer un grand respect. » Cela le fit rire, puis lui donna à réfléchir.

Lewis devait s’y résoudre, il ne peut pas oublier Irène. Mais enfin, il pensait à elle, « comme à une société concurrente. », voulait-il croire. Il devait pourtant se rendre à l’évidence. Elle « avait cette belle couleur terre cuite des peaux méditerranéennes, alors que lui n’était encore que le barbare aux chairs blêmes. » Elle n’était pas seulement belle, mais unique.

Swinging London

Comme un malheur ne vient jamais seul, les mines siciliennes donnent mystérieusement du fil à retordre à Lewis.  « Les problèmes de main d’œuvre se compliquèrent…les syndicats exigeaient des salaires tels que nulle exploitation n’était possible. Les bureaux de l’émigration, la presse locale, les Municipalités…les délégués de la Mafia eux-mêmes, pour une fois semblaient d’accord, ligués contre l’entreprise Française. Une seule solution pour sortir de ce fiasco ? Aller à Londres, revendre l’affaires aux Apostolatos. Bien sûr Irène est là, elle signera le rachat. C’est elle qui remporte la seconde manche. Mais le jeu est-il plus subtil ? Irène s’en défend à son tour, puis finit par se rendre elle aussi à l’évidence. Irène aussi aimait Lewis.

Ils se marièrent donc, séjournèrent quelque temps en Grèce et résolurent de vivre leur amour à Paris, à 100%.  Ils étaient pourtant si différents. Lui, un pessimiste optimiste. Elle, une optimiste pessimiste. Lui un self made man. Elle, une héritière combattive.

« L’oisiveté est la mère de tous les vices, mais le vice est le père de tous les arts », écrit Paul Morand. Pour tromper la monotonie du temps, Irène et Lewis allèrent donc visiter les musées de Paris. De tous ceux qu’elle préférait, « c’était le musée de la Marine, à cause des voiliers. Elle n’avait aucune idée de l’art. Elle vivait volontiers parmi les choses laides… ». Elle connaissait peu la peinture européenne et ne s’enthousiasmait pas pour la haute cuisine à la française. Ensemble du matin au soir, au fil des mois, pour Irène et Lewis, l’amour commençait à devenir ennuyeux.

Une prison gothique

Un quotidien sans travail ? Ce n’était sans doute plus supportable, pour une femme et un homme de cette trempe. Irène reprend en cachette ses activités de femme d’affaires. Lewis se disperse et reprend non sans mal la direction de la Franco-Africaine, où contrairement à Irène à la société Apostolatos, il n’avait ni amis, ni famille. Qui gagnera cette fois le dernier acte ?

Écrit en 1924, le premier roman de Paul Morand n’a pas pris une ride et se lit avec plaisir. Les formules de l’auteur sont aussi drôles que brillantes : Westminster ? « cette prison gothique d’où sont sortis toutes nos libertés ? ». L’amitié entre hommes ? « Vous savez ce que les femmes en pensent : cela fait de l’ombre sur leurs robes.  Les femmes ? Indispensables « pour voyager surtout. C’est là qu’elles sont les plus agréables, toujours plus souriantes qu’ailleurs. »  Né en 1888, lauréat du concours des Ambassades en 1913, cet amateur de vitesse (il posséda plus de 80 voitures différentes), sportif effréné, un brin misogyne, qui n’a pas son pareil pour décrire en quelques mots le cynisme, le désarroi et la solitude de deux êtres davantage à l’aise pour faire des affaires ensemble que pour s’aimer a publié plus d’une centaine de livres. Il a été l’un des auteurs les plus célébrés et admirés des années 30. Mais sa collaboration au régime de Vichy et son éphémère poste d’ambassadeur de France à Berne ont entraîné sa révocation de l’Administration française et les foudres tenaces du Général de Gaulle, qui n’oubliera jamais que Morand ne l’a pas rallié à Londres en 1940 alors qu’il était en poste à l’ambassade de France et aurait pu lui faciliter de nombreux contacts dans les milieux diplomatiques et industriels britanniques. Morand connut un long purgatoire au panthéon des écrivains, il tenta de se faire oublier en s’exilant plusieurs années à Vevey, avant de se voir élu en 1968 à l’Académie Française. Il est mort en 1976, non sans avoir laissé une longue série d’ouvrages à relire, comme tout particulièrement comme son magnifique « Venises ».

Béatrice Peyrani

Paul Morand, Lewis et Irène

 

Dans l’œil de Vivian Maier


Une vie à photographier, sans même développer – faute de moyens – la plupart de ses clichés… C’est l’histoire de Vivian Maier, dont le talent nous est révélé posthume.

Cent mille négatifs, planches-contacts, films documentaires et enregistrements audio, amassés pêle-mêle dans un carton, s’envolent aux enchères pour la modique somme de quatre cents dollars. L’acquéreur, John Maloof, est un jeune agent immobilier. Il ne réalise pas dans l’immédiat l’incroyable richesse du contenu. Un témoignage poignant de l’Amérique de la seconde moitié du 20ème siècle. Autant de visages qui interrogent, de bâtiments historiques démolis, d’instants saisis sur le vif, des clichés qui ne cessent de l’intriguer. Qui était Vivian Maier, cette mystérieuse photographe dont personne n’avait attendu parler ?

Entre New-York et la France

Dans son récit « Une femme en contre-jour », Gaëlle Josse nous dresse un portrait émouvant de Vivian Maier qui remonte à sa petite enfance. Née en 1926 à New-York, de mère française et de père austro-hongrois, la fillette subira crescendo les difficultés, les violentes disputes, les drames et la séparation de ses parents. Deux émigrés qui se sont rencontrés au pays de tous les espoirs, de tous les rêves… se sont aimés avant de se déchirer face à la dure la réalité d’un monde sans pitié. Désormais, Vivian habite seule avec sa mère dans le Bronx. Mère et fille survivent péniblement grâce à quelques âmes généreuses. Comment échapper à cette misère ? En 1932, elles embarquent à New-York pour un retour en France. Pour Vivian, la perspective de quelques années heureuses, enfin ! Hélas, rien ne dure, et le 1eraoût 1938, elles traversent l’Atlantique dans le sens inverse, sans un sou et la peur du lendemain.

