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Cinq questions à Brigitte Violier, auteure de Benoît Violier, Du cœur aux étoiles

Brigitte Violier – Créapartage

A l’occasion de la sortie de Benoît Violier, du coeur aux étoiles, Damier vous propose un entretien avec son auteure Brigitte Violier qui signe un livre  pudique et plein de délicatesse. Un ouvrage qui rend hommage à la beauté de la vie et à l’amour, malgré les douleurs et les peines.

Damier :  En 2016, alors que tout semblait lui réussir, votre mari chef triplement étoilé du restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier a mis brutalement fin à ses jours, vous laissant vous et votre jeune fils dans un état de choc indescriptible. Malgré la douleur toujours prégnante, vous avez écrit ce livre sur l’incroyable destin de Benoît Violier, son parcours impressionnant (qui le mène d’un apprentissage à Pérignac à Paris aux cuisines des restaurants les plus prestigieux – Jamin chez Robuchon, au Ritz, à la Tour d’Argent….), son ambition de devenir meilleur ouvrier de France avant ses 40 ans et aussi votre rencontre avec lui en 1995. Quelle place l’amour a-t-il occupé dans votre vie, dans vos vies?

Brigitte Violier :  L’amour, c’est ma valeur forte, je fais tout avec le cœur, cela a guidé ma vie depuis l’enfance.  L’amour c’était une évidence quand j’ai rencontré Benoît, quand il m’a parlé de son amour du métier, de sa passion pour le travail bien fait, de sa recherche incessante pour l’excellence. L’amour a été au cœur de nos vies.

Damier : Pourtant en décembre 1995, quand vous le croisez pour la première fois à Courchevel, lors d’un dîner professionnel, ce n’est pas- pour vous un coup de foudre ?

Brigitte Violier : Oui c’est vrai, la première fois que je l’ai rencontré je n’ai pas eu …de coup de foudre. Je crois que j’étais peut- être trop impressionnée, à 26 ans Benoît semblait déjà tellement savoir ce qu’il voulait être, devenir le plus jeune …meilleur ouvrier de France, diriger un trois étoiles avant ses 40 ans , il  me semblait aussi avoir vécu déjà tellement de choses – il s’était déjà fait un nom à …Paris – il avait même officié dans les cuisines de Bercy, lorsque Nicolas Sarkozy dirigeait le Ministère des Finances, il venait d’une famille nombreuse et ensoleillée, lui, le dernier garçon d’une joyeuse fratrie de sept enfants, alors que moi j’étais la fille unique et solitaire de parents divorcés – tous deux travailleurs saisonniers.

Damier : Pourtant huit mois plus tard, Benoit revient à Courchevel et là après un premier déjeuner en tête à tête le 1er janvier 1997, vous êtes conquise ?

Brigitte Violier : Je me souviens qu’il neigeait sur Courchevel ce jour là et que nous étions déjà tous les deux dans notre bulle. Je suis effectivement sous le charme, je ne vois plus les autres convives du restaurant. Son tempérament, son appétit de croquer la vie à pleines dent me séduisent, autant peut- être que mon esprit d’indépendance et de liberté le questionne. Nous nous quittons ce jour là avec la certitude de nous revoir vite…

Damier : Vous allez vous revoir effectivement et commencer une grande histoire d’amour. Par amour, vous quittez vos chères Alpes françaises en 1999 pour vous installer en Suisse avec Benoît. Vous démarrez une nouvelle carrière prometteuse chez Sisley à Genève. Votre mari va pourtant vous demander de travailler avec lui au restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier dont il doit bientôt prendre la direction, en 2012. C’était un geste d’amour et aussi une évidence pour vous?

Brigitte Violier : Oui l’ amour est le cœur de l’intuition, il a guidé toutes mes décisions. J’ai découvert la Suisse grâce à Benoît, par amour je m’y suis installée, avec l’arrivée de notre fils Romain, l’amour a pris une autre dimension et par amour j’ai embrassé le monde de la gastronomie.

