Archives de l’auteur : Béatrice Peyrani

L’intelligence artificielle, ange ou démon pour les écrivains ?

Entretien avec Alina Krasnobrizha, maître de conférence en mathématiques appliqués à Paris X et coautrice avec Arnaud Contival, de La Révolution IA, quand l’intelligence artificielle réinvente l’entreprise, publié aux éditions Héliopoles.

Damier : Que peut apporter l’IA à un créateur de contenu, auteur, scénariste, éditeur, publicitaire?

Alina Krasnobrizha : Alina Les outils de l’IA transforment en profondeur les métiers de la création. Cependant, il ne s’agit pas de remplacer la créativité humaine ; au contraire, l’IA l’enrichit, l’accélère et ouvre de nouvelles possibilités techniques. C’est un peu comme à l’époque où nous avons commencé à utiliser le PC pour écrire ou concevoir des images : cela a changé notre façon de créer. Aujourd’hui, nous passons à un nouveau niveau. Nous disposons d’outils capables non seulement d’optimiser certains aspects de la production, mais aussi de repenser complètement le processus créatif.

L’IA intervient dans la génération d’images, de vidéos et de textes, mais elle agit également comme un assistant ultrarapide qui ne dort jamais, qui pose des questions, structure la pensée, suggère des idées et traduit dans plusieurs langues. Imaginez pouvoir générer des dizaines de concepts en quelques minutes, explorer des styles que vous n’auriez jamais imaginés, ou dépasser vos propres blocages créatifs.

L’IA est un démon ou une chance pour les créateurs, artistes ou auteurs ?

L’IA n’est ni un démon, ni un ange gardien, c’est un outil extraordinaire qui va profondément transformer ces métiers. On nous propose des outils incroyables qui multiplient les possibilités de création, mais il faut apprendre à les utiliser correctement.

Les IA génératives, en elles-mêmes, ne créent rien avant qu’on leur pose des questions (un prompt). C’est ce prompt qui reflète notre créativité. Et c’est ce nouveau workflow, que l’on peut organiser grâce à ces outils et aux agents qui émergent, qui permet d’accélérer le processus créatif.

Le véritable gagnant sera celui qui saura maîtriser cet outil. Dans notre livre “La Revolution IA”, nous parlons du concept de « professionnel augmenté » : une personne capable d’accomplir plus de tâches répétitives en s’appuyant sur l’IA pour libérer du temps et se concentrer sur ce qui fait la véritable valeur de la création.

L’IA ne va t elle pas aspirer… leur travail et leur créativité ?

En effet, l’IA démocratise la création. Elle ouvre grandes les portes des métiers créatifs, permettant à un nombre croissant de personnes de produire un contenu professionnel de haute qualité. Cela permet d’augmenter le business et d’accélérer l’innovation. Par exemple, les startups peuvent se passer d’agences marketing et investir davantage dans leurs produits. Vu l’importance cruciale de la présence sur les réseaux sociaux, c’est un avantage considérable donc cela bénéficie au développement du business en général. En revanche, cela permet aussi aux professionnels de la création d’atteindre de nouveaux sommets. La création devient ainsi plus agile, plus accessible. Grâce à ces nouveaux outils, il est désormais possible de produire du contenu avec moins de moyens et plus d’efficacité, tout en allant plus loin dans ses ambitions. Aujourd’hui, on est capable de créer tout seul ce qui nécessitait une équipe technique auparavant.

A contrario ignorer l’IA est-il encore possible dans l’édition, la musique, l’architecture, le cinéma… etc?

Non. Ignorer les outils de l’IA et procrastiner, c’est prendre du retard.
Tout d’abord, l’IA permet d’être plus efficace, notamment dans les tâches administratives et répétitives à faible valeur ajoutée : remplissage de contrats, correction de textes, recherche documentaire, etc. L’efficacité est un facteur clé dans le business. Ne pas adopter ces outils, c’est courir le risque de se faire dépasser par la concurrence. On voit déjà des exemples où une seule personne peut accomplir le travail de 10, voire 100 personnes, et même remplacer une agence entière.

Du coté business, le challenge est plus ambitieux car il faut changer l’organisation entière. Dans notre livre “La Revolution IA”, nous donnons l’exemple de PMG, une grande agence marketing basée à Dallas. Cette entreprise de 800 personnes gère la publicité de marques comme Nike, Apple et Netflix. Il y a deux ans, son PDG a recruté un Chief Technology Officer pour transformer l’agence, convaincu que sans l’adoption de l’IA, l’agence cesserait d’exister. Aujourd’hui, cette agence met en place un workflow avec l’IA pour produire ses créations ; c’est davantage une boîte technologique qu’une agence de marketing. Les enjeux sont colossaux : il faut être agile et visionnaire, car prendre du retard serait impardonnable.

Une entreprise de tech peut intégrer et gérer des ingénieurs compétents en IA mais qu’en est il pour les indépendants romanciers et autres… artisans de la création ? Comment peuvent-ils se former comprendre ou intégrer l’IA dans leur quotidien sans perdre leur âme ?

L’IA en tant que discipline existe depuis près de 70 ans, mais c’est seulement maintenant que nous assistons à une véritable révolution dans son usage. Ce qui change tout, c’est notre capacité à interagir avec la machine en langage naturel, et surtout, le fait qu’elle nous comprenne. C’est cette avancée qui rend l’IA accessible à tous, et plus seulement aux chercheurs ou aux data scientists.

Parmi mes connaissances, il y un artiste qui sculpte le marbre en s’inspirant des œuvres de la Grèce antique, mais en les modifiant selon des contraintes physiques : il crée du marbre qui semble couler, tourbillonner, bouger. Son travail de base n’est pas très différent de celui des sculpteurs grecs : il polit, il coupe, il frappe. Mais avant de réaliser ses œuvres, il utilise une simulation numérique en 3D qui lui permet de mieux visualiser les effets recherchés.

L’IA est un outil qui permet d’explorer de nouvelles possibilités sans remplacer l’intention créative. Il suffit d’oser et d’essayer. De plus, ce défi lié à nos métiers nous pousse à nous remettre en question, et c’est dans ces temps de singularité que naît la véritable création.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

 

 

La vie très ardente des Barbey-Bierens de Haan

Il y a des familles suisses décidément plus romanesques que d’autres ! Prenez celle… du psychiatre Barthold Bierens de Haan et de sa mère Monique Barbey, elle-même petite fille de l’illustre Gustave Ador, président de la Confédération Helvétique et du comité International de la Croix-Rouge et vous comprendrez pourquoi en lisant Il n’y a qu’une façon d’aimer et Chronique d’un voyage en psychiatrie publiés par les Éditions Le Condottiere.

Leur vie est décidément un roman de générations en générations ! D’abord la mère ? Monique Barbey est la descendante d’une célébrissime et inspirante famille genevoise. Son arrière grand tante ne fut autre que Valérie Gasparin-Boissier qui fonda à Lausanne en 1859 avec son mari l’école normale des Gardes Malades de Lausanne, une institution laïque qui entendait contrer l’influence des ordres religieux dispensant des soins gratuits aux indigents et qui est devenue l’actuel Institut de La Source. Son grand père est Gustave Ador, président de la Confédération Helvétique et Président du Comité International de la Croix-Rouge. Née en 1910, Monique Barbey – dernière de onze enfants – est élevée à Genève au sein d’une grande famille calviniste très engagée dans la cité… Elle prend goût très tôt à l’écriture et parachève à Londres ses études de « secrétaire journaliste bilingue ». Elle ambitionne de travailler dans la presse et en a toutes les aptitudes. Mais pour les jeunes filles de bonne famille, il est plus urgent de se marier que d’espérer entamer une carrière. Monique épouse donc un aristocrate hollandais sans conviction :  Barthold Bierens de Haan. La cérémonie est célébrée le samedi 19 mars 1934, à Valeyres dans le canton de Vaud. « La journée du mariage s’annonce radieuse et sereine, note la jeune femme dans son journal intime. Plus que la nuit agitée dont j’émerge lentement, note la jeune femme dans son journal. Une nuit de cauchemars où elle s’est vu « menottes aux poignets et fers aux chevilles dans un cachot à même le sol… ». Rêve prémonitoire ?

Londres sous les bombes

À peine mal marié, le couple part pour les Indes néerlandaises. Mais la guerre éclate en septembre 1939 et rebat les cartes d’un destin qui s’annonçait bien morne pour Monique.  En effet… Le 21 juin 1941, Barthold se met au service du gouvernement néerlandais en exil à Londres. Le 8 octobre 1942, Monique confie ses trois enfants de sept, quatre et un an à ses parents et rejoint Barthold à Londres, après un très long et éprouvant périple.

 Avec minutie et délicatesse, Monique note tout dans ses carnets à Londres, sa vie quotidienne et les événements de la guerre. En novembre 1942, par exemple, elle écrit aller écouter de Gaulle au Royal Albert Hall et enseigner l’allemand dans une école secondaire à des jeunes gens turbulents. Elle commence aussi à rédiger des articles pour la presse genevoise. Séparée depuis de longs mois de ses enfants, Monique souffre de leur absence, mais ne s’interdit pas de contempler aussi… « l’ admirable ciel de Londres, nuages roses dans lesquels flottent les ballons argentés. Quelle paix, quelle douceur qui contrastent avec notre état d’esprit, notre angoisse, nos soucis médiocres, l’atroce souffrance du continent ».

Bien sûr, il y a les bombardements sur Londres, les évacuations, les pénuries, la peur, l’angoisse mais il y a aussi les bonnes nouvelles comme ce 6 mai 1944, quand son amie, la jeune et jolie Yvonne Barington lui annonce son prochain mariage avec Jean Marie de Person, un chef  d’escadron qui a rallié la France Libre en 1941. Monique se réjouit du bonheur d’Yvonne qui aime follement Jean-Marie et est invitée à la noce. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est que ce jour-là au mariage d’Yvonne, elle aussi va être …éperdument éprise. Promptement, follement, ardemment.

Le héros de Bir Hakeim

Elle a 34 ans et le cœur de Monique va s’embraser ! « Tu es entré à l’Église et j’ai demandé qui était ce jeune officier d’allure martiale et qui se frottait les mains d’un air moqueur… J’étais à mille lieux de me douter de ce qui arriverait. Lui aussi d’ailleurs, écrit-elle le 20 juillet dans son agenda. Un jour « à marquer d’une croix rouge ce jour-là, d’une étoile, d’un signe de feu, d’un éclair, quoi que ce soit d’indélébile, d’éclatant, de magnifique ». L’heureux élu de cet incroyable coup de foudre ? Un héros de guerre, un Français : Pierre Koenig, il a 46 ans. Il a remporté en mai 1942 contre l’armée régulière allemande de Rommel, la bataille de Bir Hakeim. De Gaulle a salué l’exploit. Il lui a adressé un télégramme devenu célèbre depuis : « toute la France vous regarde et vous êtes l’orgueil de la France et en a fait le chef des Forces Françaises de l’Intérieur.

Pour Monique, Pierre, qui est aussi marié, est une déflagration. Il va devenir sa joie, son bonheur et ses tourments. « Jamais un homme ne m’a ainsi accaparée. Je capitule d’emblée parce que je sens que je suis à lui, comme lui à moi. Cet élan absolu de l’un vers l’autre est terrifiant. Cet homme m’emmènera au bout du monde. Effectivement, malgré la guerre et les obstacles, Monique, qui s’est aussi engagée comme conductrice de camion dans les troupes féminines de l’armée néerlandaise pour distribuer des vivres aux populations affamées, va finalement retrouver Pierre Koenig, devenu administrateur de la zone d’occupation française à Baden-Baden. Mais aimer un héros, en cachette, n’est pas si simple… surtout quand on est comme Monique, une femme d’honneur, tout autant respectueuse de son milieu bourgeois que très calviniste et attaché à ses devoirs de mère. De son histoire, Monique rêve d’écrire un jour un très grand roman d’amour…

Une Alice aux Pays de Merveilles

Mais en février 1994, Monique Barbey meurt brutalement… un accident de voiture près de Genève alors qu’elle s’apprête à jouer La visite de la vieille Dame de Friedrich Dürrenmatt avec la troupe de théâtre amateur : « Les Comédiens de Tournevent »  qu’elle a créée. Elle avait 83 ans. Auparavant, elle avait travaillé au Haut-Commissariat aux Réfugiés dans les années 60. Elle avait publié quelques livres.., mais aucun n’a fait allusion à sa vie pendant la Guerre, ni à Pierre Koenig (décédé en 1970).

C’est alors que les enfants de Monique vont trouver dans sa maison une kyrielle de journaux intimes de la défunte, écrits depuis son adolescence et à la calligraphie improbable.

Il faudra attendre huit ans après le décès de Monique pour qu’un de ses fils, Barthold Bierens de Haan ( il a le même prénom que son père), médecin, chirurgien et psychiatre ose plonger dans les écrits de sa mère.Toute sa vie à travers son engagement de médecin et d’humanitaire, il a cherché à écouter la parole de ceux qui ne l’ont pas toujours. Alors…

En décryptant les agendas de Monique, il découvre « une femme emmurée mais pas silencieuse du tout. Derrière la statue du commandeur il y avait Alice aux Pays des Merveilles. » Nul doute les carnets de Monique sont bien trop poignants et trop beaux pour rester sur une étagère. Il classe, trie, déchiffre, recopie, vérifie les sources, enquête. Le fruit de son obstination est ce formidable livre Il n’y a qu’une façon d’aimer co-signé… par la mère et le fils. Un témoignage bouleversant où s’entrechoquent – le chemin singulier d’une Genevoise jetée sur les chemins de la guerre, partagée entre devoirs et passion, amour et sa foi… Le livre qu’espérait écrire Monique a vu donc le jour sans elle grâce à son fils : Il n’y a qu’une façon d’aimer est un très grand roman d’amour que les éditions du Condottiere ont choisi de publier en même temps qu’un nouvel essai décapant de Barthold Bierens de Haan Chronique d’un voyage en psychiatrie.

La vérité des perchés

Pourquoi cette parution simultanée parce que tout est lié chez les Barbey-Bieren de Haan, l’amour, le devoir, la vie.

Le fils de Monique Barbey, Barthold Bierens de Haan aura tenté toute sa vie de percer les mystères des âmes fortes. Il a aussi conduit pendant dix ans le programme de soutien psychologique du personnel du Comité International de la Croix-Rouge (dont la création doit tout à son arrière-grand-père !) Et s’il a déjà publié plusieurs ouvrages sur son expérience de médecin et de psychiatre, sa Chronique d’un voyage en psychiatrie est presqu’aussi un journal intime. En effet, Barthold nous confie avec franchise la genèse de son engagement de médecin : « Choisit-on de devenir psychiatre ou peut-on insciemment y être conduit ? se demande-t-il. Avec une mère très présente, qui faisait de ses enfants les sherpas de ses désirs, j’aurai pu réagir comme Romain Gary et lui promettre – à l’aube – de les réaliser, de l’admirer, de la suivre sans honte. Ou, pour contrer l’invasion et l’occupation du territoire, entrer en résistance.

Pour avoir la voie libre, sans cesser de chercher à comprendre ce qui se cachait derrière cette personnalité conquérante et ambitieuse, la dégager de ma trajectoire, du moins je le croyais-je !  Elle se méfiait des psychiatres, de la psychiatrie, de Freud et de leur psychanalyse. Leur savoir était ignoré et ses grands prêtres brocardés. Des sujets aussi tabous que la psychologie ou la sexualité, n’étaient jamais abordés à la table familiale. La décision fut donc prise. »  Barthold sera l’un d’eux. Ce n’était pas un choix, avoue-t-il, c’était une provocation, confesse- t- il. Le narrateur raconte ses premières rencontres au sein de sa propre famille, avec des personnes en souffrance, que ses confrères appellent malades et que le langage populaire qualifie de folles. Le fils de Monique lui ne connait que des « perchés », parce que le vocable résume bien qu’elles sont ailleurs et qu’elles planent au-dessus de nous, dans leur monde, dans leur distance. Avec humanité, il s’interroge sur le peu d’évolution de la pratique psychiatrique en cinquante ans. Pour lui, derrière son mystère, le discours de la folie dissimule toujours une richesse et une confrontation au réel unique. Pour faire évoluer la psychiatrie, il plaide sur une meilleure écoute de la valeur des paroles des personnes en souffrance.