Sur les rives du lac Michigan

« Ce lac, comme une mer. On ne voit pas l’autre rive. Et si c’était la mer ? » C’est sur ses rives, à Chicago précisément, que Vivian pose ses valises. Elle aime l’air vivifiant, les escapades, les errances. L’allure androgyne, sans la moindre coquetterie, elle arpente les rues sordides, les quartiers des marginaux, son Rollei autour du cou. L’œil toujours en éveil, elle saisit tout ce qui l’émeut, l’attire, la subjugue ou la bouleverse, « elle possède ce sens du détail qui dit tout d’une histoire… ». Surtout, elle compte sur elle-même, ne se marie pas, n’a pas d’enfants, pas d’amis non plus. On l’a dit pourtant sociable…
Mais elle doit travailler pour survivre. L’opportunité se présente dans une famille de la banlieue de Chicago qui l’engage pour garder leurs trois garçons. Vivian trouve mille façons de les amuser, de les intéresser à la vie au dehors, sans lâcher son Rollei. Elle sera leur Mary Poppins.

Incurable pauvreté

Les dernières années de sa vie, la misère rôde à nouveau. Recluse dans une triste solitude, elle n’a plus d’argent. Le photographe de son village refuse de développer ses photos. Elle insiste à plusieurs reprises, en vain. Les bobines s’amoncellent. Malgré tout, elle photographie toujours avec la même passion. Sans le secours des enfants (devenus adultes), qu’elle gardait autrefois et qui n’ont jamais abandonné leur nounou, elle aurait fini ses jours dans la rue.
Et voilà qu’un après-midi de décembre, Vivian Maier glisse sur une plaque de verglas, au bord du lac de Michigan, ce lac qu’elle admirait tant. Sa tête heurte violemment la glace, elle ne se relèvera plus : « Je suppose que rien n’est censé durer éternellement. Nous devons faire de la place pour d’autres personnes… » avait-elle écrit. A-t-elle seulement eu conscience de son talent?

La révélation posthume

Une exposition organisée par John Maloof au Centre culturel de Chicago la révèle au monde entier. Le succès est phénoménal !  On se bouscule, on s’émerveille, on s’extase… Vivian Maier, inconnue de son vivant, devient une célébrité égale aux grands photographes. « Insoluble secret d’une existence, terrifiante solitude d’une femme dont le geste photographique, le geste seul donna un sens à la vie, la sauva peut-être du désespoir » analyse finement l’auteur. L’histoire de la photographe de rue ne fait que commencer…

Ann Bandle

Gaëlle Josse
Une femme en contre-jour
NOTAB/LIA – Les éditions Noir sur Blanc, 2019

La Gloire de mon père


Après deux mois de confinement, la Provence vous manque, tout comme le chant des cigales. Plongez dans « La Gloire de mon père » de Marcel Pagnol et vous serez transportés dans le Pays d’Aubagne, sous le soleil très exactement. Un régal…

 « Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers ». Ainsi commence « La Gloire de mon père », de Marcel Pagnol. L’amour de la Provence, la poésie, l’humour, la nostalgie, la tendresse, la simplicité. Le Garlaban est une montagne et de mémoire d’homme, personne n’a jamais vu une colline entourée de chèvres !

Mais la phase sonne si bien, l’image si vivante que le lecteur est déjà transporté dans la garrigue odorante des thyms et farigoulettes en fleurs. En à peine deux lignes, tout ce qui fait le sel et le plaisir de lire ou de relire l’écrivain affleure déjà.  Auteur de pièces de théâtre à succès (Topaze, Marius, Fanny), pionnier du cinéma parlant (avec les mémorables chefs d’œuvres, César, La Femme du boulanger, Le Schpountz, la Fille du Puisatier…), Marcel Pagnol a écrit ses souvenirs d’enfance, à l’âge de 62 ans, alors qu’il était couvert de succès et de gloire. Depuis dix ans déjà, il siège à l’Académie Française, parmi les immortels.  La Gloire de mon père et le Château de ma mère, qu’il publie la même année, en 1957, lui attire la correspondance et l’admiration de milliers enfants au point que Marcel Pagnol, parait-il, pour ne pas choquer ces petites âmes innocentes (et peut être aussi pris par trop de projets) préféra retarder la publication Le Temps des amours, qui ne furent édités finalement qu’à titre posthume. Belle délicatesse d’une autre époque !

Un guéridon merveilleux

Pourtant mieux vaut ne pas ne pas s’y méprendre : La Gloire de mon père n’est pas seulement un livre pour enfants. C’est un roman qu’on a plaisir à lire de 10 à 100 ans. L’histoire raconte les premières années de Marcel. Mi autobiographiques, mi-romancées sans doute aussi.  La naissance à Aubagne, les premières années à l’école communale de Marseille, où son père Joseph est nommé instituteur titulaire en 1900, le Parc Borély où sa tante Rose l’emmène faire du vélo et lui présente Jules, qui deviendra bientôt pour Marcel le charismatique oncle Jules, catholique fervent, à l’accent rocailleux du Sud Ouest.

De quoi alimenter de belles discussions avec Joseph, hussard de la République et laïc impénitent. Mais pour le plus grand bonheur de tous et la santé fragile d’Auguste (la maman de Marcel), Jules, Rose et Joseph savent faire taire leurs divergences d’opinion pour ne garder que le bonheur d’être ensemble. Ils décident de louer en commun une grande maison au- dessus d’Aubagne et en direction d’Aix : La Bastide-Neuve. Une villa où ils pourront passer les grandes vacances, celle de Noël et de Pâques. Louée vide, la maison doit accueillir une belle cargaison de meubles achetés chez un brocanteur et que Joseph et Marcel ont retapée avec soin durant des mois. « Chaque soir, à six heures, je sortais de l’école avec lui ; nous rentrions à la maison en parlant de nos travaux et nous achetions en chemin de petites choses oubliées : de la colle de menuiserie, des vis, un pot de peinture… ». Augustine émerveillée ne se lasse pas d’admirer la beauté du guéridon, de la commode et des autres merveilles que le père et le fils ont rafistolés avec autant de talent que d’amour.