Je me suis posée évidemment beaucoup de questions sur ce que je devais y faire et comment y être légitime. J’étais imposée par Benoît parce qu’il pensait que j’étais la personne qui devait absolument être à ses côtés. Nous avons ré-ouvert le restaurant de Crissier après des travaux en septembre 2012. Au début j’étais un peu en observation parce qu’il fallait apprendre à travailler avec une brigade essentiellement masculine et à l’organisation très hiérarchisée et très codée. Quand j’étais en salle, les clients me disaient souvent que j’étais courageuse – quel défi de prendre la succession avec Benoît du fameux restaurant de l’hôtel de Ville de Crissier ! C’était courageux et peut-être téméraires pour deux français bientôt naturalisés suisses (ce sera fait en 2014 !) de prendre les commandes d’un établissement devenu sous la houlette de Frédy Girardet et Philippe Rochat, une institution ! Dans la foulée, le Guide Michelin a confirmé les trois étoiles du restaurant avec le nom de Benoît Violier. En 2013, le Gault et Millau le consacre Cuisinier de l’année. C’était un démarrage  et une reconnaissance fulgurants pour Benoît, un succès incroyable, avec  plus de 3 000 demandes de réservation… par jour. Je comprends mieux alors pourquoi Philippe Rochat souhaitait me voir aux côtés de mon mari pour gérer un tel succès et… une telle pression.

Damier : Aujourd’hui presque dix ans plus tard, comment jugez vous ces moments heureux, de gloire, de succès mais aussi de larmes ?

Brigitte Violier : Après la mort de Benoît, j’ai entrepris une longue et douloureuse psychanalyse, j’ai compris que j’avais croisé le destin d’un être unique perfectionniste, exigeant et j’ai accepté aussi que la Brigitte qui travaillait aux côtés de Benoît s’efforçait de répondre à des exigences impossibles à satisfaire. Une maladie sourde avait rongé Benoît mais nous l’avions ignoré l’un et l’autre, sans comprendre que derrière une apparente réussite se cache souvent trop de sacrifices et de renoncements.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

Brigitte Violier participera à une conférence organisée par Lausanne Accueil le mardi 20 février 2024 au Millenium de Crissier à 17h45.

 

Les références du livre :

Benoît Violier

Benoît Violier, du cœur aux étoiles aux éditions Glénat, à noter aussi que Brigitte Violier , comme on effeuille les pétales d’une marguerite, glisse dans son récit après chaque chapitre une recette de cuisine, évocatrice de ses plus jolis souvenirs de famille.

Les éditions Glénathttp://www.glenat.com

On ne vit que deux fois

Made in Korea, le nouveau livre de la romancière suisse Laure Mi Hyun Croset est aussi drôle que grave, émouvant qu’enthousiasmant. A lire d’urgence. 

Il était une fois un garçon de trente ans peut-être, un geek parisien, qui ne sort plus guère de sa chambre. Développeur de jeux et créateur de mondes virtuels, il se nourrit d’images et de junk food. Ainsi pourrait continuer sa vie, dont il a strictement limité les interactions sociales,  réservant quelques rares coups de fils à ses parents, le dimanche. Sa vie est elle belle, rose ou grise ?

C’est finalement sans importance jusqu’au jour où le docteur Alix Rivière lui assigne une terrible vérité : sans changement drastique d’hygiène de vie, ce garçon diabétique et sans doute obèse met sa vie en danger. Branle bas de combat, le jeune homme s’impose une décision radicale : il va partir en Corée du Sud. Un pays dont il ignore tout puisqu’il l’a quitté à l’âge de deux ans pour être adopté en Europe, tout comme d’ailleurs l’autrice Laure Mi Hyun qui partage avec son personnage la même odyssée familiale.

Pourtant n’allez pas croire que le héros de Made in Korea soudain torturé par une quête identitaire entend se précipiter à la rechercher de ses parents biologiques. Que neni, comme il l’assure à ses chers parents …adoptifs il souhaite aller  à Séoul  tout simplement pour y apprendre le taekwondo. Le taekwondo ?  Un art martial d’origine sud koréenne dont le nom peut se traduire par « La voie des pieds et des poings », qui se pratique sans arme et promet à ses adeptes de renforcer la maîtrise de son esprit grâce aux mouvements de combat.  Le jeune protagoniste de Made in Korea espère aussi profiter de son périple pour s’initier à la saine diététique de ce pays qui semble si bien réussir à ses seniors.