Il n’y a qu’une façon d’aimer et Chronique d’un voyage en psychiatrie. Deux livres bouleversants publiés aux éditions Le Condottiere, à lire absolument.

Béatrice Peyrani

Entretien avec Hélène Jacobé, autrice du Lotus Jaune

Premier roman d’Hélène Jacobé, Le Lotus jaune est en lice pour le Prix de la Ville de Lausanne, aux côtés de quatre autres finalistes : Marc Agron pour La vie des choses aux éditions de la Veilleuse, Bastien Hauser pour Une singularité aux éditions Actes Sud, Catherine Lovey pour Histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir aux éditions Zoé, Lorrain Voisard pour Au coeur de la bête aux éditions d’en bas.

Le pitch  de ce roman historique envoûtant et dépaysant: Le Lotus jaune aux éditions Favre et Héloise d’Ormesson.

La famine sévit dans en Chine. Fille dur pauvre batelier, la jeune Lin Hei’er orpheline de mie, rejoint un cirque. Sa joie d’échapper à la misère bascule vite quand elle réalise que ses sauts et son habileté suscite autant l’admiration que la jalousie et les convoitises des hommes.

Pour protéger son honneur, elle se refuse à un riche marchand qui tente d’acheter sa virginité. C’est le début d’une fuite qui va la mettre aux prises avec les grandeurs et misères de son époque et de son peuple. Elle va tour à tour endosser les habits et l’âme d’une courtisane, d’une guérisseuse, puis de la fondatrice de la première milice de femmes, celle des Lanternes rouges qui jouera un rôle majeur dans la fameuse guerre des Boxeurs. Hélène Jacobé nous emmène dans l’ère crépusculaire de la dynastie Qing et nous fait revivre l’épopée de la Sainte Mère du Lotus Jaune, un personnage historique encore célèbre aujourd’hui en Chine.

Trois questions avec cette  enseignante franco-suisse, qui vit à Fribourg, passionnée de reiki et d’histoire.

Damier : Avez vous un lien avec la Chine ou les descendants de votre héroïne?

Hélène Jacobé: Je n’ai pas de connexion particulière avec la Chine, à part des bons souvenirs du cinéma des années 90, comme Le dernier empereur ou Le Palanquin des larmes. J’ai découvert Lin Hei’er et la guerre des Boxeurs par hasard sur Wikipédia, et ai eu envie d’en savoir davantage. Je me suis donc plongée dans cet univers, et ai particulièrement apprécié la découverte du Yi King et de Confucius.

Lausanne, le 07 décembre 2023, l’autrice Hélène Jacobé, pour les Editions Favre. ©Florian Cella/Ed. Favre

Damier : De quel chapitre  êtes vous la plus satisfaite?
Hélène Jacobé : C’est difficile d’être satisfaite d’un passage. Mais je crois que j’aime particulièrement le dernier chapitre.
Damier : Continuez vous de parler à vos personnages?
Hélène Jacobé : Les personnages m’ont longtemps habitée, mais désormais j’écris un autre roman qui occupe toutes mes pensées. Bien sûr, Lin Hei’er reste dans mon coeur.
Damier  : Allez vous écrire une suite du Lotus Jaune ?
Hélène Jacobé :Je ne pense pas écrire une suite : l’histoire de Lin Hei’er est terminée. Or c’est elle qui m’a vraiment intéressée. Je pars maintenant au XIVème siècle, pour un autre roman historique porté par un personnage féminin, mais en Europe!
Propos recueillis par Béatrice Peyrani

 

Le sauvetage suisse de Monique Valcke Strauss

À 88 ans, cette pédiatre française raconte dans Cours Mirabeau son miraculeux passage en Suisse en 1943. Monique traverse la frontière franco-suisse, avec son frère Michel. Les deux enfants ont respectivement 6 et 8 ans !

« Allez, maintenant courez vite ! Vous allez grimper par-dessus les barbelés. De l’autre côté, vous trouverez un bout de terrain, puis d’autres barbelés à escalader. Après, vous ne risquez rien ! » Monique et son frère Michel ont respectivement 6 et 8 ans quand un couple de français les accompagne et les laisse seuls devant la frontière franco-suisse, le 21 mars 1943. À eux de se débrouiller !

Ce jour là, un soldat italien est en sentinelle. Il ordonne aux deux enfants de s’enfuir vite sinon il lâchera son chien. Monique ne saura jamais s’il bluffait ou s’il leur avait voulu donner du courage ?  La petite fille se blesse sur les fils d’acier, elle pleure, elle est terrorisée mais se retrouve saine et sauve de l’autre côté de la frontière avec son frère accueillie par … un douanier suisse.

 Devenue pédiatre pour enfants et aujourd’hui âgée de 88 ans, Monique Valcke Strauss a livré le récit de son enfance à un collectif d’étudiants dirigé par l’écrivaine et professeur de lettres Cécile Ladjali. Il en est sorti Cours Mirabeau édité par Actes Sud, un ouvrage pour l’Histoire mais écrit à hauteur d’enfant, ce qui en fait la puissance et la force.

Monique Valcke Strauss raconte sa naissance le 3 mai 1936 à Paris. Son père et sa mère, Walter et Marianne sont d’origine allemande. Lui est chef d’entreprise, elle musicienne. Ils ont fait partie de la bourgeoisie intellectuelle et aisée, ou du moins l’ont-ils cru.

Bouillie sucrée

Mais inquiets dès 1929 du sort réservé aux juifs dans leur pays, Walter militant actif au SPD et …d’origine juive a décidé de tout quitter et de partir …avec son épouse. L’exil du couple a commencé le 4 août 1933, à Strasbourg et là il leur a fallu tout reconstruire. Ils y arrivent presque, vivent avec leurs deux enfants  à Paris quand la guerre éclate en France. Walter s’engage dans la Légion étrangère. Marianne part avec les petits à Aix en Provence.

Monique se souvient de …plusieurs déménagements successifs chez des inconnus à Saint- Tropez, dans les Cévennes, à Dieulefit, des premières lettres encore pleine d’espoir de son père soldat au Maroc en 1940, de brèves retrouvailles à Aix avec leur père rentré du front en octobre 1940, puis de caches successives dans la forêt jusqu’au jour où leurs parents mettent Michel et Monique, avec dans leurs sacs de faux papiers et une fausse identité, accompagnés de «  parents postiches » dans un car pour Marseille, en vue de trouver un train pour Annemasse puis de rejoindre la frontière franco- suisse. Monique se souvient de ce matin là, «  du cours Mirabeau ( d’ Aix en Provence). La beauté du lieu, sa splendide architecture classique paraissait fade. Une odeur âcre planait dans l’air. Je comprenais qu’une séparation douloureuse allait avoir lieu. »

Monique a toujours sur sa main la cicatrice des barbelés de la frontière. Elle a gardé toute sa vie le goût des bouillies sucrées comme celle que le douanier lui a servie le jour de son arrivée en Suisse. Elle se rappelle de la longue chaîne de solidarité mise en place par la Cimade, l’organisation protestante, qui a trouvé pour elle et Michel des familles d’accueil distinctes à Berne et Bienne. Marianne réussit elle aussi à passer clandestinement la frontière en ski en mars 1944.  L’hôpital de Lausanne, le camp du Signal, celui de Moudon…Monique raconte tout avec pudeur, l’amour et les larmes de ses années suisses.

Cours Mirabeau, un livre magnifique à lire et relire aussi avec ses enfants ou petits-enfants.

Béatrice Peyrani

Mardi 3 décembre 2024, 19 h – rencontre avec Cécile Ladjali à la Maison de la poésie, Passage Rambuteau, 157 rue Saint-Martin 75003 Paris 

Trois questions à l’équipe du Livre sur les quais

Alix Billen, la nouvelle directrice générale du Livre sur les quais, Adelaïde Fabre, sa directrice artistique et  Valérie Meylan, sa  responsable programmation jeunesse et médiation culturelle dévoilent les temps forts de la 15ème édition de ce festival qui lance l’ouverture de la rentrée littéraire sur la cote lémanique le 30 août prochain, à Morges.

Quelles seront les grandes nouveautés de cette 15ème édition de Livre sur les quais?
Pour fêter cet anniversaire, nous avons choisi de développer deux fils rouges dans la programmation. L’un autour de l’écologie, enjeu majeur aujourd’hui, et l’autre autour du thème du corps et du sport, actualité olympique oblige. Ces deux thématiques rayonneront dans toutes les programmations : adulte, jeunesse, anglophone. Nous proposerons ainsi des discussions, lectures mais aussi des ateliers en écho, comme un cours de yoga gratuit avec Julien Lévy pour apprendre à se reconnecter à son corps, ou encore une balade à vélo sur les rives du lac avec Michaël Perruchoud, grand féru de cyclisme qui fera découvrir les grands coureurs d’une manière insolite.

L’autre nouveauté est de confier la présidence à deux auteurs : Maylis de Kerangal, figure incontournable de la scène littéraire française, qui publie en août un grand et sublime roman Jour de ressac (éditions Verticales) et Joseph Incardona, auteur suisse atypique et incontournable. Tous les deux se verront confier des cartes blanches et inviteront des écrivains de leurs choix : Grégoire Bouillier pour Maylis de Kerangal et Lou Lepori pour Joseph Incardona.

Pour cette 15e édition, Le livre sur les quais aura son propre stand sur les quais, à côté de la Billetterie & Info public. L’occasion de célébrer le festival avec différents articles souvenirs à la vente aux couleurs de la manifestation ainsi que des informations pour Le cercle des amis du Livre sur les quais.

Le public profitera aussi d’un concours photo durant les trois jours du festival. Les visiteuses et visiteurs pourront tenter de gagner l’un des dix bons d’achat d’une valeur de CHF 50.- à dépenser dans les différents commerces morgiens de la COOR.

 Pourquoi avoir choisi cette année la Suisse comme invitée vedette?
 Il nous semblait important pour cet anniversaire de mettre à l’honneur la richesse de la littérature suisse et sa diversité linguistique. Ce qui n’avait jamais été fait. Ce sera l’occasion de rencontrer des auteurs tessinois, suisses allemands, romanches comme Walter Rosselli, Ariane Koch, Pedro Lenz, Peter Stamm, Olimpia De Girolamo et bien d’autres. Toutes ces langues résonneront pendant ces 3 jours sur les quais de Morges. Nous tenions aussi à mettre en avant le travail précieux des traductrices et traducteurs, indispensables passeuses et passeurs, comme notamment Camille Luscher, Lucie Tardin, Aline Delacrètaz, Pierre Deshusses, Benjamin Pécoud, Camille Logoz…. Le travail que nous menons depuis des années avec le Centre de traduction littéraire de Lausanne et la fondation Looren est bien entendu un élément essentiel. Un atelier de traduction plurilingue mené par Walter Rosselli sera l’occasion de se frotter à ces pluralités des langues.

Les auteurs romands seront bien sûr comme tous les ans présents et fort bien représentés. Nous pouvons noter les présences de Louise Bonsack, Lorrain Voisard, Anouk Hutmacher, Marlène Charine, Martine Ruchat, Quentin Mouron, Tasha Rumley, Juliette Granier, Maxime Rustchmann, Daniel de Roulet, Alain Freudiger…..

Nous fêtons avant l’heure les 50 ans des éditions Zoé, éditeur exigeant et singulier et recevrons nombre de ses auteurs : Catherine Lovey, Catherine Safonoff, Gabriela Zalapì, Michel Layaz, Katja Schönherr, Lukas Bärfuss, Blaise Hofmann….

Les 100 ans des éditions Labor et Fides seront également célébrés lors d’un cercle de lecture avec le Prix Européen de l’essai.

Comment le festival va-t-il tenter de séduire les plus jeunes publics ?
« Les plus jeunes publics se séduisent d’abord à travers les adultes qui les amènent au festival ». Pour les tout-petits, Osons les livres! est la meilleure façon de plonger dans la littérature, qui permet aux enfants dès 6 mois de se faire raconter et lire des livres par des animatrices expérimentées et enthousiastes. Pour les plus grands, différents ateliers sont mis sur pied : ateliers d’écriture, atelier de dessin, rencontres avec leurs autrices et auteurs préférés. Un rallye est également prévu qui permettra aux enfants de découvrir les autrices, auteurs, illustratrices et illustrateurs jeunesse présents sur les quais. A ne pas rater non plus la lecture dessinée de Benjamin Chaud et Meunier et la lecture de Blaise Hofmann, musicale et dessinée par Adrienne Barman et Stéphane Blok.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

Le programme officiel de Livre sur les quais:

Ce parfum rouge : notre coup de coeur de l’été

Le coup de cœur de Damier : Ce parfum rouge de Theresa Révay. Vous voulez lire cet été une magnifique saga qui vous emmènera entre le Paris, Lyon, Moscou des années folles à travers les tribulations d’un jeune nez, Nina Dupré, descendante d’une lignée de parfumeurs de la Russie Tsariste dans l’URSS de Staline ?

Nine Dupré, une jeune chimiste, dont le père, Etienne Dupré, un célèbre parfumeur français a sans doute été tué lors de la Révolution russe, identifie lors d’une réception organisée à Lyon pour une délégation soviétique une fragrance portée par une femme apparatchik proche de Staline.

Nine ne peut y croire. Ce parfum avait été créée par son père uniquement pour elle. C’était leur secret à eux deux. Comment  a-t-il pu être reproduit à l’identique ? Et par qui ? La jeune ingénieure qui travaille pour le parfumeur Léon Givaudan veut le savoir coûte que coûte. Peut-être au péril de sa vie ?  Elle  va partir à Moscou ou plus exactement repartir à Moscou, une ville qu’elle a connue autrefois enfant et subi les affres de la guerre civile pour participer à un concours qui célébrera bientôt les 20 ans du régime soviétique  ! L’URSS est en pleine reconstruction et Nine qui vit une histoire d’amour compliquée et passionnelle avec Pierre Rieux, un commissionnaire au passé trouble, va aller sur la terre de ses ancêtres de surprise en surprise !

Theresa Révay, l’autrice de Ce parfum rouge, elle-même, arrière petite fille de Léon Givaudan (l’une des plus grandes figures de la parfumerie française et cofondateur des établissements éponymes avec son frère Xavier), habituée du Festival du Làc, signe un onzième roman magistral où la grande et la petite histoire se bousculent avec brio et bonheur pour emmener son lecteur dans un récit haletant dans l’univers captivant et secret des maîtres parfumeurs.

Béatrice Peyrani

Ce parfum rouge est édité chez Stock.

Nos phrases préférées :

« Les lettres continuent de témoigner une fois que tout est redevenu poussière. Il restera de nous nos mots et nos parfums.