Une eau limpide et fraîche

Enfin, le moment tant attendu arrive. La petite troupe se met en mouvement pour gagner la villégiature. Une véritable expédition. Il faut prendre le tramway puis marcher plusieurs heures. Le déménagement lui est acheminé par une charrette conduite par un mulet et un paysan du coin. Les chemins sinueux s’aventurent entre deux murailles de pierres cuites sous un soleil ardent. Mais le goûter est joyeux : pain craquant et doré, saucisson et l’orange désaltérante à souhait. Augustine trouve la route longue, à pied.

Comment feront-ils quand il faudra amener des provisions ? « Nous sommes trois hommes » répond le petit Paul, « Maman, tu ne porteras rien », assure le jeune garçon, tandis que Joseph jure mordicus qu’avec le progrès prévisible, le tramway arrivera bien dans moins de six mois à La Croix, c’est-à-dire à moins d’une heure de marche de leur point de destination.  A la prophétie paternelle, Marcel voit déjà jaillir les rails de l’herbe et le grondement du tramway.

En attendant, les vacanciers font taire leur impatience et admirent le petit village de la Treille qui apparait enfin. Ils touchent presqu’au but.  « Alors commença la féerie et je sentis naître un amour qui allait durer toute ma vie. Un immense paysage en demi-cercle montait devant moi jusqu’au ciel », écrit Marcel Pagnol. La Bastide Neuve est en vue. La bâtisse « qui était neuve depuis bien longtemps », est en fait un petit mas à demi caché par un figuier dans un désert de garrigue, un peu rustique.  Mais c’est l’asile des grandes vacances, de la liberté et de la fraternité.  La maison a le luxe incroyable pour l’époque (autour de 1904) d’avoir l’eau courante. « Je ne compris que plus tard, le miracle de ce robinet : depuis la fontaine du village jusqu’aux lointains sommets de l’Etoile, c’était le pays de la soif : sur vingt kilomètres, on ne rencontrait qu’une douzaine de puits… », raconte Marcel Pagnol. Des puits dont la majorité étaient à secs dès le mois de mai. C’est dire, si la villa louée par la famille de Marcel fait figure de villa extraordinaire, avec « son Robinet du Progrès » !  Les dîners sous la treille éclairée par la lampe à pétrole, les douches au jet d’eau sur la terrasse, les parties interminables d’indien avec son frère Paul et même l’insupportable dictée pour cause de mauvais temps enchantent les estivants.  Un jour toutefois, Marcel suit en secret son père et son oncle partis chasser.  La journée sera mémorable. Pagnol s’en donne à cœur joie pour nous raconter le silence de la colline, le bleu très vif d’oiseaux étincelants, les gorges abruptes… Marcel se perd et se retrouve dans la garrigue. L’aventure le fera grandir et « surprendre son père en plein flagrant délit d’humanité ». Il ne l’en aima que davantage et se mit à chanter au soleil.

Béatrice Peyrani

A télécharger

 

 

Pour l’amour des livres

Des premières lueurs de sa Bretagne natale à ses voyages à travers le monde, Michel Le Bris nous parle de ses livres coup de cœur, chinés dans ses librairies favorites, et nous révèle un insatiable appétit littéraire! 

Au bord du gouffre, sorti d’une salle de réanimation et encore endolori, Michel Le Bris souffre le martyre, ses jours sont comptés, il en est persuadé. Surtout, sa vision brouillée l’empêche de lire, insoutenable pour l’auteur prolifique, qui voit sa vie perdre tout son sens. Brusquement, tout s’écroule. Comment vivre sans écrire, sans l’amour des livres… « j’étais mort, pas physiquement peut-être, ou pas encore, mais comme écrivain ».

L’urgence de se raconter est né de cette frayeur-là. Peu à peu, l’esprit s’est reconnecté et les mots ont retrouvé leur maître. Sans eux, « je ne serais rien » avant de renchérir « je leur dois tout ». Pour l’amour des livres sera donc une déclaration sincère, une reconnaissance envers ceux qui l’ont aidé. Sa mère tout d’abord qui, en récompense de ses bons résultats scolaires, l’amena dans une librairie à Morlaix. Pour l’enfant s’ouvrait alors « la porte des merveilles ! ». Puis, il y a eu la générosité d’un instituteur qui lui donna accès – cadeau inestimable – à sa propre bibliothèque, sans restriction aucune, une vraie délectation pour ce jeune dévoreur de livres.

Sur les pas de Michel de Bris

Depuis son enfance dans le petit bourg de Plougarnou en Bretagne jusqu’aux confins de ce qu’il nomme le « Grand Dehors », les voyages de Michel de Bris ont toujours eu pour horizon les plus belles bibliothèques – au sommet l’ancienne Library of Trinity Collège à Dublin – et les librairies hors du commun. À Londres, il chine abondamment à Charing Cross, où s’agglutinent les incontournables enseignes de livres rares, pour repartir ruiné par l’acquisition des œuvres complètes de Joseph Conrad et de Robert Stevenson, ses auteurs de prédilection. « Vous devez envisager de faire jeûne un moment pour amortir le désastre financier », tempère-t-il, enivré par l’odeur du papier et des reliures en cuir. Loin d’être assouvi par une telle frénésie, il nous entraîne à Bruxelles à la Librairie Pêle-Mêle, royaume des livres d’occasion. Là, s’entassent à perte de vue des piles de pépites dans un désordre aléatoire. Avec patience et ténacité, on peut mettre la main sur l’improbable fascicule, le volume tant recherché. « Vous en ressortez hagard avec des airs de hibou empoussiéré » avertit Michel de Bris. Ce fin connaisseur partage aussi quelques adresses de libraires géniaux outre-Atlantique. Il a ses habitudes à Los Angeles et à San Francisco… On a hâte de retrouver la liberté.