L’expérience de la frugalité

Notre héros s’achète un billet d’avion en business classe et décide de trouver une chambre dans l’une de ces vieilles pensions du centre de Séoul où il pourrait «  dormir sur un sol chauffé par un système très répandu en Corée, pour une somme modique. Il veut désormais expérimenter la frugalité. », lui qui a tant vécu au royaume du gras et du sucré.  Avec l’humour et la finesse qui caractérise sa plume Laure Mi Hyun Croset nous raconte les tribulations d’un jeune français qui  reprend goût à la vie, grâce aux bonnes rencontres qui savent faire changer le sens des rivières ! Avec Tim, l’étudiant irlandais, « le gars le plus empathique et bienveillant qu’il avait rencontré », venu comme lui apprendre le taekwondo, l’ex parisien solitaire va découvrir les joyeux quartiers de Séoul (Hongdae, Hongik, Gangnam, Itaewon…), humer les fumées d’une marmite de poissons, courir les temples. Made in Korea est drôle et jubilatoire, comme le précédent roman de Laure Mi Hyun Croset Le Beau Monde, paru il y a quelques années chez Albin Michel, avec peut-être quelques grains d’optimisme en plus ! Et tant mieux ! On ne va pas bouder notre plaisir de savourer Made in Korea, tant l’auteure n’a pas son pareil pour narrer cette belle allégorie d’une renaissance aussi inattendue que poétique.

Béatrice Peyrani

Made in Korea de Laure Mi Hyun Croset, publié chez bsn.okama -Uppercut Roman

La Gloire de mon père


Après deux mois de confinement, la Provence vous manque, tout comme le chant des cigales. Plongez dans « La Gloire de mon père » de Marcel Pagnol et vous serez transportés dans le Pays d’Aubagne, sous le soleil très exactement. Un régal…

 « Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers ». Ainsi commence « La Gloire de mon père », de Marcel Pagnol. L’amour de la Provence, la poésie, l’humour, la nostalgie, la tendresse, la simplicité. Le Garlaban est une montagne et de mémoire d’homme, personne n’a jamais vu une colline entourée de chèvres !

Mais la phase sonne si bien, l’image si vivante que le lecteur est déjà transporté dans la garrigue odorante des thyms et farigoulettes en fleurs. En à peine deux lignes, tout ce qui fait le sel et le plaisir de lire ou de relire l’écrivain affleure déjà.  Auteur de pièces de théâtre à succès (Topaze, Marius, Fanny), pionnier du cinéma parlant (avec les mémorables chefs d’œuvres, César, La Femme du boulanger, Le Schpountz, la Fille du Puisatier…), Marcel Pagnol a écrit ses souvenirs d’enfance, à l’âge de 62 ans, alors qu’il était couvert de succès et de gloire. Depuis dix ans déjà, il siège à l’Académie Française, parmi les immortels.  La Gloire de mon père et le Château de ma mère, qu’il publie la même année, en 1957, lui attire la correspondance et l’admiration de milliers enfants au point que Marcel Pagnol, parait-il, pour ne pas choquer ces petites âmes innocentes (et peut être aussi pris par trop de projets) préféra retarder la publication Le Temps des amours, qui ne furent édités finalement qu’à titre posthume. Belle délicatesse d’une autre époque !

Un guéridon merveilleux

Pourtant mieux vaut ne pas ne pas s’y méprendre : La Gloire de mon père n’est pas seulement un livre pour enfants. C’est un roman qu’on a plaisir à lire de 10 à 100 ans. L’histoire raconte les premières années de Marcel. Mi autobiographiques, mi-romancées sans doute aussi.  La naissance à Aubagne, les premières années à l’école communale de Marseille, où son père Joseph est nommé instituteur titulaire en 1900, le Parc Borély où sa tante Rose l’emmène faire du vélo et lui présente Jules, qui deviendra bientôt pour Marcel le charismatique oncle Jules, catholique fervent, à l’accent rocailleux du Sud Ouest.