«  Entre une mère et une fille, parfois le silence est d’or »

« Il ne faut être ni trop heureux, ni trop malheureux pour créér, il faut être à son travail »

Notre page préférée page 275 à laquelle :  Léon Givaudan écrit à Nine du 2 Rue de la Cloche à Genève, le 25 décembre 1935 et lui explique le pourquoi et le comment de l’ implantation en Suisse de leur groupe industriel . « …Nous partageons le même attachement pour ce canton suisse, mais mon frère est doué pour s’enraciner, contrairement à moi. Si j’ai choisi Vernier à l’époque, c’est parce que j’y avais trouvé une industrie chimique en pleine expansion avec une spécialisation heureuse dans notre branche de La parfumerie, mais il y avait aussi la force motrice qu’on tirait des eaux du Rhône, ce fleuve majestueux qui me rattachait à ma ville. La nostalgie de Lyon demeure en moi… »

À la poursuite du DIAMANT BLEU

Travelling avant – Réception du Beau-Rivage Palace, de la côte lémanique, Julia, jeune actrice Hollywoodienne vient passer quelques jours de repos en compagnie de son petit ami et agent artistique. Mais c’est sans compter sur les hasards d’un coup de foudre qui va peut-être faire d’elle une détective de choc en compagnie d’un séduisant gentleman.

  • Blanc et noir
  • Extérieur nuit, zoom sur la Jaguar
  • Comme au cinéma
  • Mise au point sur moi…
  • Plans serrés, musique d’ambiance, quelquefois on se trompe de séquence.

Je ne sais pas si vous souvenez de cette chanson mi-parlée mi-entonnée par Alain Delon dans les années 90 et bien si vous êtes un peu nostalgique, de cette période, un conseil : plongez dans LE DIAMANT BLEU d’Abigaelle Lacombe-Didier. Imaginez justement dans les années 90 : l’arrivée d’une belle et flamboyante actrice Julia. Elle n’a que 21 ans mais s’est déjà fait un beau nom à Hollywood. Entre deux films, elle descend cet hiver 1991 au Beau-Rivage Palace pour passer quelques jours avec Walter, son amoureux et agent. Trop occupés et préoccupés par leur carrière, ces quelques jours entre neige et lac devraient leur permettre au couple de resserrer leurs liens et rallumer la flamme de leur amour.

Séquence Cinéma

Mais voilà c’est sans compter  les caprices de l’amour, quand justement …Julia va croiser un  certain Robert Stevens à la réception même de l’hôtel. Et voilà la jeune star qui va devenir pour quelques jours… détective, car Robert est en réalité un agent de la Llyods et celui-ci vient enquêter sur la disparition d’un célèbre Diamant Bleu, propriété de la Baronne Adelaïde de Castel. Qui a pu parmi les amis de l’excentrique milliardaire qui demeure dans les environs de Vevey s’emparer du joyau ? Brice, le bienveillant majordome, Nicolas Tournon, le professeur expert en gemmologie, la belle princesse désargentée Sophia.

De Lausanne, à Montreux en passant par Les Pléiades, au-dessus de Blonay, le duo Julia-Robert nous entraîne dans une enquête haletante sur la riviera lémanique, où chaque protagoniste va peut-être livrer sa part de mystère. La suite est à lire dans DIAMANT BLEU, un joli polar d’Abigaelle Lacombe-Didier publié aux éditions Mercia Du Lac, à emmener cet été au …bord du lac ou de la mer, bleu turquoise évidemment !

Béatrice Peyrani

RENDEZ-VOUS : Vous pourrez retrouver Abigaelle Lacombe-Didier au Festival du Làc en dédicace Samedi 8 et Dimanche 9 Juin 2024  à partir de 10h
– lors d’une table ronde – Samedi 8 Juin 2024  animée par Patricia Vicente de 11h30 à 12h  Thème du débat : Les diamants au coeur de l’Aventure avec également Olivier Rigot, auteur de La Fille de Diamant publié aux éditions Slatkine

 

Anker : les enfants d’abord!

Le peintre bernois Albert Anker a peint 500 portraits d’enfants issus de tous milieux. Pourquoi cette attention si particulière et bienveillante sur le monde des tout-petits? Représentés souvent en train de jouer ou d’étudier, le regard singulier du peintre intrigue quand son époque assigne encore l’enfant des classes populaires à rejoindre la cohorte de travailleurs à bas coût, jugée nécessaire au fonctionnement de la révolution industrielle émergeante ! Une vision que ne partage pas Anker, artiste mais aussi fervent militant de la culture et de l’éducation de la toute jeune Confédération suisse, comme le souligne la fondation Gianadda Martigny dans une nouvelle exposition très justement baptisée… Anker et l’enfance.

Fillettes lisant ou jouant avec des chats, garçon faisant des bulles ou adolescents se préparant au cours de gymnastique, enfants à la crèche… Albert Anker a peint plus de 500 portraits d’enfants sur les 796 œuvres recensées au catalogue raisonné des peintures de l’artiste. Pourquoi une telle attention sur le monde des tout-petits des milieux populaires dans une époque qui au mieux les ignorait au pire ne voyait en eux qu’un réservoir de main d’œuvre bon marché !

Un paterfamilias heureux

La concentration d’Albert Anker sur le thème de l’enfance ne doit rien au hasard. L’amour de la famille aura pesé dans tous ses choix et à tous les moments de sa vie! Albert est né en 1831 à Ins dans le Seeland bernois. Son père est vétérinaire cantonal et la mort prématurée de son frère et de sa sœur, Rudolf (1828-1947) et Louise (1837-1852) le marque profondément. Adulte, il prendra le temps qu’il faut pour faire admettre à son propre père le choix d’une carrière artistique et devenu père de famille, il aura à cœur de s’investir énormément dans l’éducation de sa progéniture.

Mais on n’en est pas encore là. Tout commence en 1851 pour Albert Anker. Malgré un talent de dessinateur évident, et pour faire plaisir à son père, il accepte maturité en poche, de poursuivre en Suisse des études de théologie à Berne puis à La Halle en Allemagne durant quatre ans. Grâce à sa tante Charlotte, qui lui sert de médiateur, Albert peut finalement rejoindre à Paris l’atelier de son compatriote suisse, le peintre à succès Charles Gleyre en novembre 1854. Il y croise Pierre-Auguste Renoir, Claude Monet, Alfred Sisley…fréquente aussi l’École Impériale et spéciale des Beaux-Arts. Il découvre la peinture de Nicolas Poussin et médite devant sa toile Et in Arcadia ego qui questionne le spectateur sur l’énigme du sens de la vie de l’homme. Il aime aussi la peinture de Jean-Léon Gérôme et découvre les toiles des grands maitres hollandais et s’intéresse beaucoup au travail de Gustave Courbet et François Milet, sans embraser leur courant pictural. Albert Anker décide en automne 1858 de chercher sa propre voie, en allant étudier la vie paysanne en Forêt Noire. Il s’interdit de peintre les paysans comme des rustres ou des arriérés et entend s’inspirer des toiles de Poussin pour proposer une description de la réalité sans pose mais avec une peinture lumineuse.  A Biberach, il partage la vie de la communauté paysanne, va à la messe, chante lors de l’office catholique et se lie d’amitié avec Erasmus Künstle, dit Rasi, une jeune orphelin devenu sourd. Anker va faire donner des cours à cet enfant avide de savoir et en faire un portrait (Huile sur carton) plein d’empathie et précurseur du caractère innovateur de son art. Le peintre va utiliser le portrait de Rasi dans un autre tableau, cette fois de grand format baptisé École de village dans la  Forêt Noire.

Napoléon III achète Dans les bois

Le style Anker est né avec : une vision réaliste et authentique de scènes de genres-où les  enfants ne prennent jamais la pose mais sont considérés comme des sujets à part entière, une palette aux tonalités ocres et brumes mais égayé souvent d’un «  rouge sonore » comme le souligne la conférencière Antoinette de Wolff, lors d’un exposé donné pour l’Association  Lausanne Accueil le 25 avril dernier, la présence dans de nombreuses toiles d’un vieillard traversant rapidement l’espace, comme pour symboliser le passage éphémère de la vie.

En 1864, Alfred Anker est devenu un peintre célèbre et recherché, il peut vivre de son art et donc se marie avec Anna Ruefli, l’amie de sa sœur défunte Louise. Le couple aura six enfants, mais deux vont décéder en bas âge. Ce qui affectera profondément le couple qui vivra donc la même tragédie que les parents d’Alfred Anker. S’il n’est jamais question de les oublier, la famille Anker entend honorer les vivants et vivre avec sagesse ! Alfred organise agréablement mais efficacement la vie de toute la maisonnée entre Paris l’hiver et Anet, en Suisse, l’été. En 1866, il obtient une médaille d’or au Salon de Paris pour son tableau Dans les bois (montrant une fillette épuisée et endormie après la collecte sans doute harassante de fagots de bois) une toile réalisée en 1865 (et rachetée par Napoléon III). Il entame aussi une collaboration importante avec la manufacture de faïence parisienne des frères Deck, pour lesquels il exécutera des centaines de pièces jusqu’en 1892. Entre 1870 et 1874, l’artiste est élu député au Grand conseil de Berne, où il soutient la construction du Musée des Beaux-Arts, il voyage beaucoup tout en militant activement pour la diffusion du savoir et de la culture mais est frappé d’un AVC en 1901, qui l’oblige à renoncer à la peinture et à se consacrer exclusivement à l’aquarelle. Toute sa vie, Alfred Anker ne se lassera pas d’étudier les enfants, en tant que père, grand-père ou villageois d’Anet. Il les montrera toujours avec sollicitude,  participant aux tâches familiales (Les petits commissionnaires dans la neige 1901) ou (Garçon épluchant les légumes), s’exerçant à la lecture, à l’écriture, au tricot ou au cours de sport (La leçon de gymnastique 1879, peinte cinq ans après l’introduction en Suisse des cours de gymnastique obligatoire pour les garçons, mais pas encore pour les filles !). Les détracteurs d’Anker trouveront les cheveux de ses bambins trop blonds, les visages de ses enfants trop sages, les scènes de la vie familiale trop répétitives, il n’empêche la finesse et l’intériorité des toiles d’Alfred Anker présentées à Martigny ne peuvent qu’émouvoir le visiteur des années 2024. Une invitation à la douceur pour retrouver notre âme d’enfant.

Béatrice Peyrani

Anker et l’enfance se tient à la Fondation Pierre Gianadda de Martigny jusqu’au 30 juin 2024, ouvert tous les jours de 10h à 18h

Cinq questions à Brigitte Violier, auteure de Benoît Violier, Du cœur aux étoiles

Brigitte Violier – Créapartage

A l’occasion de la sortie de Benoît Violier, du coeur aux étoiles, Damier vous propose un entretien avec son auteure Brigitte Violier qui signe un livre  pudique et plein de délicatesse. Un ouvrage qui rend hommage à la beauté de la vie et à l’amour, malgré les douleurs et les peines.

Damier :  En 2016, alors que tout semblait lui réussir, votre mari chef triplement étoilé du restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier a mis brutalement fin à ses jours, vous laissant vous et votre jeune fils dans un état de choc indescriptible. Malgré la douleur toujours prégnante, vous avez écrit ce livre sur l’incroyable destin de Benoît Violier, son parcours impressionnant (qui le mène d’un apprentissage à Pérignac à Paris aux cuisines des restaurants les plus prestigieux – Jamin chez Robuchon, au Ritz, à la Tour d’Argent….), son ambition de devenir meilleur ouvrier de France avant ses 40 ans et aussi votre rencontre avec lui en 1995. Quelle place l’amour a-t-il occupé dans votre vie, dans vos vies?

Brigitte Violier :  L’amour, c’est ma valeur forte, je fais tout avec le cœur, cela a guidé ma vie depuis l’enfance.  L’amour c’était une évidence quand j’ai rencontré Benoît, quand il m’a parlé de son amour du métier, de sa passion pour le travail bien fait, de sa recherche incessante pour l’excellence. L’amour a été au cœur de nos vies.

Damier : Pourtant en décembre 1995, quand vous le croisez pour la première fois à Courchevel, lors d’un dîner professionnel, ce n’est pas- pour vous un coup de foudre ?

Brigitte Violier : Oui c’est vrai, la première fois que je l’ai rencontré je n’ai pas eu …de coup de foudre. Je crois que j’étais peut- être trop impressionnée, à 26 ans Benoît semblait déjà tellement savoir ce qu’il voulait être, devenir le plus jeune …meilleur ouvrier de France, diriger un trois étoiles avant ses 40 ans , il  me semblait aussi avoir vécu déjà tellement de choses – il s’était déjà fait un nom à …Paris – il avait même officié dans les cuisines de Bercy, lorsque Nicolas Sarkozy dirigeait le Ministère des Finances, il venait d’une famille nombreuse et ensoleillée, lui, le dernier garçon d’une joyeuse fratrie de sept enfants, alors que moi j’étais la fille unique et solitaire de parents divorcés – tous deux travailleurs saisonniers.

Damier : Pourtant huit mois plus tard, Benoit revient à Courchevel et là après un premier déjeuner en tête à tête le 1er janvier 1997, vous êtes conquise ?

Brigitte Violier : Je me souviens qu’il neigeait sur Courchevel ce jour là et que nous étions déjà tous les deux dans notre bulle. Je suis effectivement sous le charme, je ne vois plus les autres convives du restaurant. Son tempérament, son appétit de croquer la vie à pleines dent me séduisent, autant peut- être que mon esprit d’indépendance et de liberté le questionne. Nous nous quittons ce jour là avec la certitude de nous revoir vite…

Damier : Vous allez vous revoir effectivement et commencer une grande histoire d’amour. Par amour, vous quittez vos chères Alpes françaises en 1999 pour vous installer en Suisse avec Benoît. Vous démarrez une nouvelle carrière prometteuse chez Sisley à Genève. Votre mari va pourtant vous demander de travailler avec lui au restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier dont il doit bientôt prendre la direction, en 2012. C’était un geste d’amour et aussi une évidence pour vous?

Brigitte Violier : Oui l’ amour est le cœur de l’intuition, il a guidé toutes mes décisions. J’ai découvert la Suisse grâce à Benoît, par amour je m’y suis installée, avec l’arrivée de notre fils Romain, l’amour a pris une autre dimension et par amour j’ai embrassé le monde de la gastronomie.

Je me suis posée évidemment beaucoup de questions sur ce que je devais y faire et comment y être légitime. J’étais imposée par Benoît parce qu’il pensait que j’étais la personne qui devait absolument être à ses côtés. Nous avons ré-ouvert le restaurant de Crissier après des travaux en septembre 2012. Au début j’étais un peu en observation parce qu’il fallait apprendre à travailler avec une brigade essentiellement masculine et à l’organisation très hiérarchisée et très codée. Quand j’étais en salle, les clients me disaient souvent que j’étais courageuse – quel défi de prendre la succession avec Benoît du fameux restaurant de l’hôtel de Ville de Crissier ! C’était courageux et peut-être téméraires pour deux français bientôt naturalisés suisses (ce sera fait en 2014 !) de prendre les commandes d’un établissement devenu sous la houlette de Frédy Girardet et Philippe Rochat, une institution ! Dans la foulée, le Guide Michelin a confirmé les trois étoiles du restaurant avec le nom de Benoît Violier. En 2013, le Gault et Millau le consacre Cuisinier de l’année. C’était un démarrage  et une reconnaissance fulgurants pour Benoît, un succès incroyable, avec  plus de 3 000 demandes de réservation… par jour. Je comprends mieux alors pourquoi Philippe Rochat souhaitait me voir aux côtés de mon mari pour gérer un tel succès et… une telle pression.

Damier : Aujourd’hui presque dix ans plus tard, comment jugez vous ces moments heureux, de gloire, de succès mais aussi de larmes ?

Brigitte Violier : Après la mort de Benoît, j’ai entrepris une longue et douloureuse psychanalyse, j’ai compris que j’avais croisé le destin d’un être unique perfectionniste, exigeant et j’ai accepté aussi que la Brigitte qui travaillait aux côtés de Benoît s’efforçait de répondre à des exigences impossibles à satisfaire. Une maladie sourde avait rongé Benoît mais nous l’avions ignoré l’un et l’autre, sans comprendre que derrière une apparente réussite se cache souvent trop de sacrifices et de renoncements.