L’amour de la littérature

Au-delà de ses errances littéraires, Michel Le Bris, tour à tour romancier, éditeur, philosophe, multiplie les initiatives autour du livre, sans lâcher l’écriture de ses propres ouvrages. Cet amour inconditionnel donnera naissance au lancement de collections de grands auteurs oubliés et à la création du festival Étonnants Voyageurs. Mais hélas, on ne le croisera pas cette saison dans les ruelles de Saint-Malo dont la trentième édition vient d’être annulée ! Un crève-cœur pour le romancier qui restera, nul doute, sur sa faim. En ces temps de bouleversements, on veut croire plus que jamais à sa devise « Nous sommes plus grands que nous ! »

Ann Bandle

Michel Le Bris
Pour l’amour des livres
Editions Grasset
Disponible également en numérique

La Méditerranée de Fernand Braudel


Jeune professeur d’histoire en 1939, il devait écrire sa thèse sur la Politique étrangère de Philippe II en Méditerranée au XVIème siècle. Mais la vie et la guerre en ont décidé autrement. Après la débâcle française, Fernand Braudel est fait prisonnier en Allemagne pendant cinq ans.  Il réussit grâce à sa seule et prodigieuse mémoire à rédiger ce qui allait devenir non plus un ouvrage sur les conquêtes du roi d’Espagne au XVIème siècle, mais un livre sur La Méditerranée, Philippe II devenant lui seulement une figure de second plan derrière la « mare nostrum ».

« Dans ce livre, les bateaux naviguent ; les vagues répètent leur chanson ; les vignerons descendent des collines de Cinque Terre, sur la Riviera génoise ; les olives sont gaulées en Provence et en Grèce ; les pêcheurs tirent leurs filets sur la lagune immobile de Venise ou dans les canaux de Djerba ; des charpentiers construisent des barques pareilles aujourd’hui à celles d’hier. Et cette fois encore, à les regarder nous sommes hors du temps. Ce que nous avons voulu tenter, c’est une rencontre constante du passé et du présent », prévient l’historien dans laquelle les personnages centraux ne sont plus des rois, des guerres et des événements politiques…mais la mer d’Homère, ses montagnes des Alpes aux Apenins, du Taurus aux Balkans, des Pyrénées à l’Atlas, ses champs d’oliviers, de vignes ou de blé, ses civilisations entassées les unes sur les autres.

De Naples à Cargèse

En ces temps de confinement, se plonger dans l’un des ouvrages phares d’un homme qui a magistralement réfléchi aux différents temps multiples de l’Histoire : brefs, longs, voir très longs qu’un même être humain peut appréhender au long de sa vie…prend tout son sens.

Alors pour rejoindre Naples, Carthage ou Constantinople et remonter le temps, quoi de mieux que de télécharger sur sa tablette (afin d’éviter d’encombrer les services postaux) La Méditerranée, la version numérique grand public de « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II », proposée et préfacée par un autre grand connaisseur du monde d’Homère, le professeur François Hartog dans la collection Champs Histoire chez Flammarion.

L’aventure peut alors commencer et tout défile sous la plume de Braudel, le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’islam turc en Yougoslavie. Berceau de trois grandes civilisations, la Méditerranée a accueilli la chrétienté, le monde orthodoxe et l’islam. Mais à ces trois religions monothéistes, il faut bien ajouter l’héritage des Grecs, des Romains, des Juifs, des Turcs. Qu’est-ce que la Méditerranée ? « Mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages. Non pas une mer mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres », poursuit l’auteur.

Voyager en Méditerranée

C’est forcément « rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l’ultramoderne, à côté de Venise faussement immobile, la lourde agglomération de Mestre ; à côté de la barque du pêcheur, qui est encore celle d’Ulysse, le chantier dévastateur des fonds marins et des énormes pétroliers ».

C’est aller à la rencontre de trois mondes, le chrétien, l’orthodoxe, l’islam, qui se sont transformés et les uns AVEC les autres ou CONTRE les autres. Pas étonnant si la cathédrale de Syracuse s’est installée dans le temple d’Athéna et celle de Palerme dans la grande mosquée.  Pas surprenant, si le petit village corse de Cargèse abrite l’une en face de l’autre une église catholique et une autre orthodoxe, bâtie par des Grecs de Vitylo en Laconie, fuyant les Ottomans au XVIIe siècle.

Revenir sur les rivalités de l’Occident, de l’Islam et de l’univers orthodoxe, c’est embarquer pour une passionnante méditation sur le cours du monde, la grandeur et décadence des civilisations. Au cours des siècles, la Méditerranée, centre du monde chez les Grecs, allait perdre de sa superbe, évincée par la découverte de l’Amérique en 1492, corsetée par les Anglais après le percement du canal de Suez, comme une voie express pour les Indes, avant que les États-Unis et l’Asie ne déportent une nouvelle fois le centre de gravité de la planète dans le Pacifique. Et pourtant le Monde Méditerranée a gardé son attrait. Des millions de touristes s’y pressent chaque année. Comme si chacun savait que nous ne pouvons pas vivre que des événements de notre présent. Comme si chacun sentait, qu’il est en fait le résultat de morceaux composites de différents âges. Comme si chacun avait finalement au fond de lui un peu de ces paysages d’Ulysse.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus:

Fernand Braudel, La Méditerranée, Précédé d’un entretien de François Hartog, Champs Histoire, Flammarion

 

 

 

Pour rêver:

Sylvain Tesson, Un été avec Homère, publié aux Éditions France Inter, Équateurs, parallèles.

 

 

Et à voir en ce moment sur Arte son magnifique documentaire, Dans le sillon d’Ulysse.

 Jean Giono, Naissance de l’Odyssée, chez Grasset.

 

Les Illusions perdues de Balzac

C’est à coup de nuits sans sommeil, de litres de café fort et brûlant, et harassé de dettes que Balzac écrit à un rythme effréné Illusions perdues. Ce roman volumineux et des plus extraordinaires, largement inspiré de sa propre vie, nous tient en haleine jusqu’à la dernière page.