De quoi alimenter de belles discussions avec Joseph, hussard de la République et laïc impénitent. Mais pour le plus grand bonheur de tous et la santé fragile d’Auguste (la maman de Marcel), Jules, Rose et Joseph savent faire taire leurs divergences d’opinion pour ne garder que le bonheur d’être ensemble. Ils décident de louer en commun une grande maison au- dessus d’Aubagne et en direction d’Aix : La Bastide-Neuve. Une villa où ils pourront passer les grandes vacances, celle de Noël et de Pâques. Louée vide, la maison doit accueillir une belle cargaison de meubles achetés chez un brocanteur et que Joseph et Marcel ont retapée avec soin durant des mois. « Chaque soir, à six heures, je sortais de l’école avec lui ; nous rentrions à la maison en parlant de nos travaux et nous achetions en chemin de petites choses oubliées : de la colle de menuiserie, des vis, un pot de peinture… ». Augustine émerveillée ne se lasse pas d’admirer la beauté du guéridon, de la commode et des autres merveilles que le père et le fils ont rafistolés avec autant de talent que d’amour.

Une eau limpide et fraîche

Enfin, le moment tant attendu arrive. La petite troupe se met en mouvement pour gagner la villégiature. Une véritable expédition. Il faut prendre le tramway puis marcher plusieurs heures. Le déménagement lui est acheminé par une charrette conduite par un mulet et un paysan du coin. Les chemins sinueux s’aventurent entre deux murailles de pierres cuites sous un soleil ardent. Mais le goûter est joyeux : pain craquant et doré, saucisson et l’orange désaltérante à souhait. Augustine trouve la route longue, à pied.

Comment feront-ils quand il faudra amener des provisions ? « Nous sommes trois hommes » répond le petit Paul, « Maman, tu ne porteras rien », assure le jeune garçon, tandis que Joseph jure mordicus qu’avec le progrès prévisible, le tramway arrivera bien dans moins de six mois à La Croix, c’est-à-dire à moins d’une heure de marche de leur point de destination.  A la prophétie paternelle, Marcel voit déjà jaillir les rails de l’herbe et le grondement du tramway.

En attendant, les vacanciers font taire leur impatience et admirent le petit village de la Treille qui apparait enfin. Ils touchent presqu’au but.  « Alors commença la féerie et je sentis naître un amour qui allait durer toute ma vie. Un immense paysage en demi-cercle montait devant moi jusqu’au ciel », écrit Marcel Pagnol. La Bastide Neuve est en vue. La bâtisse « qui était neuve depuis bien longtemps », est en fait un petit mas à demi caché par un figuier dans un désert de garrigue, un peu rustique.  Mais c’est l’asile des grandes vacances, de la liberté et de la fraternité.  La maison a le luxe incroyable pour l’époque (autour de 1904) d’avoir l’eau courante. « Je ne compris que plus tard, le miracle de ce robinet : depuis la fontaine du village jusqu’aux lointains sommets de l’Etoile, c’était le pays de la soif : sur vingt kilomètres, on ne rencontrait qu’une douzaine de puits… », raconte Marcel Pagnol. Des puits dont la majorité étaient à secs dès le mois de mai. C’est dire, si la villa louée par la famille de Marcel fait figure de villa extraordinaire, avec « son Robinet du Progrès » !  Les dîners sous la treille éclairée par la lampe à pétrole, les douches au jet d’eau sur la terrasse, les parties interminables d’indien avec son frère Paul et même l’insupportable dictée pour cause de mauvais temps enchantent les estivants.  Un jour toutefois, Marcel suit en secret son père et son oncle partis chasser.  La journée sera mémorable. Pagnol s’en donne à cœur joie pour nous raconter le silence de la colline, le bleu très vif d’oiseaux étincelants, les gorges abruptes… Marcel se perd et se retrouve dans la garrigue. L’aventure le fera grandir et « surprendre son père en plein flagrant délit d’humanité ». Il ne l’en aima que davantage et se mit à chanter au soleil.