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

Brigitte Violier participera à une conférence organisée par Lausanne Accueil le mardi 20 février 2024 au Millenium de Crissier à 17h45.

 

Les références du livre :

Benoît Violier

Benoît Violier, du cœur aux étoiles aux éditions Glénat, à noter aussi que Brigitte Violier , comme on effeuille les pétales d’une marguerite, glisse dans son récit après chaque chapitre une recette de cuisine, évocatrice de ses plus jolis souvenirs de famille.

Les éditions Glénathttp://www.glenat.com

On ne vit que deux fois

Made in Korea, le nouveau livre de la romancière suisse Laure Mi Hyun Croset est aussi drôle que grave, émouvant qu’enthousiasmant. A lire d’urgence. 

Il était une fois un garçon de trente ans peut-être, un geek parisien, qui ne sort plus guère de sa chambre. Développeur de jeux et créateur de mondes virtuels, il se nourrit d’images et de junk food. Ainsi pourrait continuer sa vie, dont il a strictement limité les interactions sociales,  réservant quelques rares coups de fils à ses parents, le dimanche. Sa vie est elle belle, rose ou grise ?

C’est finalement sans importance jusqu’au jour où le docteur Alix Rivière lui assigne une terrible vérité : sans changement drastique d’hygiène de vie, ce garçon diabétique et sans doute obèse met sa vie en danger. Branle bas de combat, le jeune homme s’impose une décision radicale : il va partir en Corée du Sud. Un pays dont il ignore tout puisqu’il l’a quitté à l’âge de deux ans pour être adopté en Europe, tout comme d’ailleurs l’autrice Laure Mi Hyun qui partage avec son personnage la même odyssée familiale.

Pourtant n’allez pas croire que le héros de Made in Korea soudain torturé par une quête identitaire entend se précipiter à la rechercher de ses parents biologiques. Que neni, comme il l’assure à ses chers parents …adoptifs il souhaite aller  à Séoul  tout simplement pour y apprendre le taekwondo. Le taekwondo ?  Un art martial d’origine sud koréenne dont le nom peut se traduire par « La voie des pieds et des poings », qui se pratique sans arme et promet à ses adeptes de renforcer la maîtrise de son esprit grâce aux mouvements de combat.  Le jeune protagoniste de Made in Korea espère aussi profiter de son périple pour s’initier à la saine diététique de ce pays qui semble si bien réussir à ses seniors.

L’expérience de la frugalité

Notre héros s’achète un billet d’avion en business classe et décide de trouver une chambre dans l’une de ces vieilles pensions du centre de Séoul où il pourrait «  dormir sur un sol chauffé par un système très répandu en Corée, pour une somme modique. Il veut désormais expérimenter la frugalité. », lui qui a tant vécu au royaume du gras et du sucré.  Avec l’humour et la finesse qui caractérise sa plume Laure Mi Hyun Croset nous raconte les tribulations d’un jeune français qui  reprend goût à la vie, grâce aux bonnes rencontres qui savent faire changer le sens des rivières ! Avec Tim, l’étudiant irlandais, « le gars le plus empathique et bienveillant qu’il avait rencontré », venu comme lui apprendre le taekwondo, l’ex parisien solitaire va découvrir les joyeux quartiers de Séoul (Hongdae, Hongik, Gangnam, Itaewon…), humer les fumées d’une marmite de poissons, courir les temples. Made in Korea est drôle et jubilatoire, comme le précédent roman de Laure Mi Hyun Croset Le Beau Monde, paru il y a quelques années chez Albin Michel, avec peut-être quelques grains d’optimisme en plus ! Et tant mieux ! On ne va pas bouder notre plaisir de savourer Made in Korea, tant l’auteure n’a pas son pareil pour narrer cette belle allégorie d’une renaissance aussi inattendue que poétique.

Béatrice Peyrani

Made in Korea de Laure Mi Hyun Croset, publié chez bsn.okama -Uppercut Roman

La fabrique des auteurs : mythe ou mirage

L’atelier d’écriture de Natalie David-Weill nous invite en compagnie de son héroïne Esther dans les coulisses de la création littéraire. Délicat, érudit et enthousiasmant !

Mais quelle drôle d’idée Esther, ex-professeure et instagrameuse à succès, a-t-elle eu d’accepter l’invitation de son amie Nikki, avocate et mère célibataire survoltée, à participer à un atelier d’écriture ? Atelier d’écriture, trois drôles de mots pour trois interrogations lancinantes qui assaille tout écrivain en devenir. Écrire peut-il s’apprendre comme un forgeron apprend à forger ? Pourquoi écrire ? Pour qui écrire quand tant de chefs-d’œuvres attendent déjà leurs lecteurs sur les rayonnages des librairies ? Et si abstraction faite de tant d’interrogations, écrire en atelier n’est il pas périlleux ?  Tant de  secrets, de confidences, de rêves ou d’illusions partagés entre amis, peuvent-ils être sans pudeur être dévoilés, déformés ou enjolivés pour la beauté de quelques exercices de style aléatoire ?

Des secrets dévoilés

Pourtant Esther, l’héroïne de L’atelier d’écriture Natalie David-Weill romancière et journaliste (elle anime la magnifique émission de radio 4ème de couverture[1] ) a à peine hésité. Après tout Nikki s’était montrée convaincante :  cette assemblée d’auteurs en herbe était selon elle  – si tolérante et Stéphane, l’animateur de cet atelier – si efficace et humble, qu’Esther ne pourrait qu’être conquise. Et séduite ?
Pourtant à peine arrivée, Esther, encore sous le coup de sa dernière rupture sentimentale, ne peut dissiper son malaise devant cette salle à manger tapissée de livres : «  je n’avais aucune envie d’être là. »
Mais trop tard pour s’échapper, la jeune Justine, le vieux Georges, veuf inconsolable, son amie Nikki et Stéphane, le fameux animateur généreux et altruiste sont déjà là pour démarrer le nouveau cycle d’écriture proposé. Thème proposé : l’amitié. Racontez l’évolution d’une amitié dans les grandes lignes.
L’atelier peut donc enfin commencer et le livre de Natalie David Weill basculer dans une série d’histoires d’amour, de désamour, de coup de foudre littéraires, de maux et de mots.

Fiches techniques

Le roman mêle avec bonheur à la manière d’un Julien Gracq dans En lisant, en écrivant : intrigue autour du trio Nikki, Esther, Stéphane et  incursions littéraires chères à l’auteure de Paul Auster à  Émile Zola en passant par Marguerite Duras ou Leïla Slimani. Jolie trouvaille de Natalie David-Weill, chaque chapitre du livre se clôt par une fiche technique et thématique (questions essentielles, personnages, narrateur, structure de la scène, structure du récit, styles). L’atelier d’écriture ravira tous ceux qui aiment lire, rêvent d’écrire ou écrivent déjà.

Béatrice Peyrani

[1] Diffusée sur Radio Judaica Bruxelles et accessible en postcast sur 4ème de couverture

Une soumise rebelle !


Étouffée par l’époque, étouffée par le XVIIe siècle, siècle d’hommes ? Tel fût le destin de Jacqueline Pascal, poétesse et sœur du célébrissime scientifique et homme de lettres Blaise Pascal. Pourquoi et comment ? C’est ce que raconte le passionnant roman de Christine Orban, Soumise, publié aux éditions Albin Michel.

Méconnue et pourtant essentielle dans la vie et l’œuvre de l’illustre mathématicien Blaise Pascal, les poésies de sa sœur Jacqueline ont séduit ses plus illustres contemporains alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente. Une reine Anne d’Autriche, un cardinal Richelieu et un écrivain célèbre Corneille ont loué ses talents et lui ont témoigné toute leur admiration. Pourtant cette jeune fille brillante et passionnée choisira de renoncer à  ses dons pour prendre le voile et se retirer dans une  cellule de l’austère Abbaye janséniste de Port Royal.
Ce fut  son choix. Mais pourquoi une telle résolution, pour quelle élévation ? Pour quel amour ou renoncement ?  C’est ce qu’a réussi à raconter avec brio dans son dernier roman Soumise l’écrivaine Christine Orban. Une bibliographie romancée qui dévoile le destin incroyable de la cadette de la famille Pascal et plonge le lecteur au cœur d’une France du XVIIe siècle,  très majoritairement catholique mais divisée comme nous le verrons entre plusieurs courants, jésuites et jansénistes.

Prendre le voile

En 1648, Jacqueline après s’être consacré à la carrière son frère qu’elle aime et admire passionnément, décide subitement de devenir religieuse.  Elle a eu la petite vérole, elle y a survécu, en garde des séquelles ce qui inspirera à  Blaise ses fameuses pensées sur la beauté (qui n’ait finalement rien quand on aime quelqu’un car la beauté peut s’envoler au fil des ans ou des maladies). Jacqueline ira rejoindre l’abbaye de Port Royal de Paris : la sévère et influente abbaye, qui se réclame de la doctrine formalisée dans l’œuvre de l’évêque Jansénius (1585-1638). Pour Jansénius et les Jansénistes, l’homme depuis le pêché originel est irrémédiablement corrompu. Seule la grâce divine pourra sauver quelques élus, mais indépendamment du mérite ou des efforts des hommes. Tout est donc écrit pour les jansénistes, la grâce de Dieu nécessaire au salut de l’âme est refusée ou acceptée par avance. Le pardon ne se mérite pas par rapport à ce que l’on fait. Un non sens pour les Jésuites qui croient farouchement en la liberté individuelle et la possibilité pour l’homme de sauver son âme, en faisant de bonnes actions au cours de son existence.

Séduite par les prédicateurs de Port Royal, qui ont su attirer les plus fins esprits du siècle, Jacqueline accepte de différer son départ de Port Royal pour ne pas faire trop de peine aux siens. Elle attendra la mort d’Étienne, son père pour rejoindre les ordres.  Le 24 septembre 1651, Étienne, cet ancien magistrat de province, devenu figure du monde savant parisien, chef de famille  et veuf hors norme pour l’époque, qui avait décidé de s’occuper lui-même de l’éducation de ses enfants (y compris de ses filles !) rend l’âme.

Le 3 janvier 1652, la veille du départ pour Port Royal « fut comme une sorte d’exfiltration menée avec la complicité de Gilberte » explique Christine Orban. « Les deux sœurs ont mis au point un scénario. Gilberte raconte à Blaise que Jacqueline part pour une retraite… Blaise réagit fort mal.  A-t-il conscience du mensonge ? … Au petit matin, Gilberte apporte un bol de lait chaud et une tranche de pain beurré à Jacqueline, puis l’aide à ranger ses affaires dans un petit sac : toute une vie en si peu de place. Elle lui propose d’emporter un souvenir de la maison. Jacqueline refuse, aucun objet matériel ne l’attache. »
Il fait un froid atroce ce matin là, Jacqueline quitte la maison et le monde. Elle a 26 ans.

Un vrai miracle ?

Jacqueline est devenue Sœur Sainte-Euphémie et n’écrira plus de poèmes. « Ma sœur, qui avait des talents d’esprit tout extraordinaires et qui était dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent dans un âge plus avancé, fut aussi tellement touché des discours de mon frère qu’elle résolut de renoncer à tous les avantages, qu’elle avait tant aimées jusqu’alors et de se consacrer tout entière à Dieu…et elle se fit religieuse. », écrit Gilberte, l’aînée de la famille Pascal qui rédigera les Mémoires de Blaise et de Jacqueline.

Sœur Sainte-Euphémie va utiliser son savoir et ses connaissances utilement. Elle rédigera un règlement pour les enfants et va s’investir dans la conduite du noviciat. Le 24 mars 1656, sa petite nièce, pensionnaire à Port Royal, Marguerite Périer, la fille de Gilberte qui souffrait depuis plusieurs mois d’un ulcère lacrymal purulent et devait être opéré par le chirurgien Dalencé, se voit subitement soulagée par une relique, épine de la Couronne du Christ que la sœur Catherine de Sainte Flavie avait eu l’idée d’approcher de la jeune malade. Rappelé d’urgence le médecin ne peut que …constater le miracle. Pour Jacqueline et Blaise, cette miraculeuse guérison n’avait pour eux rien d’un hasard, mais au contraire bien l’approbation divine de la doctrine de Port Royal.

Fini les carrosses

Quelques jours avant sa mort le 4 octobre 1661, Jacqueline se résout après une longue résistance à signer le fameux formulaire (profession de foi que doivent signer tous les ecclésiastiques du Royaume de France pour condamner la doctrine janséniste jugée trop dangereuse pour l’autorité de l’Église et de la Monarchie). « On ne sait pas quel mal l’emporte. Peut-être d’avoir signé trois mois auparavant », souligne Christine Orban. « Jacqueline a obéi. Jacqueline s’est soumise à ce qu’on attendait d’elle. »

Blaise avait lui depuis belle lurette renoncé aux divertissements et choisi la pauvreté (après sa nuit de feu le 23 novembre 1654 lui apportant la révélation de l’existence de Dieu). Il a remisé  son carrosse, sa bibliothèque et son argenterie pour venir en aide aux miséreux, s’est rapproché de Port Royal mais ne renonça jamais à l’écriture et à la science. Il mourut dix mois seulement après Jacqueline, le 19 août 1662. Son ouvrage phare Les Pensées sont publiées à titre posthume en 1670, grâce au travail de Gilberte et de sa famille. Jusqu’au bout Gilberte et Jacqueline auront donc œuvré à l’immortalité de Blaise.

Béatrice Peyrani

 

Des romans pour l’été : Mensonges au paradis de Colombe Schneck

« Il faut beaucoup de mémoire pour repousser le passé [1]».
Colombe Schneck est journaliste à Paris et auteure de quatorze romans inspirés souvent de son histoire familiale. Pourtant elle n’avait encore jamais raconté ses souvenirs d’enfance en Suisse. Hasard, naïf enjolivement ou déni ?

Du propre aveu de l’auteure, la prochaine héroïne de son nouveau livre n’aurait rien à envier au bonheur d’une Heidi au pays des montagnes. L’ouvrage en devenir serait un vrai beau roman suisse tendre et pure comme l’enfance de la narratrice. C’est du moins ce que pensait Colombe Schneck, l’écrivaine à succès avant …
Avant de revenir trente ans plus tard dans la vallée sur ces mêmes chemins de montagne qui l’avait enchanté petite fille, alors qu’elle était pensionnaire au Home chez Anne Marie et Karl Ammann.
Le Home ? La deuxième maison de Colombe, un « grand chalet aux fenêtres encadrées par des volets peints en vert volet » quelque part peut-être dans le Pays d’en Haut. Les Ammann ? La deuxième famille, de Colombe qui l’accueillait pour toutes les vacances scolaires : quinze jours à Noël, une semaine en février, quinze jours en avril et le mois de juillet. «  Deux mois par an, …adoptée en échange d’une pension de 80 francs suisses par jour ». La petite parisienne y retrouvait les habitués, ses semblables, des pensionnaires qui ne passaient pas leur été ou leur Noël avec leurs parents pour « différentes raisons : divorce, drogue, célébrité,  trop de travail, mère seule, suicide, trop d’argent, pas assez d’argent, mère avec amant, père avec maîtresse, la guerre, les Guerres ».
Mais qu’importe les raisons de leur venue chez les Ammann, puisque Colombe comme tous les pensionnaires avaient trouvé leur refuge dans cette vallée riante. Vallée riante où,  la confiture de myrtilles, les frites, les röstis, le chocolat chaud, les tartes aux pommes y étaient les meilleurs du monde, tout comme la chaleur et l’affection des Ammann inégalables.
Colombe en était persuadée le récit de son retour en enfance au paradis suisse serait un livre «facile qui ne gênerait personne ».  C’était joué d’avance.