« Je suis un galérien de plume et d’encre, un vrai marchand d’idées » disait Balzac qui réussissait l’exploit de publier plusieurs grandes œuvres par an. Avec cette même frénésie et grâce à des emprunts, il se lance dans l’acquisition d’une maison d’édition, d’une imprimerie et d’une fonderie à caractères qui se solde par un désastre financier. « Plaignez-moi, je travaille seize heures par jour et je dois encore cent mille francs ! »

De la réalité à la fiction

Si cette expérience s’avère malencontreuse pour l’écrivain, elle va nourrir en partie le récit des Illusions perdues. Car c’est précisément dans une imprimerie à Angoulême, petite ville de province, que commencent les aventures de Lucien Chardon, jeune poète au visage d’ange. Le novice rêve de réussite à une époque où Victor Hugo, Chateaubriand, ou encore Béranger culminent dans les esprits. Si ce n’est par son talent, Lucien est convaincu que son incroyable beauté va lui ouvrir les portes d’une existence moins rude. « Il avait les mains de l’homme bien né, des mains élégantes, à un signe desquelles les hommes doivent obéir et les femmes aiment à baiser… » nous dit l’auteur. A sa vue, la belle aristocrate, Mme de Bargeton, sensible aux arts et aux lettres, s’exalte au point d’inviter le poète à ses réceptions réservées au cercle restreint de la noblesse. Lucien, qui se fera bientôt appeler de Rubempré – nom emprunté à sa mère sur le conseil avisé de Mme de Bargeton – voyait dans ce rapprochement inespéré une échappatoire à ses misères. C’était sans compter les jalousies et le scandale qui obligèrent la reine d’Angoulême de s’exiler à Paris sans pour autant se départir de son poète. 

D’illusions en désillusions

A Paris, Lucien de Rubempré découvre une société bouillonnante où les intrigues meurtrières, les bassesses et les désillusions foisonnent. Accueilli par « ces petits saluts secs et froids par lesquels un homme en déconsidère un autre, en indiquant aux gens du monde la place infime qu’il occupe dans la société », le poète se ruine pour se donner des allures de dandy et dissimuler ses origines provinciales ou ses origines tout court, qui attisent le mépris des nobles Parisiens. Même Mme de Bargeton – sous une soudaine prise de conscience de ses égarements -, s’empresse de l’ignorer. Le jour où son talent sera enfin reconnu, il se promet naïvement de les « dompter ». En attendant, il court les maisons d’éditions pour faire publier ses poèmes, en vain. La faim au ventre et sans un sou, il se convertit au journalisme et tombe dans les bras de Coralie, jolie comédienne entretenue qui l’héberge dans son bel appartement. Là, on se dit que notre poète s’est tiré d’affaire, aimé, nourri, logé, habillé d’étoffes précieuses… Mais sous l’influence néfaste de prétendus amis, il s’abandonne aux agréments d’une vie d’abondance, de plaisirs et de luxe à outrance qui vont l’éloigner de son art pour in fine causer sa perte.

Sous l’œil scrupuleux de Balzac, les protagonistes des Illusions perdues sont décrits avec moult détails pouvant couvrir plusieurs pages sans pour autant lasser, usant parfois de métaphores originales. Les dialogues sont émouvants ou piquants, mais toujours subtils et pleins de finesse. Une fresque sans indulgence de la société au 19ème siècle et de ses intrigues, que l’écrivain peint avec génie sans jamais lâcher la tension !

Ann Bandle

La peste d’Albert Camus

Dès sa sortie en juin 1947, ce livre s’est arraché en librairie.  Étudié par des générations de lycéens en France, l’épidémie de Covid-19 rend La Peste incroyablement d’actualité. A retrouver d’urgence dans sa bibliothèque ou pour plus les plus jeunes : à télécharger version ebook sur son ordinateur !

« Les fléaux, en effet sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus ». Indifférence, incrédulité, puis panique. Albert Camus décrit comme dans une pièce en trois actes, les sentiments, qui vont saisir les habitants d’Oran, face au déferlement d’une épidémie. Une épidémie qu’ils mettront bien longtemps à vouloir désigner : la peste. Un mot que Camus a pourtant lui délibérément choisi comme le titre de son livre et qui peut toutefois être interprété aussi comme la métaphore de la peste nazie des récentes années de guerre.

A Oran, la ville choisie par Camus pour dérouler sa chronique, personne n’a vraiment senti venir la catastrophe. Avant le désastre, justement nous rappelle l’écrivain : les oranais étaient frénétiquement occupés à faire des affaires toute la semaine, s’octroyant seulement le week-end quelques distractions, comme les bains de mer et les sorties entre amis ou amoureux. Ils avaient peu le temps de réfléchir au fonctionnement du monde ou de s’attarder sur leurs voisins.

Seul face au ciel

Le narrateur du récit, le docteur Rieux tente de sauver un certain Michel, le concierge de son immeuble. Dans l’indifférence totale, cet homme humble et travailleur, s’était évertué ces derniers temps à chasser les rats, qui semblaient soudainement avoir pris possession du quartier. Pourtant c’est à peine si les résidents du quartier s’en étaient préoccupés. Même le  docteur Rieux n’avait rien remarqué, trop occupé par le prochain départ de sa femme, qui malade devait aller se reposer dans un sanatorium.

Toutefois, Rieux va devoir ouvrir les yeux, quand un matin, il reçoit la visite d’un consciencieux employé de la ville, Monsieur Grand, qui veut l’interroger sur cette étrange propagation des rongeurs dans la ville et de l’augmentation du nombre de décès qui en a suivi. Rieux va devoir se rendre à l’évidence, lui comme les autres. Il leur faut accepter de nommer le mal qui les menace. La peste était bien en train de faire basculer la ville dans l’horreur. La tragédie était palpable. Pourtant les hommes avaient voulu l’ignorer le plus longtemps possible ? Fallait-il leur en vouloir ? Les Oranais avaient oublié d’être modestes. Ils avaient cru les fléaux impossibles. Mais comment leur en vouloir ? « Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres… »

Après plusieurs tergiversations et devant la brutalité du nombre de morts, les autorités décident enfin de fermer les frontières de la cité. La quarantaine était d’actualité. Le 28 avril on « annonçait une collecte de huit mille rats environ et l’anxiété était à son comble dans la ville. On demandait des mesures radicales, on accusait les autorités et certains qui avaient des maisons au bord de mer, parlaient déjà de s’y retirer. »

Les choses paraissent un temps de se calmer avant de reprendre de plus belle. Les nombres de malades et des décès repartent en flèche, fauchant pauvres et riches, fonctionnaires, croyants et mécréants, pères, mères, enfants… « Chacun dut accepter de vivre au jour le jour, et seul en face du ciel. » Camus raconte le combat de Rieux et de quelques hommes de bonne volonté pour combattre le fléau et l’égoïsme ou la folie d’un plus grand nombre encore. Ils gagneront. Le message de Camus est clair: le mal peut-être vaincu si les hommes décident de s’unir et d’agir collectivement. Message d’espoir, la Peste de Camus n’en finit pas de nous éclairer sur notre présent.