Béatrice Peyrani

A télécharger

 

 

La Méditerranée de Fernand Braudel


Jeune professeur d’histoire en 1939, il devait écrire sa thèse sur la Politique étrangère de Philippe II en Méditerranée au XVIème siècle. Mais la vie et la guerre en ont décidé autrement. Après la débâcle française, Fernand Braudel est fait prisonnier en Allemagne pendant cinq ans.  Il réussit grâce à sa seule et prodigieuse mémoire à rédiger ce qui allait devenir non plus un ouvrage sur les conquêtes du roi d’Espagne au XVIème siècle, mais un livre sur La Méditerranée, Philippe II devenant lui seulement une figure de second plan derrière la « mare nostrum ».

« Dans ce livre, les bateaux naviguent ; les vagues répètent leur chanson ; les vignerons descendent des collines de Cinque Terre, sur la Riviera génoise ; les olives sont gaulées en Provence et en Grèce ; les pêcheurs tirent leurs filets sur la lagune immobile de Venise ou dans les canaux de Djerba ; des charpentiers construisent des barques pareilles aujourd’hui à celles d’hier. Et cette fois encore, à les regarder nous sommes hors du temps. Ce que nous avons voulu tenter, c’est une rencontre constante du passé et du présent », prévient l’historien dans laquelle les personnages centraux ne sont plus des rois, des guerres et des événements politiques…mais la mer d’Homère, ses montagnes des Alpes aux Apenins, du Taurus aux Balkans, des Pyrénées à l’Atlas, ses champs d’oliviers, de vignes ou de blé, ses civilisations entassées les unes sur les autres.

De Naples à Cargèse

En ces temps de confinement, se plonger dans l’un des ouvrages phares d’un homme qui a magistralement réfléchi aux différents temps multiples de l’Histoire : brefs, longs, voir très longs qu’un même être humain peut appréhender au long de sa vie…prend tout son sens.

Alors pour rejoindre Naples, Carthage ou Constantinople et remonter le temps, quoi de mieux que de télécharger sur sa tablette (afin d’éviter d’encombrer les services postaux) La Méditerranée, la version numérique grand public de « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II », proposée et préfacée par un autre grand connaisseur du monde d’Homère, le professeur François Hartog dans la collection Champs Histoire chez Flammarion.

L’aventure peut alors commencer et tout défile sous la plume de Braudel, le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’islam turc en Yougoslavie. Berceau de trois grandes civilisations, la Méditerranée a accueilli la chrétienté, le monde orthodoxe et l’islam. Mais à ces trois religions monothéistes, il faut bien ajouter l’héritage des Grecs, des Romains, des Juifs, des Turcs. Qu’est-ce que la Méditerranée ? « Mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages. Non pas une mer mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres », poursuit l’auteur.

Voyager en Méditerranée

C’est forcément « rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l’ultramoderne, à côté de Venise faussement immobile, la lourde agglomération de Mestre ; à côté de la barque du pêcheur, qui est encore celle d’Ulysse, le chantier dévastateur des fonds marins et des énormes pétroliers ».

C’est aller à la rencontre de trois mondes, le chrétien, l’orthodoxe, l’islam, qui se sont transformés et les uns AVEC les autres ou CONTRE les autres. Pas étonnant si la cathédrale de Syracuse s’est installée dans le temple d’Athéna et celle de Palerme dans la grande mosquée.  Pas surprenant, si le petit village corse de Cargèse abrite l’une en face de l’autre une église catholique et une autre orthodoxe, bâtie par des Grecs de Vitylo en Laconie, fuyant les Ottomans au XVIIe siècle.

Revenir sur les rivalités de l’Occident, de l’Islam et de l’univers orthodoxe, c’est embarquer pour une passionnante méditation sur le cours du monde, la grandeur et décadence des civilisations. Au cours des siècles, la Méditerranée, centre du monde chez les Grecs, allait perdre de sa superbe, évincée par la découverte de l’Amérique en 1492, corsetée par les Anglais après le percement du canal de Suez, comme une voie express pour les Indes, avant que les États-Unis et l’Asie ne déportent une nouvelle fois le centre de gravité de la planète dans le Pacifique. Et pourtant le Monde Méditerranée a gardé son attrait. Des millions de touristes s’y pressent chaque année. Comme si chacun savait que nous ne pouvons pas vivre que des événements de notre présent. Comme si chacun sentait, qu’il est en fait le résultat de morceaux composites de différents âges. Comme si chacun avait finalement au fond de lui un peu de ces paysages d’Ulysse.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus:

Fernand Braudel, La Méditerranée, Précédé d’un entretien de François Hartog, Champs Histoire, Flammarion

 

 

 

Pour rêver:

Sylvain Tesson, Un été avec Homère, publié aux Éditions France Inter, Équateurs, parallèles.