Une belle histoire suisse

Mais la vie a quelquefois plus d’un tour dans son sac et il avait fallu que Colombe au hasard de retrouvailles dans le village des Ammann apprenne que  Patou et Vava, les enfants d’Anne- Marie et de Karl (désormais décédés) avaient mal tournés.
Patou, l’élève prometteur, diplômé d’une des meilleures universités suisse, avait été arrêté après l’enterrement de son père. Il avait toute sa vie volé et escroqué. Vava, la skieuse magnifique, l’artiste délicate, sortie de l’École du Louvre avec deux ans d’avance, souffrait psychiquement. Pourquoi Patou et Vava avaient-ils chuté au pays du bonheur ? Pourquoi Colombe n’était elle jamais revenu en trente ans sur ses pas ? Pourquoi n’avait-elle pas voulu comprendre que Patou et Vava avaient été privés de leurs parents, Karl et Anne-Marie étant trop occupés à gagner leur vie avec leurs hôtes payants ? Un triple choc pour Colombe qui doit ré-escalader sa montagne magique au risque de casser ses illusions. Et si son paradis d’enfance n’avait été qu’un tas de mensonges ? Et si son enfance heureuse n’avait été qu’une illusion ? Et si le home n’avait été qu’une armure de carton ?

Troncs de sapins verts

Colombe se souvient des marches de montagne épuisantes qu’elle pensait avoir tant aimées. Comment s’en plaindre ? Ses courses au milieu des sapins verts n’avaient elles pas forgé son caractère ? La faim à oublier lors de ces courses improbables ne lui avaient elles pas insufflé le goût de l’effort et la persévérance qui lui avaient permis de se relever d’un mariage malheureux, de faire une carrière, d’écrire avec assiduité ses livres?
Colombe se souvient de Karl qui leur montrait comment boire de l’eau dans les abreuvoirs creusés dans les troncs de sapins. Il fallait faire vite, ne pas s’asseoir pour ne pas couper les jambes. Tout était sérieux, rien ne devait être pris à la rigolade. C’était dur mais on était élevé, éduqué, nourri, aimé.
Mais Karl avait aussi sa face noire. Colombe ose trente ans plus tard s’interroger. Karl ne truandait-il pas sur les tickets de train : « vingt enfants, douze billets de train, douze forfaits de ski à l’année plutôt que saisonniers, des noms qui ne sont pas les nôtres. » Drôle d’exemple pour un pater familias exemplaire.
Colombe hésite encore sur les remarques pas toujours délicates de Karl annoncées à la cantonade. Colombe tu as les nénés qui pointent…Colombe a oublié les larmes de Patou entrevues à l’évocation d’un martinet brandi, et soi-disant resté à l’état de menace à l’égard de tous les pensionnaires trop turbulents. Mais Patou n’était il pas finalement un pensionnaire comme les autres ?
Colombe se souvient de sa peur inexpliquée[2] dans ce train de la Deutsche Bahn en partance pour la Suisse, du silence et de l’anxiété de ses parents rescapés de la Shoah, emmurés et corsetés dans leurs gestes.

Faire semblant pour survivre

Interrogée par Natalie David-Weill dans 4ème de Couverture (un magnifique postcast disponible sur Spotify) Colombe Schneck cite une phrase glaçante de Simone Veil à propos de son retour d’Auswitsch. Comment a- t-elle fait pour vivre après la guerre ? Comment a- t-elle pu mener une vie normale, travailler, se marier, devenir mère ? « On a fait semblant » a répondu Simone Veil. Faire semblant pour vivre, pour grandir et pour aimer malgré tout. Et si c’était ça la promesse de notre bonheur.

Colombe Schneck laisse son lecteur interpréter les petits riens de la vie, les détails troublants, les non-dits.  Ses mensonges au paradis interrogent chacune de nos enfances avec ses bonheurs et ses douleurs muettes. Mensonges au paradis, court roman dense et cristallin se lit d’une traite, à vive allure sous un ciel d’été étoilé.

Béatrice Peyrani

[1] Gilles Deleuze, L’abécédaire, entretiens avec Claire Parnet.

[2] Mais explicable selon un ami de Colombe, médecin suisse en raison d’une probable transmission épigénétique du stress,  qui inscrit dans les gênes de la narratrice une  inquiétude à vie sur l’hypothèse de prendre un train allemand quoiqu’il se passe 70 ans plus tard.

Félicité Herzog : Une brève libération

Prix Simone Veil 2023, Une brève libération de Félicité Herzog dépeint avec maestria l’histoire trouble des Cossé-Brissac pendant la seconde guerre mondiale. Pour tenter d’éviter ce qu’elle juge comme « une mésalliance », May de Brissac, la très belle et mondaine duchesse, envoie sa fille Marie-Pierre (par ailleurs la mère de l’auteure) dans une clinique en Suisse et s’entretient avec Paul Morand sur les rives du Léman. En vain ?

Un écrivain parisien en exil en Suisse et une mère effrayée par le projet INSENSÉ de mariage de sa fille, dans un restaurant de Lausanne. Lui c’est Paul Morand, elle May de Brissac. Ils se sont donnés rendez-vous à La Croix d’Ouchy, un restaurant chic et discret de Lausanne.

La seconde guerre mondiale est en train de s’achever et le moins que l’on puisse dire c’est que ni l’homme, ni la femme – qui sont en train de déjeuner – n’y ont été héroïques ! Paul Morand, diplomate de carrière en poste à Londres en 1940 n’a pas fait le choix de rallier le Général de Gaulle et accepte en 1943 de devenir ambassadeur de France en Roumanie. À la Libération, il a prudemment souhaité se faire oublier et s’est installé avec son épouse sur les rives du Léman.

Elle, amie intime de Josée Laval, la fille de Pierre Laval, vice-président de l’État français et farouche investigateur de la collaboration avec l’Allemagne nazie ne s’est pas gênée de recevoir dans son splendide hôtel particulier sur les quais de Seine, (au 36, cours Albert 1er très exactement – qui abrite désormais l’Ambassade du Brésil) le Tout Paris de la collaboration. À la libération, elle sera quelque temps arrêtée, mais très vite relâchée grâce à la mobilisation de sa famille.

La vie est une fête

Qu’importe d’ailleurs ? Paul, comme May, l’un comme l’autre, n’ont pas de temps pour les remords ou pour quelconque examen de conscience, trop occupés à faire de leur vie une fête éblouissante.  

Les deux amants tentent d’élaborer une stratégie pour ramener à la raison Marie-Pierre, la fille de May et de Pierre de Brissac, qui entend épouser un brillant étudiant Simon Nora, résistant exemplaire et courageux, qui a rejoint les maquis du Vercors, fils de Gaston Nora,  éminent chirurgien de l’hôpital Rothschild de confession israélite.

Pour les Brissac, le choix de Marie-Pierre, est tout simplement inconcevable comme l’avait expliqué le duc à Gaston Nora.  La famille Brissac est de noblesse militaire… « elle compte quatre maréchaux de France, honneur qu’elle partage avec Harcourt, Noailles, Dufort et Biron. Les Brissac ont trouvé leur renom au service de l’État qui s’unifiait, et acquis le sens de la permanence du pays à travers l’accident des régimes. Ils devinrent les seigneurs du château de Brissac en 1502. Vous comprendrez donc que ce ne sont pas quatre années de régime vichyste qui changeront le cours de notre histoire… ». Tout est donc dit dans le meilleur des mondes !

Une idylle aux accents de Roméo et Juliette

Pour ramener le calme dans la famille Brissac et éloigner Marie-Pierre de Paris et surtout… de Simon, ses parents l’ont envoyé dans une clinique de Crans Montana, La Moubra, réputée dans les affections non pulmonaires et qui compta parmi ses patients le célèbre pianiste Dinu Lipatti.  L’air des Alpes pourrait-il convaincre Marie-Pierre d’accepter de convoler comme les jeunes filles bien nées de son monde avec un fiancé à particule ? En attendant May de retour à Paris, appela sa fille à la clinique pour lui intimer l’ordre de renouer avec la raison et lui répéta très précisément les paroles que Morand lui avait dictées précisément à La Croix d’Ouchy :

 « Ma chérie, vous avez eu des amours : c’était un acte individuel… Vous établissez à tord votre bonheur sur une vie de relation ; au moment où, donc, vous croyez rompre avec la société, attitude aussi romantique que démodée, vous créez d’autres lien ; vous entrez dans une société étrangère. »

Incrédulité et colère de Marie-Pierre qui rappelle l’arrivée des Nora en France bien avant la Révolution !

Avec une plume fine et aiguisée, Félicité Herzog, qui n’est autre que la fille de Marie-Pierre,  raconte dans Une brève libération le dénouement de cette idylle, aux accents d’un nouveau Roméo et Juliette, dans le Paris des années 40. Alternant les chapitres Brissac-Cossé et Nora, l’auteure met en scène avec maestria le choc de deux mondes : celui des grandes familles françaises nobiliaires, catholiques et parfois violemment antisémites et la société juive libérale, meurtrie par la guerre. Elle en profite aussi pour brosser une impressionnante galerie de portraits de Coco Chanel, en passant par Arletty ou Josée Laval sans oublier celui de sa mère, la lumineuse Marie-Pierre de Brissac, qui décrochera l’agrégation de philosophie et vient de fêter ses 96 ans.

Béatrice Peyrani 

Félicité Herzog, Une brève libération -Stock

Le Saint-Moritz de Lee Miller

Mannequin, égérie et compagne de Man Ray dans le Paris des années vingt, photographe du tout New York dans les années trente, reporter de guerre couvrant la bataille de Saint-Malo et la libération des camps de concentration, la vie incroyable de l’américaine Lee Miller fut aussi courageuse qu’imprévisible. Objectif à la main, elle sillonna la planète de New-York au Caire en passant par Budapest ou Sibiu, mais c’est à Saint-Moritz que sa vie changea deux fois brusquement. Explications…

En 1927, Lee Miller, 20 ans, splendide jeune beauté américaine traverse une rue de New York. Elle faillit être renversée par un automobiliste et ne dut son salut qu’à un passant qui la tira in extremis à l’arrière. L’ange gardien n’était autre que Condé Nast, le tout-puissant magnat de la presse qui ébloui par l’allure de la jeune fille, lui propose de poser pour un de ses magazines, le journal Vogue. Aussitôt proposé, aussitôt fait. Lee Miller fait la une du magazine en mars 1927, sa carrière de modèle était lancée et les photographes vedettes comme Edward Steichen ou Arnold Genthe se l’arrachaient.

Mais la jeune fille avait d’autres ambitions que de servir… de luxueux porte-manteau. Elle avait soif de découvrir le monde et la technique photographique la fascinait aussi. En 1929, elle met donc le cap sur Paris où elle s’en va sonner à la porte du photographe le plus étrange de la ville : le surréaliste Man Ray. Son atelier était désert, la concierge lui répondit que le photographe s’apprêtait à partir en vacances. Par un hasard incroyable, Lee reconnut Man Ray au café voisin, au Bateau Ivre et lui signifia qu’elle était sa nouvelle élève. Man Ray lui répondit qu’il n’avait pas d’élèves et qu’il partait en vacances pour Biarritz. Enchantée, la jeune femme lui assura que c’était une magnifique idée et qu’elle allait l’accompagner aussitôt. Et le mannequin américain devint la muse, l’égérie, puis l’amoureuse de Man Ray, qui pour les beaux yeux bleus de Lee, délaissa sa maîtresse en titre Kiki de Montparnasse.

Miller et Ray, désormais amants à la ville seront aussi tour à tour modèle et artiste chacun l’un de l’autre, progressant au contact de l’autre dans l’expérimentation sans cesse renouvelée de nouvelles techniques photographiques. La réputation montante de la photographe Lee Miller lui permet de travailler pour plusieurs magazines et différents studios de cinéma, dont la Paramount où la jeune femme doit portraiturer les premières vedettes du septième art ! Mais Lee n’inspire pas que Man Ray, elle apparaît aussi dans le film de Cocteau Le sang d’un poète et sert de modèle pour les nouvelles tenues de tennis de Rodier.

Coup de foudre à Saint-Moritz

La petite routine du bonheur aurait pu s’installer, mais Lee tombe amoureuse d’un homme d’affaires égyptien, Aziz Eloui Bey. Lee décida de le rejoindre alors qu’il était en vacances à Saint-Moritz dans son chalet avec son épouse Nimet. Aziz était un ami proche de Charlie Chaplin et lui présenta Lee. Ces derniers sympathisèrent et Lee fit de nombreuses photos de l’acteur. De retour à Paris, Lee décida de quitter Man Ray et s’envola pour New York où en pleine dépression économique elle ouvrit un studio de photos de 1932 à 1934. Et le succès fut une nouvelle fois pour elle au rendez vous, les célébrités se pressant pour passer sous son objectif mais à la surprise de tous en 1934, elle décida de fermer son entreprise et épousa Aziz qui venait enfin de voir son divorce prononcé.

Lee devint une princesse …au Caire. Elle joua un temps les maîtresses de maison attentionnées mais repartit vite, grâce à la générosité et compréhension illimitée d’Aziz appareil de photo sous le bras à la découverte du monde, des déserts égyptiens aux temples grecs en repassant par Paris. Paris où elle reste de longs mois en 1937 et fait la connaissance du peintre Roland Penrose qui allait bientôt devenir …son second mari. Mais en 1939, la guerre éclate. Les États Unis demandent à leurs ressortissants de rentrer au pays au plus vite. Lee veut rejoindre Roland à Londres et travailler comme photographe pour Vogue. Ce ne fut pas simple, les équipes du journal étaient complètes et Cecil Beaton en était le photographe star. Mais Lee s’accrocha et réussit à se faire engager. Elle accepta de shooter de longues séries de sacs et de chapeaux pour les rubriques promotionnelles du journal et souvent le soir en compagnie de Roland elle photographiait Londres en guerre. De ses escapades incertaines elle tira plusieurs images pour un livre Amère Victoire : images de la Grande Bretagne sous les bombes qu’elle réalisa avec deux confrères américains. Une de ses images …une machine à écrire écrasée-Remington réduite au silence- fut largement reprise par les media américains et le livre eut un grand succès. Et Lee devint à son tour une des photographes stars du Vogue britannique, alternant photos de mode épurée -vu les circonstances – et portraits de célébrités, comme la danseuse Margot Fonteyn. Mais Lee n’entendait pas passer à côté de la grande histoire, elle se fait accréditer comme correspondante auprès des armées américaines et couvre aussi le conflit… pour Vogue ! Elle l’est une des cinq premières femmes dans le métier et choisit pour premier reportage l’activité des infirmières dans un hôpital de campagne en Normandie. Résultat : cinq pellicules de photos, 14 pages dans Vogue pour publier ses photos et son premier article – jugé aussi poignant qu’impérial !

Lee se rend donc à Saint Malo avec les armées américaines, assiste à la Libération de Paris, retrouve ses amis Picasso et Éluard, puis en compagnie d’un jeune photographe américain de Life, David E. Scherman, elle file à Leipzig et assiste à la libération des camps de concentration. A Dachau, ce sera le choc indescriptible, elle photographie les cadavres des corps squelettiques entassés et supplie la rédaction de Vogue de croire que tout ceci est vrai.

A Münich avec Scherman, Lee tombe par hasard sur l’appartement de Hitler, ils décident de se photographier chacun leur tour dans la baignoire du dictateur, bottes militaires crasseuses laissées sur le tapis, comme pour en exorciser l’endroit. La photo avec Lee fera le tour du monde ! Lee ne pourra pas sortir indemne de ce voyage hallucinant. Elle va se bourrer de somnifères et boire à l’excès. Elle continue son périple en Autriche, Hongrie, Roumanie avant de rentrer à Londres. Elle retrouve Roland et Vogue.