Béatrice Peyrani

Lecture de La Peste à la Grande Librairie

Le Danube de Claudio Magris


Partir à la découverte du Danube : un voyage de quelques 3 000 kilomètres dans sa chambre en 556 pages. Une invitation irrésistible de Claudio Magris en cette étrange période de COVID-19. Pas de fausse excuse, prenons pour une fois le temps. Seul impératif : être prêt pour une épopée fantastique.

Des sources en Forêt-Noire à son delta en mer Noire, Claudio Magris nous emmène pour une grande aventure, tout au long du Danube. Quand il sort son ouvrage en 1986, les pays traversés lors de sa navigation par le romancier étaient alors moins nombreux. Le second plus long fleuve d’Europe traversait alors sept États : la République fédérale d’Allemagne, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie.

Depuis l’éclatement de l’Urss et de la Tchécoslovaquie (que Claudio Magris avait pressenti) ont redessiné la géographie politique des lieux: rajoutant sur la route officielle du Danube, cinq nouveaux États : Slovaquie, Croatie, Serbie, Moldavie, Ukraine. Et oui, « le Danube n’est pas le fleuve d’une pure race germanique, mais le fleuve de Vienne, de Bratislava, de Budapest, de la Dacie, symbole de cet empire des Habsbourg dont l’hymne était chanté en onze langues. »

Pour autant la poésie du livre, tout comme sa brillante érudition demeurent. Inaltérable, inoxydable, immortel, l’ouvrage n’a pas pris une ride, puisqu’il s’agit d’un chef d’œuvre, d’un vrai, d’un classique impérissable, dont chaque lecture conduit à de nouvelles découvertes. Pas étonnant, car Claudio Magris a plusieurs cordes à son arc. Le romancier, journaliste, critique, traducteur germaniste émérite, l’homme sait multiplier les rôles…et les prises de parole.

Donauechingen contre Furtwangen

En simple touriste, il court, comme un quidam en short et sac au dos, à la source initiale du Danube. Serait-ce à Donaueschingen ? Des générations d’écoliers l’ont appris ainsi. Et la plaque du parc de la résidence princière Fürstenberg, dont la bibliothèque du château renferme les fameux manuscrits de la Chanson des Nibelungen est formelle : « hier interspringt die Donau » (là où les eaux de la Brigach et la Breg se rencontrent naît le Danube). Capricieux, le fleuve pourtant pourrait être né aussi à quarante kilomètres à la ronde, à Furtwangen, à la seule source de la Breg, où un certain docteur Ludwig Öhrlein a fait graver (lui aussi !) dans les années 50 une autre plaque : « Ici naît la source principale du Danube, la Breg, à 1078 mètres d’altitude… » La querelle entre la noblesse féodale et le bourgeois de profession libérale a divisé de nombreux beaux esprits. Fi des rivalités touristico-mercantiles,  Magris continue son chemin à la découverte enchanteresse des paysages, châteaux et villes que l’immense fleuve va longer.

En route d’abord pour Ulm (avec son Danube encore jeune, son Musée du Pain et son quartier de Pêcheurs), puis les incontournables villes cartes postales, Passau, Linz, Vienne, où Magris jette un œil à la surprenante maison Wittgenstein, toute en « rationalité géométrique » faite pour ne pas y habiter…La Hongrie s’annonce bohême. Le voyageur gagne Budapest, où le Danube « coule, large et le vent du soir passe sur les terrasses en plein air des cafés, comme la respiration d’une vieille Europe qui se trouve peut-être aux franges du monde et ne produit plus de l’Histoire, mais se contente d’en consommer. » En territoire roumain, Magris musarde dans les ruelles pittoresques de Sibiu et se désole l’industrielle Tomis (où dans l’Antiquité fut exilé le poète Ovide). A croire que le fleuve n’en finit plus avant de s’échouer à Sulina. La ville connut son heure de gloire quand elle devint le siège de la Commission européenne du Danube de 1865 à 1935, avant de devenir après la Seconde guerre mondiale, une sévère zone frontière militarisée. Curieux de voir l’embouchure Claudio Magris se met le cap sur la mer.  « Le Danube, dument canalisé débouche dans la zone portuaire interdite aux personnes étrangères au service, il se perd en mer sous surveillance de la capitainerie. » Après quelques trois mille kilomètres ? Tout ça pour ça…

Ovide en Mer noire

En digne héritier de l’esprit de la Mittleuropa, sous la plume de Claudio Magris, né à Triestre, ville d’Italie, dont les cafés ressemblent si singulièrement à ceux de Vienne, le Danube devient surtout un parcours de mémoire. Au fil de ses pas, l’écrivain invite tous ceux (ou presque tant les références sont nombreuses !) qui autrefois l’ont précédé comme l’autrichien Joseph Roth, le roumain Paul Celan, ou encore ce  poète slovaque Milan Rufus : « La mort fait peur quand on la voit en face. Par derrière, elle est toute beauté, innocence… »

En humaniste, Magris s’émeut, s’éblouit, s’interroge et nous interroge.  Le bien, le mal, l’Histoire, la vie, la mort? Danube, voyage initiatique. Un début, une fin ? « Fais o Seigneur, que j’entre dans la mort comme le fleuve se jette à la mer, dit un ver de Biaggio Marin ». Nos vies fragiles, naissent et s’effacent comme dans un souffle, le long du Danube. Claudio Magris nous invite à les chérir plus que jamais.

Béatrice Peyrani

VERBATIM 1/ ANTI COVID  19 « Celui à qui la persuasion (définie comme la capacité de vivre l’instant fugace mais délicieux) fait défaut consume son être dans l’attente d’un résultat qui doit venir et ne vient jamais ». Claudio Magris, Danube.