 

 

Et à voir en ce moment sur Arte son magnifique documentaire, Dans le sillon d’Ulysse.

 Jean Giono, Naissance de l’Odyssée, chez Grasset.

 

Les Illusions perdues de Balzac

C’est à coup de nuits sans sommeil, de litres de café fort et brûlant, et harassé de dettes que Balzac écrit à un rythme effréné Illusions perdues. Ce roman volumineux et des plus extraordinaires, largement inspiré de sa propre vie, nous tient en haleine jusqu’à la dernière page.

« Je suis un galérien de plume et d’encre, un vrai marchand d’idées » disait Balzac qui réussissait l’exploit de publier plusieurs grandes œuvres par an. Avec cette même frénésie et grâce à des emprunts, il se lance dans l’acquisition d’une maison d’édition, d’une imprimerie et d’une fonderie à caractères qui se solde par un désastre financier. « Plaignez-moi, je travaille seize heures par jour et je dois encore cent mille francs ! »

De la réalité à la fiction

Si cette expérience s’avère malencontreuse pour l’écrivain, elle va nourrir en partie le récit des Illusions perdues. Car c’est précisément dans une imprimerie à Angoulême, petite ville de province, que commencent les aventures de Lucien Chardon, jeune poète au visage d’ange. Le novice rêve de réussite à une époque où Victor Hugo, Chateaubriand, ou encore Béranger culminent dans les esprits. Si ce n’est par son talent, Lucien est convaincu que son incroyable beauté va lui ouvrir les portes d’une existence moins rude. « Il avait les mains de l’homme bien né, des mains élégantes, à un signe desquelles les hommes doivent obéir et les femmes aiment à baiser… » nous dit l’auteur. A sa vue, la belle aristocrate, Mme de Bargeton, sensible aux arts et aux lettres, s’exalte au point d’inviter le poète à ses réceptions réservées au cercle restreint de la noblesse. Lucien, qui se fera bientôt appeler de Rubempré – nom emprunté à sa mère sur le conseil avisé de Mme de Bargeton – voyait dans ce rapprochement inespéré une échappatoire à ses misères. C’était sans compter les jalousies et le scandale qui obligèrent la reine d’Angoulême de s’exiler à Paris sans pour autant se départir de son poète. 

D’illusions en désillusions

A Paris, Lucien de Rubempré découvre une société bouillonnante où les intrigues meurtrières, les bassesses et les désillusions foisonnent. Accueilli par « ces petits saluts secs et froids par lesquels un homme en déconsidère un autre, en indiquant aux gens du monde la place infime qu’il occupe dans la société », le poète se ruine pour se donner des allures de dandy et dissimuler ses origines provinciales ou ses origines tout court, qui attisent le mépris des nobles Parisiens. Même Mme de Bargeton – sous une soudaine prise de conscience de ses égarements -, s’empresse de l’ignorer. Le jour où son talent sera enfin reconnu, il se promet naïvement de les « dompter ». En attendant, il court les maisons d’éditions pour faire publier ses poèmes, en vain. La faim au ventre et sans un sou, il se convertit au journalisme et tombe dans les bras de Coralie, jolie comédienne entretenue qui l’héberge dans son bel appartement. Là, on se dit que notre poète s’est tiré d’affaire, aimé, nourri, logé, habillé d’étoffes précieuses… Mais sous l’influence néfaste de prétendus amis, il s’abandonne aux agréments d’une vie d’abondance, de plaisirs et de luxe à outrance qui vont l’éloigner de son art pour in fine causer sa perte.