Un bébé en Engadine

Lee en Suisse à l’occasion d’un reportage de mode, mars 1947-Photographe inconnu

Le journal l’envoie à Saint-Moritz en 1947 ou toute la jet set avait hâte de se retrouver pour skier. Un événement  la surprit : Lee était enceinte. Elle l’écrit à Roland ainsi « ce n’est pas une façon très romantique de te l’annoncer mais je vais commencer à tricoter des brassières pour un petit homme, je me sens bizarre ». Inquiète, elle demande à Roland s’il sera heureux d’être père. Elle lui assure qu’elle n’entend pas faire de son bureau, une pouponnière.

Comme c’était singulier.  En 1935,  Lee était venue à Saint- Moritz avec Aziz, ils y avaient grelotté de froid 10 degrés en plein été, elle avait pesté contre la nourriture très chère et sans saveur, mais plus amoureuse que jamais elle avait épousé Aziz. Cette fois en 1947, dans cette même station de Saint-Moritz, sa vie allait prendre encore une fois un nouveau visage. Alors qu’elle n’y avait jamais pensé peut-être, elle allait devenir mère.

Lee va délaisser bientôt le journalisme pour sa nouvelle passion la cuisine. Elle épouse Roland et ensemble ils décident de  s’installer vivre dans la campagne anglaise à Farley Farm. Roland va devenir un des acteurs clés de la reconnaissance de l’art contemporain britannique (il sera bientôt le talentueux directeur des Beaux-Arts du Bristish Council ce qui vaudra au couple de revenir vivre à Paris quelques années. Roland sera aussi un membre très actif du Comité directeur de la Tate Gallery).

Lee ne parlera pas à Antony son fils de sa vie d’avant. Ce dernier découvrira après sa mort en 1977 l’incroyable roman de sa vie dans les documents et photos conservés par sa mère dans des dizaines de cartons entassés dans le grenier de la maison familiale.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus : Les vies de Lee Miller par Antony Penrose édité chez Thames & Hudsonhttp://thamesandhudson.com

A ne pas manquerhttp://rencontres-arles.com

Lee Miller, photographe professionnelle (1932-1945) aux Rencontres de la photographie en Arles à voir jusqu’au 25 septembre à l’espace Van Gogh

 

Quand Gorki tutoyait Gogol



Les éditions des Syrtes à Genève publient une nouvelle version du Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, écrit pendant son exil en 1905 à Capri. L’occasion de découvrir la plume sensible et authentique de ce romancier russe pas si éloigné de son fantasque confrère ukrainien Nicolas Gogol. Entretien avec son traducteur Jean-Baptiste Godon[1].

Pourquoi avoir choisi de republier ce texte ?
Jean-Baptiste Godon. Bien qu’il soit relativement peu connu en France, Le bourg d’Okourov occupe une place importante dans la production de Gorki. Il est le premier volet d’une trilogie inachevée consacrée à la vie provinciale (parfois qualifiée de « cycle d’Okourov ») et s’inscrit de ce point de vue dans le prolongement des chroniques provinciales que l’on retrouve chez des auteurs tels que Gogol, Leskov, Saltykov-Chtchedrine, Bounine ou Zamiatine. Dans ce récit pittoresque, Gorki s’efforce de décrire la province russe telle qu’elle est réellement, ses attentes, ses travers et ses angoisses à l’époque de la révolution de 1905, période charnière de basculement entre la Russie ancestrale et la nouvelle Russie soviétique.
Le bourg d’Okourov est l’un des rares textes longs de l’œuvre de Gorki qui n’avait pas fait l’objet d’une traduction intégrale en français. La première traduction réalisée en 1938, intitulée Tempête sur la ville, comportait de nombreuses coupes représentant près du tiers du texte original. Ce dernier est publié pour la première fois en intégralité en français dans la présente édition révisée. Ces passages inédits concernent notamment les opinions négatives formulées par les habitants d’Okourov sur les étrangers et en particulier les populations allemandes présentes en Russie. Malgré ces coupes, la première traduction française du récit fut placée sur la « liste Otto » des ouvrages jugés antiallemands et interdits en France par la propagande nazie pendant l’Occupation. Il s’agit d’une traduction partiellement inédite en français d’un texte important dans l’œuvre de Gorki et qui révèle sa vision authentique de la Russie provinciale à la veille de la révolution, sans le vernis du réalisme socialiste que l’on trouve dans certaines de SES œuvres les plus connues.

Gorki a écrit ce roman à Capri, pouvez-vous nous en dire plus sur les conditions de son écriture ?
JBG. Gorki écrit Le bourg d’Okourov à Capri pendant l’été et l’automne 1909, le texte fut publié pour la première fois en Russie en décembre 1909. Il fit l’objet de plusieurs variantes successives dont la dernière, approuvée par l’auteur en 1922 et reprise dans ses Œuvres complètes en vingt-cinq volumes en 1971, sert de base à la présente édition. Gorki écrit vite car la province russe est un sujet qu’il connaît bien et affectionne particulièrement. Il dira d’ailleurs à ce propos qu’il aurait pu faire du Bourg d’Okourov un roman en dix volumes tant les petites villes de province lui étaient familières.
Gorki qui vit en exil à Capri depuis octobre 1906 a déjà publié Le Chant du pétrel (1901), Les Bas-fonds (1902) et La Mère (1906). Il est alors un écrivain célèbre en Russie et dans le monde pour ses œuvres engagées et sa participation à la révolution de 1905. L’écriture du Bourg d’Okourov intervient cependant à une époque à laquelle l’écrivain est en conflit avec une partie des dirigeants bolcheviks. Il soutient alors la théorie de la construction de Dieu, appelant à l’édification d’une religion de l’humanité plutôt qu’à la négation matérialiste de la foi promue par Lénine. Il participe également à cette époque, contre la volonté de ce dernier, à la création d’une école de propagande destinée à former la conscience politique des ouvriers russes invités à cet effet à Capri. C’est donc dans un contexte de tension et de distanciation vis-à-vis de la doctrine et des méthodes bolchéviques que Gorki écrit Le bourg d’Okourov

Gorki nous fait entendre la voix de plusieurs personnages mais finalement n’en privilégie aucun semble-t-il ? Pourquoi ?
JBG. Il semble que cela résulte précisément de l’intention de l’écrivain de dresser un tableau réaliste de la Russie provinciale telle qu’il la perçoit alors : avec humour et poésie mais sans noircir ou embellir les élites ou les démunis d’Okourov. En ce sens Le bourg d’Okourov peut être considéré comme une mise en garde contre la vision manichéenne des révolutionnaires quant à la nature humaine et la province russe. Il révèle également les doutes et les craintes de Gorki quant aux conséquences dramatiques d’un bouleversement révolutionnaire qu’il appelait pourtant de ses vœux.  

Quel retentissement a eu ce texte de Gorki en URSS ? Et aujourd’hui en Russie ?
JBG. Le bourg d’Okourov fut considéré par la critique de l’époque comme une œuvre charnière dans la production de Gorki, par laquelle il délaissait la vision engagée de ses écrits précédents pour une approche plus fine de la société russe et de sa complexité. Certains qualifièrent le récit d’œuvre réactionnaire révélant le socialisme incertain de l’auteur (ce dont se défendit Gorki). D’autres soulignèrent la qualité littéraire de son texte, le raffinement de son style de conteur et le caractère extrêmement vivant qu’il réussit à insuffler à ses personnages. La propagande soviétique s’efforça après sa mort de remodeler l’image de Gorki, d’effacer ses profondes contradictions, pour souligner le soutien qu’il apporta au régime notamment après son retour en Union soviétique au début des années 1930. Ses écrits extrêmement critiques de la révolution d’octobre et des dirigeants bolcheviks (réunis dans le recueil Les Pensées intempestives) ne furent pas republiés en Union soviétique.  S’il fut moins mis en avant que ses œuvres plus connues telles que La Mère, véritable canon du réalisme socialiste, Le bourg d’Okourov ne fut pas en revanche désavoué à l’époque soviétique et figure en bonne place dans la plupart des éditions soviétiques de ses œuvres choisies. Le récit était considéré comme une critique des milieux petits-bourgeois et des marchands de province, compatible avec la ligne officielle du régime. 

La superbe couverture que vous avez choisi pour Le bourg d’Okourov est un tableau de Boris Koustodiev – Province 1919 – hasard des recherches ou choix délibéré ?
JBG. Boris Koustodiev que connaissait et appréciait Gorki est l’un des grands peintres de la province et de la bourgeoisie russe. Il semblait naturel de s’orienter vers l’une de ses productions. Par ses couleurs vives et contrastées et sa composition, le tableau Province réalisé en 1919 illustre à merveille le décor et l’ambiance du récit : un bourg coupé en deux par une rivière, les élites passant sur la berge sous l’œil goguenard des plus démunis adossés à la rambarde du pont…  

Propos recueillis par Béatrice Peyrani

[1] Au diable vauvert et Alatyr d’Evgueni Zamiatine, Éditions Verdier (2006) – Lauréat du Prix Russophonie pour la meilleure traduction littéraire du russe vers le français décerné par la Fondation Boris Eltsine ; Le Nègre violet d’Alexandre Vertinski, Louison Éditions (2017) ; Une nuit, un jour, une nuit de Dmitri Danilov, projet Moscou-Paris, Un compartiment pour trois, Salon du Livre (2018) ; Devouchki de Viktor Remizov, Éditions Belfond (2019) ; Leaving Afghanistan de Pavel Lounguine (2019) ; Gorki et ses fils – Correspondances, Éditions des Syrtes (2022) ; Le Bourg d’Okourov de Maxime Gorki, Éditions des Syrtes (202

 Maxime Gorki
Le bourg d’Okourov
Traduit par Jean-Baptiste Godon

Editions Syrtes

Une divine de New-York à Saint-Moritz

Après Berthe Morisot, Romain Gary ou Clara Malraux, l’académicienne Dominique Bona raconte dans « Divine Jacqueline », avec élégance et subtilité, l’incroyable destin de Jacqueline de Ribes, muse et mécène proustienne. Femme moderne et bohème, elle osa — sacrilège incroyable pour les héritières de son monde — lancer sa propre entreprise, une maison de haute couture à plus de 50 ans ! À défaut d’empire, elle sut de New-York à Paris, en passant par Tokyo, imposer un style. Son style ! Et en Suisse aussi. Sportive émérite, longtemps la comtesse de Ribes dévala les montagnes de l’Engadine, en anorak de couleur vive, fuseau et lunettes noires. Retour sur quelques souvenirs tout schuss en techicolor.

« L’hiver, tous les hivers depuis qu’elle est enfant, Jacqueline de Ribes a rendez-vous avec la neige. Son grand-père (Olivier de Rivaud)[1] l’emmenait skier à Saint-Moritz quand ce sport en était encore à ses prémices. Elle avait cinq ou six ans, à ses premières descentes. Restée fidèle à la station de l’Engadine… elle y passe un ou deux mois chaque année : elle y séjourne au Kulm Hotel » et enchaîne avec le même enthousiasme, cours de ski, slaloms et godilles frénétiques sur les pistes, déjeuner en altitude au Corviglia Club. « C’est l’heure du vin chaud (pas pour Jacqueline de Ribes, qui ne boit que de l’eau), des éclats de rire, des fleurs esquissées. Ils se poursuivront le soir, à l’heure des cocktails, et plus tard encore à l’aube dans les boîtes de nuit de la station, aussi réputée pour ses pistes nocturnes que diurnes. »

Une vie de jet setteuse

Entre Marbella, Ibiza, Saint-Moritz ou Cervinia, bals masqués, grands dîners et galas de charité, la comtesse Jacqueline de Ribes, héritière d’une lignée aristocratique (née Bonnin de la Bonninière de Beaumont le 14 juillet 1929) remontant aux Croisades, muse des plus grands couturiers et photographes (Yves Saint Laurent, Oleg Cassini, Valentino, Jean-Paul Gaultier, Richard Avedon, Irving Penn, Cecil Beaton…) n’avait pas de quoi s’ennuyer. Pourtant cette aristocrate osa l’incroyable pour son monde, lancer à 53 ans, sa propre maison de couture. Malgré l’engouement pour ses créations, de sublimes robes du soir de forme classique et épurée et l’enthousiasme de ses paires, dont celui que lui manifesta son ami Yves Saint Laurent, après plus de dix ans d’efforts (et de pertes financières), la maison Jacqueline de Ribes dut fermer ses portes en 1995. À défaut de devenir une créatrice de mode à la tête d’un empire du luxe, la comtesse sut imposer en quelques saisons seulement de New-York à Tokyo, un style : son style.

Une icône consacrée

Un style reconnaissable entre tous pour le Metropolitan Museum of Art de New York  (MET) au point qu’il voulut être le premier en 2015 à organiser une grande exposition à la gloire de Jacqueline de Ribes, en y présentant une soixantaine de ses tenues de prêt-à-porter ou haute couture signées Yves Saint Laurent, Jean-Paul Gaultier, Pierre Balmain, Armani, Valentino ou bien sûr Jacqueline de Ribes elle-même.  

Une consécration pour le moins exceptionnelle ! Jusqu’alors, seul le grand couturier Yves Saint Laurent avait eu le privilège de voir de son vivant ses créations présentées au MET !

En 2017, Jacqueline de Ribes décidément devenue iconique, voit son portrait projeté sur l’Empire State Building à l’initiative du Harper’s Bazar. Le prestigieux et influent journal de mode américain qui fête alors ses 150 ans, veut en effet rendre hommage aux femmes les plus inspirantes qui ont fait la une du magazine. Naturellement les plus grandes stars hollywoodiennes comme Marylin Monroe, Elisabeth Taylor, Audrey Hepburn figurent bien sûr parmi la centaine de photos choisies ce soir, mais plus étonnant, la française Jacqueline de Ribes, au profil de pharaonne avec son cou de girafe, ses  grands yeux en amande, soulignés d’un trait noir, son nez long et sans défaut, photographiée par Richard Avedon, a été retenue.

Plus adulée à l’étranger qu’en France, la légende de Jacqueline de Ribes était elle déjà en train de s’écrire malgré elle ? En 2010, l’intéressée avait déclaré au magazine Vanity Fair que jamais elle n’écrirait ses mémoires. Pourtant la dernière reine de de Paris, qui fêtera ses 93 ans en juillet prochain, a ouvert ses archives personnelles et accepté de livrer ses souvenirs à  Dominique Bona. L’académicienne qui n’avait jusqu’ici conté que la vie de personnages illustres et décédés (Berthe Morisot, Romain Gary, Camille et Paul Claudel) posa toutefois comme condition préalable que son interlocutrice ne lirait pas le manuscrit avant la publication et la laisserait libre de sa prose. Sage décision, tant le monde de Jacqueline de Ribes semble s’évanouir à jamais.

Disparues ses amies les plus chères, Maria Callas, Maria Agnelli, Marie- Hélène de Rothschild qui faisaient les grandes heures d’une brillante café society de Rome à New-York en passant par Paris. Dispersées en partie aux enchères, les magnifiques collections qu’abritaient l’hôtel parisien des Ribes, rue de La Bienfaisance. Envolé le temps des dîners entre gens du beau monde servis par une cohorte de maîtres d’hôtel en gants blancs emblématiques d’un art de vivre à la française si sophistiqué. Un monde avec ses grandeurs, ses vacuités et ses cruautés. Un monde qui s’engloutit tel l’Atlantide. Un monde d’hier que Dominique Bona, biographe  de Stefan Zweig, a tenté de capter avec talent.

 Béatrice Peyrani

DIVINE JACQUELINE
DOMINIQUE BONA DE
L’Académie Française
aux Éditions Gallimard

 

 

 

[1] Olivier Rivaud de la Raffinière qui a créé l’empire industriel éponyme, en diversifiant avec succès dès avant la première guerre mondiale ses activités de la banque à la culture de l’hévéas, du caféier, au palmier à huile du Congo Belge à la Malaisie, en passant par l’Indochine…

Je suis aimantée par le Léman

Pour la peintre française expatriée à Zurich puis Genève, Gaëlle Mot, le Léman est devenu un ami, un confident de tous les instants. Il l’inspire chaque jour de l’aube au couchant, quelque soit la météo ou presque. Entretien avec une bretonne qui a succombé au charme des rivages lémaniques.