 

Le Cristal de nos nuits


Dans son livre au titre évocateur, Frédéric Lamoth nous raconte plusieurs aventures à l’aube du Troisième Reich. Si les personnages sont réels, avertit l’auteur, leurs interactions avec les protagonistes sont purement imaginaires. 
Cependant, certaines mises en scène sont décrites avec une précision telle qu’elles transportent le lecteur sur les lieux mêmes où se déroule l’action.

Dès les premières lignes, nous voilà en 1932 dans l’ambiance feutrée du célèbre bar du Montreux Palace, bondé de clients anglais en villégiature durant la saison estivale. Des habitués que le jeune pianiste guette derrière son Steinway, l’oreille tendue, pour se distraire de la monotonie d’un répertoire répétitif. Rien n’échappe à sa curiosité et à son regard critique. Ni l’apparition soudaine de l’Allemand, un personnage singulier, ni celle de Monique, la nouvelle serveuse, dont il ne tarde pas à tomber amoureux sans oser se déclarer… jusqu’au jour où l’un et l’autre disparaissent. Pourtant, il aurait suffi d’un sourire, d’un geste ou d’un mot lâche-t-il avec regret « je n’ai pas pu, je n’ai pas osé aller à l’encontre du bon sens et de la raison. » Ils se reverront des années plus tard, mais on n’en dira pas plus.

Un dialogue de sourds

Parmi les autres nouvelles de l’ouvrage, l’écrivain rend un hommage poignant à Wilhelm Furtwängler, l’un des plus importants compositeurs – nommé à seulement 36 ans – chef d’orchestre du prestigieux Orchestre Philharmonique de Berlin. Affichant son mépris des mesures racistes, Furtwängler refuse de se plier au salut nazi face à un Hitler menaçant. Auparavant, en concert à Vienne, il exigea le retrait des oriflammes à croix gammées placardées sur les loges. Avec autant de courage que de détermination, il sauva la vie de nombreux artistes juifs tout en risquant la sienne. Considéré comme symbole de la culture allemande, il survécut quelque temps à l’impatience du Führer avant de s’enfuir en Suisse poursuivi par la Gestapo. Frédéric Lamoth entremêle subtilement la réalité des faits à la fiction pour pimenter, si besoin est, le tragique de son récit.

Dans l’intimité des vies

Au fil des pages, les histoires se succèdent avec chacune ses drames, ses rebondissements, ses blessures qui sont autant de témoignages de la Suisse durant la Deuxième Guerre Mondiale. Des vies chahutées, des destins brisés, le bruit assourdissant des bombes, les mots éclatent d’intensité. On pénètre dans l’intimité des personnages, tantôt avec effroi, tantôt avec admiration ou attendrissement. Durant cette période sombre, les événements baignés d’une atmosphère inéluctablement lugubre nous sont racontés avec émotion et beaucoup de talent, en quelques pages que l’on dévore d’une seule traite.

Entretenir la mémoire

En publiant Le Cristal de nos nuits, Frédéric Lamoth signe son septième roman. Né à Vevey d’une mère suisse et d’un père hongrois, on ne s’étonnera pas de voir figurer parmi ses ouvrages Les Sirènes de Budapest et de l’entendre affirmer : « je m’efforce d’aborder des sujets, d’entretenir la mémoire et la culture de ma région, de mon pays et de mes origines. » Pari réussi !

Ann Bandle

Le Cristal de nos nuits
Frédéric Lamoth
Bernard Campiche Editeur

 

 

Ils ont changé le monde sur le Léman

Voltaire, Rousseau, de Staël, Byron, Chateaubriand, Stendhal, Dumas, Flaubert, Hugo, Rolland. Ces dix auteurs sont venus entre 1754 et 1914 sur les bords du Léman. Pourquoi ? Pour échapper à la censure, à la prison, aux créanciers ou à la mort, ils ont quitté leur pays, la France ou l’Angleterre. Ils ont posé leurs valises quelques heures ou quelques années en Suisse. Là, dans ce pays entre lacs et montagnes, ils ont retrouvé la santé, la liberté ou l’inspiration. Ils ont respiré à pleins poumons l’air frais du Saint Bernard. Ils ont repris leur envol, reconquis leur plume et réinventé le monde. Malgré les doutes, malgré les déchirures, car l’exil dixit Hugo, « ce n’est pas rien et ceux, qui le croient, se trompent ».

Voltaire et Rousseau, frères ennemis

A Genève, à Lausanne ou Clarens, Voltaire avec son Traité sur la tolérance, puis Rousseau, avec le Contrat Social vont diriger l’opinion pendant un siècle. A coup de factums et de traités, les deux philosophes et  bientôt frères ennemis précipiteront la chute de la Monarchie en 1789. Mais entre deux pamphlets, ils n’en oublient pas moins de célébrer la splendeur des rives du Léman, la délicatesse de ses côtes, la magie de ses couchers de soleil. Physiocrate ou écologiste avant l’heure, Voltaire finance des agriculteurs à Ferney et monte des pièces de théâtre à Lausanne. Rousseau herborise à Clarens pour purger son âme avant de connaître l’enfer à Genève et de partir se réfugier à Londres.  En 1793, coup de tonnerre à Paris, l’exécution de Louis XVI déplace la capitale des Lumières de Paris au château de Coppet où Germaine de Staël reçoit les plus beaux esprits européens. Châteaubriand y rencontre sa belle Juliette (Récamier) et se réfugie plusieurs fois en Suisse pour échapper aux geôles françaises. Régime constitutionnel, suffrage universel, droit de vote feront les belles soirées de Coppet entre amours rêvées ou perdues, avant de redessiner la carte du monde.