Sous l’œil scrupuleux de Balzac, les protagonistes des Illusions perdues sont décrits avec moult détails pouvant couvrir plusieurs pages sans pour autant lasser, usant parfois de métaphores originales. Les dialogues sont émouvants ou piquants, mais toujours subtils et pleins de finesse. Une fresque sans indulgence de la société au 19ème siècle et de ses intrigues, que l’écrivain peint avec génie sans jamais lâcher la tension !

Ann Bandle

La peste d’Albert Camus

Dès sa sortie en juin 1947, ce livre s’est arraché en librairie.  Étudié par des générations de lycéens en France, l’épidémie de Covid-19 rend La Peste incroyablement d’actualité. A retrouver d’urgence dans sa bibliothèque ou pour plus les plus jeunes : à télécharger version ebook sur son ordinateur !

« Les fléaux, en effet sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus ». Indifférence, incrédulité, puis panique. Albert Camus décrit comme dans une pièce en trois actes, les sentiments, qui vont saisir les habitants d’Oran, face au déferlement d’une épidémie. Une épidémie qu’ils mettront bien longtemps à vouloir désigner : la peste. Un mot que Camus a pourtant lui délibérément choisi comme le titre de son livre et qui peut toutefois être interprété aussi comme la métaphore de la peste nazie des récentes années de guerre.

A Oran, la ville choisie par Camus pour dérouler sa chronique, personne n’a vraiment senti venir la catastrophe. Avant le désastre, justement nous rappelle l’écrivain : les oranais étaient frénétiquement occupés à faire des affaires toute la semaine, s’octroyant seulement le week-end quelques distractions, comme les bains de mer et les sorties entre amis ou amoureux. Ils avaient peu le temps de réfléchir au fonctionnement du monde ou de s’attarder sur leurs voisins.

Seul face au ciel

Le narrateur du récit, le docteur Rieux tente de sauver un certain Michel, le concierge de son immeuble. Dans l’indifférence totale, cet homme humble et travailleur, s’était évertué ces derniers temps à chasser les rats, qui semblaient soudainement avoir pris possession du quartier. Pourtant c’est à peine si les résidents du quartier s’en étaient préoccupés. Même le  docteur Rieux n’avait rien remarqué, trop occupé par le prochain départ de sa femme, qui malade devait aller se reposer dans un sanatorium.

Toutefois, Rieux va devoir ouvrir les yeux, quand un matin, il reçoit la visite d’un consciencieux employé de la ville, Monsieur Grand, qui veut l’interroger sur cette étrange propagation des rongeurs dans la ville et de l’augmentation du nombre de décès qui en a suivi. Rieux va devoir se rendre à l’évidence, lui comme les autres. Il leur faut accepter de nommer le mal qui les menace. La peste était bien en train de faire basculer la ville dans l’horreur. La tragédie était palpable. Pourtant les hommes avaient voulu l’ignorer le plus longtemps possible ? Fallait-il leur en vouloir ? Les Oranais avaient oublié d’être modestes. Ils avaient cru les fléaux impossibles. Mais comment leur en vouloir ? « Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres… »

Après plusieurs tergiversations et devant la brutalité du nombre de morts, les autorités décident enfin de fermer les frontières de la cité. La quarantaine était d’actualité. Le 28 avril on « annonçait une collecte de huit mille rats environ et l’anxiété était à son comble dans la ville. On demandait des mesures radicales, on accusait les autorités et certains qui avaient des maisons au bord de mer, parlaient déjà de s’y retirer. »

Les choses paraissent un temps de se calmer avant de reprendre de plus belle. Les nombres de malades et des décès repartent en flèche, fauchant pauvres et riches, fonctionnaires, croyants et mécréants, pères, mères, enfants… « Chacun dut accepter de vivre au jour le jour, et seul en face du ciel. » Camus raconte le combat de Rieux et de quelques hommes de bonne volonté pour combattre le fléau et l’égoïsme ou la folie d’un plus grand nombre encore. Ils gagneront. Le message de Camus est clair: le mal peut-être vaincu si les hommes décident de s’unir et d’agir collectivement. Message d’espoir, la Peste de Camus n’en finit pas de nous éclairer sur notre présent.

Béatrice Peyrani

Lecture de La Peste à la Grande Librairie