 

Comment travaillez-vous ? 
Gaëlle Mot : Je travaille habituellement dans mon atelier d’après des photos que j’ai préalablement prises lors de mes longues promenades sur les rives du Léman. Lorsque le temps et la météo me le permettent, je prends mon chevalet de campagne pour peindre sur le motif, mais cela et occasionnel.

Qu’est-ce qui vous inspire sur le lac?
Gaëlle Mot : 
Je suis inspirée par une multitude de choses. Les lumières et les reflets mais aussi les infinies variations de couleurs sont une grande source d’inspiration pour moi. L’eau est mon élément et je me noie dans la contemplation de sa vaste surface.

Qu’est-ce qui vous charme le plus sur le lac Léman ?
Gaëlle Mot : Je suis tombée sous le charme des Bains de Pâquis et de son plongeoir orné de sa magique poésie qui figure dans plusieurs de mes tableaux. Autre plaisir de la rade, je ne me lasse pas du ballet des mouettes genevoises…

Comment pourriez-vous définir l’âme / l’esprit du Léman ?
Gaëlle Mot : Pour moi, le Léman est magnétique, il attire et inspire les écrivains, les poètes, les peintres, les navigateurs, les nageurs, les touristes… Personnellement, je suis aimantée ! J’aime tout particulièrement le Léman dans sa quiétude des petits matins, lorsque nous pouvons y puiser paix et sérénité.

Parution en 2021 de Contemplations genevoises, recueil des tableaux genevois de Gaëlle Mot, agrémentés de poèmes contemporains, disponible dans l’atelier et sur le site de l’artiste.
Atelier-Galerie Rue Roi Victor Amé 8 à Carouge – sur RDV au 076 690 24 71 – www.gaellemot.com

Réalisé par Béatrice Peyrani.

La tragique odyssée des deux sœurs Livanos


Chalets avec toiles de maîtres à Saint-Moritz, joyeuses descentes de ski depuis le Piz-Nair ou le Piz-Corvatsch, soirées mondaines au Corviglia Club, rien ne paraissait trop beau pour les sœurs Livanos. De New-York aux pentes de l’Engadine, la planète entière semblait pour les deux héritières, un joli terrain de jeux. De quoi d’ailleurs auraient-elles dû s’inquiéter ?

Eugénie et Tina Livanos avaient presque tout : gloire et beauté.  Elles étaient les filles du riche armateur grec Stravos Livanos. Nées avec une cuillère d’argent, elles avaient vécu enfants, dans une grande maison à Londres, que la Café Society de l’époque fréquentait assidument. Élégantes et riches, le choix d’un gentil fiancé n’aurait pas dû être bien compliqué.  Et l’amour leur semblait promis.

Hélas, pour leur plus grand malheur, les deux sœurs choisirent d’épouser deux rivaux, deux armateurs, deux Grecs.

A 17 ans à peine, la cadette, Tina, succombe à la cour enflammée d’un certain Aristote Onassis. Petit et trapu, il n’est pas beau mais sait se faire charmeur. Il a fait fortune en achetant des Liberty-ships après la guerre. Chaleureux, volubile, cheveux gominés, Onassis aime les voitures de marque et les stars. Il envoie des gerbes de fleurs et de lettres d’amour à Tina, subjuguée, qui l’épouse en 1944.

En 1947, l’aînée des Livanos, Eugénie se marie avec Stravos Niarchos. L’ennemi juré d’Onassis : son concurrent le plus redoutable et que la presse surnomme avec admiration : the Golden Greek. Figure de la jet-set, Niarchos n’est-il pas si raffiné, cultivé et aimable ? Tout l’inverse de cet exubérant Onassis aux fréquentations pas toujours recommandables ! Niarchos fait lui partie du grand monde. Il est invité aux courses d’Ascot et a su se faire un joli carnet d’adresses dans l’industrie, la politique et même l’aristocratie européenne.

Sur mer, les deux milliardaires se sont toujours livrés à une compétition sans merci. En ville, ils se détestent.

La croisière s’amuse, mais…

Mariés aux sœurs Livanos, les deux beaux-frères s’affronteront désormais à coups de yachts plus luxueux les uns que les autres, de palais en châteaux, d’œuvres d’art en chefs d’œuvres, d’îles en paradis doré pour le plus grand malheur de leurs épouses !

Car derrière les sourires de façade, Tina et Eugénie, épouses esseulées et solitaires se réfugient dans les drinks, le champagne et les petites pilules miracle pour s’évader, dormir, maigrir, rester jeune.  Leur mariage bat de l’aile et le divorce ne sauve jamais un Grec, alors forcément la vie est tragique.

Stéphanie des Horts nous fait revivre la mythique croisière à bord du fameux Christina, où Onassis séduira Jackie et débarquera Maria Callas. Les couchers de soleil sur la mer Egée sont admirables, près d’Épidaure, les enfants n’ont pas de place dans la vie de ces grandes personnes bien trop occupées par elles- mêmes, mais bientôt le drame arrive.

Béatrice Peyrani

Les Sœurs Livanos, de Stéphanie des Horts, Le Livre de Poche

La Suisse de Phidias


Et si Phidias, l’un des plus illustres sculpteurs grecs de la Grèce Antique revenait 2500 ans après sa mort, visiter le Musée Barbier-Mueller de Genève ?

C’est l’une des scènes les plus émouvantes du captivant roman de Julien Burgonde, qui sort ces jours-ci aux Éditions Plaisir de Lire.

Tout commence par la découverte en Grèce du sarcophage de Phidias, l’artiste phare de l’Acropole et d’Olympie. Au même moment, la tension est à sa comble entre les gouvernements de Londres et d’Athènes qui réclame la restitution des chefs d’œuvre du Parthénon, justement sculptés par le génial Phidias et détenus depuis 300 ans par le British-Museum.

Caisson de maturation

Branle-bas de combats, dans les hautes sphères diplomatiques de la Perfide Albion ! Comment gagner du temps ? Ou mieux s’il était possible de sculpter des vraies copies des précieux chefs d’œuvre  ? Mais qui pourrait le faire ? Sans doute, le seul Phidias ? Mais alors pourquoi pas le faire revenir sur terre puisque son sarcophage a été exhumé ? Mais par quel prodige ?

Les services secrets de sa Majesté ont un plan. Ils décident de dérober de nuit la dépouille de Phidias.  Les miracles de la reconstitution des génomes, les secrets des caissons de maturation et de la biologie moderne feront le reste. Pari osé et réussi, un magnifique Phidias en chair et en os, version 2021, recommence à sculpter dans les sous-sols du British Museum, sous l’œil de la belle Mélissa, la plus brillante historienne du British Museum et principale inspiratrice d’ailleurs de cette folle aventure. Mais peut-on tout contrôler dans la vie, surtout quand les apprentis sorciers entrent en scène ? Ce serait sans compter l’amour de Mélissa et de Phidias, qui tentent de reprendre la main sur leur destin. Revoir le Parthénon et la mer Méditerranée. Fuir et se cacher dans une île. Reconstruire son bonheur, comme on redessine une esquisse.

Des chapiteaux romans

Commence alors un incroyable road-movie culturel, de Londres, à la cathédrale d’Amiens, en passant par la basilique de Vézelay, puis direction la Suisse. L’occasion pour Phidias, à peine déconcerté par le luxe des grandes artères de la cité genevoise, de visiter une exposition du Musée Barbier-Mueller : « Phidias s’était arrêté devant une idole cycladique de la première période, vieille de plus de 3000 ans… En voilà déjà une que je connais bien… J’en avais une plus petite dans mon atelier… ». Regard enflammé, l’artiste semble apprécier aussi la découverte des chefs d’œuvre de l’ethnie africaine Senoufo. L’artiste le plus accompli de l’Antiquité avait visiblement décidé de s’approprier en quelques semaines, vingt siècles de l’Histoire de l’Art. Mais le temps presse. Les espions de sa gracieuse Majesté sont sur leurs trousses. Il faut quitter le musée et franchir le col du Grand Saint-Bernard, pour trouver asile en Italie, avant de s’échapper en Grèce. C’est là, où le roman policier basculera dans la tragédie grecque…

Béatrice Peyrani

Le retour de Phidias
de Julien Burgonde
Plaisir de Lire

 

 

 

La passion de la vie de Peter Brabeck-Letmathe


Pendant plus de dix ans, il a été le PDG du groupe le plus emblématique de la Suisse : Nestlé. Pourtant c’est son amour de la montagne et de la musique qui a rythmé sa vie et guidé ses choix. Retour sur le parcours d’un maestro de la vie…

Longtemps, il se leva de bonne heure pour réaliser son rêve d’enfant : devenir chef d’orchestre. Peter Brabeck-Lemathe est né en Autriche, le 13 novembre 1944, à Villach, une ville dévastée par les bombes et la guerre dans une famille modeste mais aimante. Son père livre l’essence des stations-service dans une Carinthie dévastée. Sa mère lui transmet l’amour de la montagne et des longues balades le long des lacs alpins. L’été, la famille sillonne la région en side-car, l’hiver, pour économiser le prix des remontées mécaniques, elle arpente les montées en peau de phoque pour ensuite redescendre en ski. La nature, la montagne, mais aussi la musique animent la vie de la maisonnée. Dès l’âge de six ans, Peter apprend le piano et se voit un jour à la tête d’un philarmonique. Pourtant maturité en poche et son service militaire accompli, le jeune homme déchante vite. Dès ses premiers entretiens à l’Académie de Musique de Vienne, il se rend vite à l’évidence, « privé de l’oreille absolue », il n’a pas les capacités requises pour aller jusqu’au bout de son ambition. « En écoutant les prouesses des autres aspirants musiciens, je compris que j’étais loin d’être aussi doué qu’eux, et je ne voulais surtout pas sombrer dans la médiocrité. »

Une expédition dramatique

Changement de cap pour le jeune garçon, qui s’inscrit à l’Université d’économie de Vienne. Après tout, ses nombreux remplacements durant les vacances de pompistes amis de son père s’étaient toujours bien passés.

Peter Brabeck-Letmathe avait au moins une certitude : la vente lui plaisait bien et il savait s’adapter à toutes les situations. Pour financer sa licence d’économie, il n’hésite pas à vendre des journaux, nettoyer les cuisines la nuit de grands hôtels, faire des livraisons, installer des rideaux. Bref, le jeune homme n’a peur de rien. Pas même de se lancer sans argent (ou presque avec seulement 5000 dollars pour toute son équipe!!!), avec quelques copains à l’assaut du Tirich Mir au Pakistan, un sommet de 7708 mètres. Cet été 1967, l ’aventure vire rapidement au cauchemar. A 6300 mètres, leur camp de base numéro 2 installé, faute de réserves de nourriture suffisantes, les amis jouent au poker le nom des deux camarades qui tenteront seuls le sommet. Peter perdra au jeu, rentrera au camp de base numéro 1, blessé, après une chute de 15 mètres, mais aura sauvé sa peau.

Malheureusement, ses deux amis eux ne reviendront jamais de leur expédition. Un choc pour Peter, qui comprend alors qu’en montagne la réussite n’est pas d’atteindre le sommet, mais de revenir sain et sauf. Un principe qui dictera aussi plus tard sa conduite dans les affaires. « Trop d’ambitieux veulent juste arriver au sommet, devenir le patron, mais ceux-là ne se préparent pas à la descente. Ils se concentrent sur la montée et quand ils sont arrivés tout en haut, ils sont seuls parce qu’ils ont laissé tout le monde sur le côté et ne savent pas dès lors comment redescendre, ils n’ont engagé aucune réflexion là-dessus.  Or, on ne peut pas rester tout le temps au pinacle. Un jour, il faut bien redescendre…Et bien, cette descente, il faut la préparer ! En gardant à l’esprit cette pensée, on va profondément changer sa gestion personnelle des événements et son rapport aux autres… ».

L’étudiant rescapé du Pakistan change de nouveau son braquet d’épaule : terminé, oublié, le projet d’un doctorat de sciences éco, il se lancera donc dans le négoce, mais pas question de renoncer à la montagne. Il a vu l’Himalaya, qu’à cela ne tienne il lui faut maintenant découvrir la cordillère des Andes.

Les Trente Glorieuses offrent toutes sortes d’opportunités à la génération de mai 68, à condition de les saisir. Peter épluche les petites annonces et tombe sur une offre de la société Findus qui affiche des ambitions internationales. L’Amérique serait-elle à portée de main ? Brabeck passe des tests aux ressources humaines de Findus, peu concluants. Hasard du destin? Le directeur général de la compagnie le rattrape au vol, car il se souvient d’avoir repéré le nom de l’infortuné candidat Brabeck dans les journaux autrichiens qui ont rapporté avec émotion la tragique équipée des jeunes gens du Tirich Mir. Le responsable de la société Findus lui propose un job au bas de l’échelle comme vendeur stagiaire. Brabeck devra vendre des glaces Findus et arpenter l’Autriche avec son camion frigorifique.

Ce sera le début d’une longue carrière de près de quarante ans chez Nestlé qui le mènera jusqu’au poste de PDG en 1997, fonction qu’il quittera en 2008, tout en restant président du conseil d’administration jusqu’en 2017. Quarante ans de vie chez Nestlé, où il n’aura jamais eu l’impression dit-il « de travailler ». Quarante ans de chantiers souvent inachevés affirme-t-il,   mais qui l’auront mené aux quatre coins de la planète du Chili à la Patagonie, de Pékin à Vevey et lui auront permis de croiser un grand nombre de chefs d’États et même de rencontrer le pape François. Sous sa houlette, Brabeck aura fait de Nestlé, un géant mondial de l’alimentation, de la nutrition et du bien-être (110 milliards de chiffre d’affaires, 340 000 salariés travaillant avec un million d’indépendants, 160 000 actionnaires).

Se mobiliser contre le gaspillage de l’eau

Visionnaire, l’intrépide dirigeant autrichien sera l’un des premiers PDG de multinationales, à s’engager activement contre le gaspillage de l’eau et pour une alimentation plus saine. Deux combats, où l’on n’a rien fait de concret peste-t-il mais qui reste dans sa ligne de mire, car s’il n’est plus le PDG de Nestlé, Peter Brabeck-Lemathe ne connait pas le mot retraite. Il se passionne pour les biotech et l’agriculture verte, y a investi et pris la présidence d’une fondation que le Conseil d’Etat, le Canton et la ville de Genève ont créée :  la GESDA (Geneva Science and Diplomacy Anticipator), qui essaie d’envisager quelles sont les technologies qui émergeront dans une dizaine d’années. Quant à ses récentes épreuves personnelles, un cancer de la lymphe, puis la Covid 19 qui l’a frappé en 2020 et l’a conduit au CHUV de Lausanne en réanimation, elles n’ont en rien entamé son énergie. Longtemps, Monsieur Brabeck entend se lever… tôt.

Béatrice Peyrani

 

Ascensions
Peter Brabeck-Letmathe
Editions Favre

2020

L’amour de l’Engadine



Damier a lu « J’irais nager dans plus de rivières » de Philippe Labro. 
Un livre magnifique, une ode à la vie, où la Suisse chère au cœur de l’auteur n’est pas oubliée.