ILS ONT CHANGÉ LE MONDE SUR LE LÉMAN
Auteurs : Béatrice Peyrani et Ann Bandle
Paru aux éditions Slatkine – janvier 2020
A commander :
En Suisse : Editions Slatkine 
A l’étranger : www.fnac.fr   et www.Decitre.fr

Victor Hugo, Stendhal, Dumas en pèlerinage

Plus tard, le poète Byron, corseté dans l’Angleterre Victorienne renaitra à Chillon, tel le phénix des eaux de Vevey. Lui aussi comme Voltaire et Rousseau, s’enthousiasme pour la nature idyllique des paysages suisses. Éclectique, il se passionne pour les héros romantique du Pays de Vaud, mais apprécie aussi l’amabilité de ses vins, qui se boit frais comme l’eau des glaciers ! La Byronmania a frappé et avec lui la ruée vers la riviera romande. De 1840 à 1850, près d’une cinquantaine d’ouvrages sur la Suisse sortent chaque année.  Victor Hugo, Stendhal, Dumas, héros du romantisme viennent en pèlerinage. L’âge d’or des palaces suisses commence. Les touristes du monde entier se pressent chaque année pour découvrir le Rigi, les lacs de l’Engadine ou du Léman. Si celles-ci sont idylliques, c’est pourtant de ces mêmes rivages qu’en 1869, à la veille d’une nouvelle révolution en France, que le Père des Misérables en appelle à la création des États Unis d’Europe. Ultime recours pour éviter le chaos ?  Déjà les empires autocratiques du Vieux Continent s’enfoncent dans la paralysie. Et c’est bien dans la capitale vaudoise, comme dans un ilot de sagesse au milieu du tumulte grandissant que le Congrès de la Paix bataille pour la fraternité entre les hommes.

Redécouvrir leur séjour en Suisse

Oui, de Vevey à Coppet, de Lausanne à Genève, Voltaire, Rousseau, De Staël, Byron, Chateaubriand, Stendhal, Flaubert, Dumas, Rolland, ces exilés ont voulu changer le monde.

Redécouvrir les circonstances de leur séjour en Suisse, emprunter la route de leur exil, cheminer sur leurs pas de Ferney au Col du Saint-Gothard, c’est retrouver en leur compagnie, au fil de leurs écrits plus actuels que jamais, leur amour pour la nature et le goût de la liberté qu’ils nous ont légué pour l’éternité.

Critiques du livre « Ils ont changé le monde sur le Léman »:

« Pour tout dire, les aventures de Voltaire, de Rousseau et autre Byron sur le bord du Léman se dévorent comme un roman…» Cécile Lecoultre, 24 Heures

« S’il devient difficile de trouver des faits inédits dans ce registre, les chercheuses mettent néanmoins en avant des épisodes qui dépassent l’anecdote… » Cécile Lecoultre, Tribune de Genève

« Autant de biographies bien documentées, remarquablement illustrées qui rendent justice à une région et à ses hôtes illustres, tant leur influence littéraire, politique ou philosophique a marqué la modernité. Le Léman fut pour certains terre d’accueil et de repos, pour d’autres terre d’exil, donc de refuge, enfin pour une minorité bain de jouvence et de santé. » Christian Ciocca, RTS

« A quatre mains, Béatrice et Ann Bandle invitent à un passionnant voyage autour du Léman sur les pas d’une dizaine d’écrivains… elles n’auraient pu faire un meilleur choix ! » ParisMatch Suisse

« Le livre, intéressant et de lecture agréable,… présente chaque fois un résumé de la vie des écrivains concernés, offre un bon rappel de leur biographie, de leur oeuvre et de leur rayonnement intellectuel…» Pierre Jeanneret, Domaine Public

« Béatrice Peyrani et Ann Bandle ont uni leur talent, et leur amour du Léman, dans un ouvrage dont les héros ont pour nom Voltaire et Rousseau, Mme de Staël et Chateaubriand, Hugo et Byron, Dumas, Stendhal, Flaubert et Romain Rolland…. » La Croix

« Cette étude captivante par son rythme alerte et un choix judicieux des épisodes narrés nous dévoile une époque où les rives du Léman se voulait une terre d’asile poru les penseurs persécutés… » Nicolas Quinche, historien Journal La Côte

« Ce livre donne envie de mettre ses pas dans les leurs pour faire le tour du lac en commençant par Genève, en passant par Coppet, Lausanne, Vevey, le château de Chillon et Villeneuve, il incite également à lire ou relire ces auteurs… » Le blog de Francis RIchard

«  Sans doute voit-on moins les beautés paysagères ou culturelles lorsqu’on les a sans cesse devant les yeux… Aussi est-il salutaire (et fort agréable) que deux femmes de lettres venues de loin nous rappellent à quel point les rives du Léman ont compté dans le passé intellectuel et littéraire de l’Europe. Un régal ! » Marie-Claire – Culture Livres

« Léman und Literatur: eine wunderbare und wanderbare Beziehung. Zwei Frauen begleiten uns diesmal… Die beiden Autorinnen schildern ausführlich und spannend Leben und Werk der neun Schriftsteller und der einen Schriftstellerin, und wie der Genfer See sozusagen als Katalysator in beide Richtungen gewirkt hat. Aber nicht nur der See, sondern überhaupt die Schweiz.» Bergliteratur

« En moins de 300 pages, le lecteur voyage au long de deux siècles dans le cœur intellectuel de l’Europe…. les éditions Slatkine proposent un livre qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques.» Webliterra

« Voici un livre passionnant et surprenant sur l’histoire littéraire durant près de deux siècles, du milieu du dix-huitième à la première moitié du vingtième siècle. Il est très dense et très documenté, appelé à devenir une référence sur le sujet. J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre passionnant et je le recommande chaleureusement. Il est très instructif et fouillé mais reste accessible et très agréable à lire, avec de belles illustrations d’époque…» L’île aux 3o polars,  Patricia Mathey, Babelio

Critiques des lecteurs « Ils ont changé le monde sur le Léman »:

« La lecture de cet essai est plaisante, qu’elle soit continue ou « picorée ». Elle est instructive sans être rébarbative… L’évocation de paysages majestueux incite également à mettre nos pas dans ceux des auteurs pour partager encore des années plus tard leur émotion face à la nature lacustre et alpine…» Valerielle, Babelio

ILS ONT CHANGÉ LE MONDE SUR LE LÉMAN
Auteurs : Béatrice Peyrani et Ann Bandle
Paru aux éditions Slatkine – janvier 2020
A commander :
En Suisse : Editions Slatkine 
A l’étranger : www.fnac.fr   et www.Decitre.fr