Le chant nocturne d’un torrent de montagne du côté des lacs de Sils-Maria, la quiétude de l’Engadine avec la main de Françoise, sa femme, celle qui a transformé sa vie et fut sa rencontre miraculeuse, Philippe Labro ne les a pas oubliés et leur rend hommage avec tendresse et délicatesse dans « J’irai nager dans plus de rivières ». Depuis plus trente ans, cet écrivain, cinéaste, patron de presse et parolier des plus grands  nous enchante avec ses romans, tous presque devenus déjà des classiques étudiés en classe : « L’Étudiant étranger », « Un été dans l’Ouest », « le Petit Garçon », « Quinze ans », …De même, il nous avait raconté le Paris des années 50, la découverte de l’Amérique, l’arrivée à France Soir… mais n’avait jamais en réalité dévoilé les passions, les amitiés, les amours du grand patron de presse qu’il est devenu dans les années 90.

Des chansons pour Johnny

Ah la belle vie pourrait-on dire au fil des 300 pages. Des rencontres avec le cinéaste Jean-Pierre Melville, les acteurs Yves Montand et  Jean-Louis Trintignant, le patron de France Soir, Pierre Lazareff, l’écrivain Tom Wolfe, le musicien Serge Gainsbourg,  Mag Bodard, la productrice inspirée des Parapluies de Cherbourg, Labro se souvient de tout. De Fabrice Luchini, à 16 ans, jeune coiffeur chez Alexandre qui lisait Nietzsche qu’il fit débuter au cinéma dans « Tout peut arriver », de Johnny Hallyday l’ami de toujours, pour qui Labro écrivit de nombreuses chansons (dont l’inoubliable « Oh ma jolie Sarah ») et qu’il voulut voir encore -une toute dernière fois- au funérarium du Mont Valérien.

Philippe Labro se souvient de Pompidou, Giscard, Chirac, et tous ces nombreux Very Important People qu’il raccompagna plus tard à la sortie des studios de RTL. Les studios RTL n’existent plus rue Bayard et la France que nous raconte Labro n’est plus tout à fait la même. Raison de plus pour plonger dans « J’irais nager dans plus de rivières ».

Béatrice Peyrani

Lewis et Irène



Damier continue sa série « Relisons nos classiques ». L’occasion de redécouvrir « Lewis et Irène », le premier roman écrit par Paul Morand en 1924. Une écriture qui danse comme un charleston, un homme et une femme d’affaires, un duel à la vie à la mort…

Lewis, jeune financier volage et ambitieux, à la tête de la Franco-Africaine a renoncé à tout, y compris ses affaires pour épouser la belle Irène, son double féminin. Il a rencontré en Sicile la banquière qui représente la vénérable Société Apostolatos. Il venait y acheter des mines. Elle aussi. Lewis rafle l’affaire. Il croit gagner la première manche. Il regagne Paris, le rachat des mines en poche, mais désenchanté et solitaire. Le ciel trop bleu de l’île l’aurait-il perturbé, lui le joueur impénitent ? Et pourquoi depuis son retour cette petite phase de Pascal lui trotte-t-elle sans cesse dans la tête ?  « Le premier effet de l’amour est d’inspirer un grand respect. » Cela le fit rire, puis lui donna à réfléchir.

Lewis devait s’y résoudre, il ne peut pas oublier Irène. Mais enfin, il pensait à elle, « comme à une société concurrente. », voulait-il croire. Il devait pourtant se rendre à l’évidence. Elle « avait cette belle couleur terre cuite des peaux méditerranéennes, alors que lui n’était encore que le barbare aux chairs blêmes. » Elle n’était pas seulement belle, mais unique.

Swinging London

Comme un malheur ne vient jamais seul, les mines siciliennes donnent mystérieusement du fil à retordre à Lewis.  « Les problèmes de main d’œuvre se compliquèrent…les syndicats exigeaient des salaires tels que nulle exploitation n’était possible. Les bureaux de l’émigration, la presse locale, les Municipalités…les délégués de la Mafia eux-mêmes, pour une fois semblaient d’accord, ligués contre l’entreprise Française. Une seule solution pour sortir de ce fiasco ? Aller à Londres, revendre l’affaires aux Apostolatos. Bien sûr Irène est là, elle signera le rachat. C’est elle qui remporte la seconde manche. Mais le jeu est-il plus subtil ? Irène s’en défend à son tour, puis finit par se rendre elle aussi à l’évidence. Irène aussi aimait Lewis.

Ils se marièrent donc, séjournèrent quelque temps en Grèce et résolurent de vivre leur amour à Paris, à 100%.  Ils étaient pourtant si différents. Lui, un pessimiste optimiste. Elle, une optimiste pessimiste. Lui un self made man. Elle, une héritière combattive.

« L’oisiveté est la mère de tous les vices, mais le vice est le père de tous les arts », écrit Paul Morand. Pour tromper la monotonie du temps, Irène et Lewis allèrent donc visiter les musées de Paris. De tous ceux qu’elle préférait, « c’était le musée de la Marine, à cause des voiliers. Elle n’avait aucune idée de l’art. Elle vivait volontiers parmi les choses laides… ». Elle connaissait peu la peinture européenne et ne s’enthousiasmait pas pour la haute cuisine à la française. Ensemble du matin au soir, au fil des mois, pour Irène et Lewis, l’amour commençait à devenir ennuyeux.

Une prison gothique

Un quotidien sans travail ? Ce n’était sans doute plus supportable, pour une femme et un homme de cette trempe. Irène reprend en cachette ses activités de femme d’affaires. Lewis se disperse et reprend non sans mal la direction de la Franco-Africaine, où contrairement à Irène à la société Apostolatos, il n’avait ni amis, ni famille. Qui gagnera cette fois le dernier acte ?

Écrit en 1924, le premier roman de Paul Morand n’a pas pris une ride et se lit avec plaisir. Les formules de l’auteur sont aussi drôles que brillantes : Westminster ? « cette prison gothique d’où sont sortis toutes nos libertés ? ». L’amitié entre hommes ? « Vous savez ce que les femmes en pensent : cela fait de l’ombre sur leurs robes.  Les femmes ? Indispensables « pour voyager surtout. C’est là qu’elles sont les plus agréables, toujours plus souriantes qu’ailleurs. »  Né en 1888, lauréat du concours des Ambassades en 1913, cet amateur de vitesse (il posséda plus de 80 voitures différentes), sportif effréné, un brin misogyne, qui n’a pas son pareil pour décrire en quelques mots le cynisme, le désarroi et la solitude de deux êtres davantage à l’aise pour faire des affaires ensemble que pour s’aimer a publié plus d’une centaine de livres. Il a été l’un des auteurs les plus célébrés et admirés des années 30. Mais sa collaboration au régime de Vichy et son éphémère poste d’ambassadeur de France à Berne ont entraîné sa révocation de l’Administration française et les foudres tenaces du Général de Gaulle, qui n’oubliera jamais que Morand ne l’a pas rallié à Londres en 1940 alors qu’il était en poste à l’ambassade de France et aurait pu lui faciliter de nombreux contacts dans les milieux diplomatiques et industriels britanniques. Morand connut un long purgatoire au panthéon des écrivains, il tenta de se faire oublier en s’exilant plusieurs années à Vevey, avant de se voir élu en 1968 à l’Académie Française. Il est mort en 1976, non sans avoir laissé une longue série d’ouvrages à relire, comme tout particulièrement comme son magnifique « Venises ».

Béatrice Peyrani

Paul Morand, Lewis et Irène

 

La Gloire de mon père


Après deux mois de confinement, la Provence vous manque, tout comme le chant des cigales. Plongez dans « La Gloire de mon père » de Marcel Pagnol et vous serez transportés dans le Pays d’Aubagne, sous le soleil très exactement. Un régal…

 « Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers ». Ainsi commence « La Gloire de mon père », de Marcel Pagnol. L’amour de la Provence, la poésie, l’humour, la nostalgie, la tendresse, la simplicité. Le Garlaban est une montagne et de mémoire d’homme, personne n’a jamais vu une colline entourée de chèvres !

Mais la phase sonne si bien, l’image si vivante que le lecteur est déjà transporté dans la garrigue odorante des thyms et farigoulettes en fleurs. En à peine deux lignes, tout ce qui fait le sel et le plaisir de lire ou de relire l’écrivain affleure déjà.  Auteur de pièces de théâtre à succès (Topaze, Marius, Fanny), pionnier du cinéma parlant (avec les mémorables chefs d’œuvres, César, La Femme du boulanger, Le Schpountz, la Fille du Puisatier…), Marcel Pagnol a écrit ses souvenirs d’enfance, à l’âge de 62 ans, alors qu’il était couvert de succès et de gloire. Depuis dix ans déjà, il siège à l’Académie Française, parmi les immortels.  La Gloire de mon père et le Château de ma mère, qu’il publie la même année, en 1957, lui attire la correspondance et l’admiration de milliers enfants au point que Marcel Pagnol, parait-il, pour ne pas choquer ces petites âmes innocentes (et peut être aussi pris par trop de projets) préféra retarder la publication Le Temps des amours, qui ne furent édités finalement qu’à titre posthume. Belle délicatesse d’une autre époque !

Un guéridon merveilleux

Pourtant mieux vaut ne pas ne pas s’y méprendre : La Gloire de mon père n’est pas seulement un livre pour enfants. C’est un roman qu’on a plaisir à lire de 10 à 100 ans. L’histoire raconte les premières années de Marcel. Mi autobiographiques, mi-romancées sans doute aussi.  La naissance à Aubagne, les premières années à l’école communale de Marseille, où son père Joseph est nommé instituteur titulaire en 1900, le Parc Borély où sa tante Rose l’emmène faire du vélo et lui présente Jules, qui deviendra bientôt pour Marcel le charismatique oncle Jules, catholique fervent, à l’accent rocailleux du Sud Ouest.

De quoi alimenter de belles discussions avec Joseph, hussard de la République et laïc impénitent. Mais pour le plus grand bonheur de tous et la santé fragile d’Auguste (la maman de Marcel), Jules, Rose et Joseph savent faire taire leurs divergences d’opinion pour ne garder que le bonheur d’être ensemble. Ils décident de louer en commun une grande maison au- dessus d’Aubagne et en direction d’Aix : La Bastide-Neuve. Une villa où ils pourront passer les grandes vacances, celle de Noël et de Pâques. Louée vide, la maison doit accueillir une belle cargaison de meubles achetés chez un brocanteur et que Joseph et Marcel ont retapée avec soin durant des mois. « Chaque soir, à six heures, je sortais de l’école avec lui ; nous rentrions à la maison en parlant de nos travaux et nous achetions en chemin de petites choses oubliées : de la colle de menuiserie, des vis, un pot de peinture… ». Augustine émerveillée ne se lasse pas d’admirer la beauté du guéridon, de la commode et des autres merveilles que le père et le fils ont rafistolés avec autant de talent que d’amour.

Une eau limpide et fraîche

Enfin, le moment tant attendu arrive. La petite troupe se met en mouvement pour gagner la villégiature. Une véritable expédition. Il faut prendre le tramway puis marcher plusieurs heures. Le déménagement lui est acheminé par une charrette conduite par un mulet et un paysan du coin. Les chemins sinueux s’aventurent entre deux murailles de pierres cuites sous un soleil ardent. Mais le goûter est joyeux : pain craquant et doré, saucisson et l’orange désaltérante à souhait. Augustine trouve la route longue, à pied.

Comment feront-ils quand il faudra amener des provisions ? « Nous sommes trois hommes » répond le petit Paul, « Maman, tu ne porteras rien », assure le jeune garçon, tandis que Joseph jure mordicus qu’avec le progrès prévisible, le tramway arrivera bien dans moins de six mois à La Croix, c’est-à-dire à moins d’une heure de marche de leur point de destination.  A la prophétie paternelle, Marcel voit déjà jaillir les rails de l’herbe et le grondement du tramway.

En attendant, les vacanciers font taire leur impatience et admirent le petit village de la Treille qui apparait enfin. Ils touchent presqu’au but.  « Alors commença la féerie et je sentis naître un amour qui allait durer toute ma vie. Un immense paysage en demi-cercle montait devant moi jusqu’au ciel », écrit Marcel Pagnol. La Bastide Neuve est en vue. La bâtisse « qui était neuve depuis bien longtemps », est en fait un petit mas à demi caché par un figuier dans un désert de garrigue, un peu rustique.  Mais c’est l’asile des grandes vacances, de la liberté et de la fraternité.  La maison a le luxe incroyable pour l’époque (autour de 1904) d’avoir l’eau courante. « Je ne compris que plus tard, le miracle de ce robinet : depuis la fontaine du village jusqu’aux lointains sommets de l’Etoile, c’était le pays de la soif : sur vingt kilomètres, on ne rencontrait qu’une douzaine de puits… », raconte Marcel Pagnol. Des puits dont la majorité étaient à secs dès le mois de mai. C’est dire, si la villa louée par la famille de Marcel fait figure de villa extraordinaire, avec « son Robinet du Progrès » !  Les dîners sous la treille éclairée par la lampe à pétrole, les douches au jet d’eau sur la terrasse, les parties interminables d’indien avec son frère Paul et même l’insupportable dictée pour cause de mauvais temps enchantent les estivants.  Un jour toutefois, Marcel suit en secret son père et son oncle partis chasser.  La journée sera mémorable. Pagnol s’en donne à cœur joie pour nous raconter le silence de la colline, le bleu très vif d’oiseaux étincelants, les gorges abruptes… Marcel se perd et se retrouve dans la garrigue. L’aventure le fera grandir et « surprendre son père en plein flagrant délit d’humanité ». Il ne l’en aima que davantage et se mit à chanter au soleil.

Béatrice Peyrani

A télécharger

 

 

La Méditerranée de Fernand Braudel


Jeune professeur d’histoire en 1939, il devait écrire sa thèse sur la Politique étrangère de Philippe II en Méditerranée au XVIème siècle. Mais la vie et la guerre en ont décidé autrement. Après la débâcle française, Fernand Braudel est fait prisonnier en Allemagne pendant cinq ans.  Il réussit grâce à sa seule et prodigieuse mémoire à rédiger ce qui allait devenir non plus un ouvrage sur les conquêtes du roi d’Espagne au XVIème siècle, mais un livre sur La Méditerranée, Philippe II devenant lui seulement une figure de second plan derrière la « mare nostrum ».

« Dans ce livre, les bateaux naviguent ; les vagues répètent leur chanson ; les vignerons descendent des collines de Cinque Terre, sur la Riviera génoise ; les olives sont gaulées en Provence et en Grèce ; les pêcheurs tirent leurs filets sur la lagune immobile de Venise ou dans les canaux de Djerba ; des charpentiers construisent des barques pareilles aujourd’hui à celles d’hier. Et cette fois encore, à les regarder nous sommes hors du temps. Ce que nous avons voulu tenter, c’est une rencontre constante du passé et du présent », prévient l’historien dans laquelle les personnages centraux ne sont plus des rois, des guerres et des événements politiques…mais la mer d’Homère, ses montagnes des Alpes aux Apenins, du Taurus aux Balkans, des Pyrénées à l’Atlas, ses champs d’oliviers, de vignes ou de blé, ses civilisations entassées les unes sur les autres.

De Naples à Cargèse

En ces temps de confinement, se plonger dans l’un des ouvrages phares d’un homme qui a magistralement réfléchi aux différents temps multiples de l’Histoire : brefs, longs, voir très longs qu’un même être humain peut appréhender au long de sa vie…prend tout son sens.

Alors pour rejoindre Naples, Carthage ou Constantinople et remonter le temps, quoi de mieux que de télécharger sur sa tablette (afin d’éviter d’encombrer les services postaux) La Méditerranée, la version numérique grand public de « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II », proposée et préfacée par un autre grand connaisseur du monde d’Homère, le professeur François Hartog dans la collection Champs Histoire chez Flammarion.

L’aventure peut alors commencer et tout défile sous la plume de Braudel, le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’islam turc en Yougoslavie. Berceau de trois grandes civilisations, la Méditerranée a accueilli la chrétienté, le monde orthodoxe et l’islam. Mais à ces trois religions monothéistes, il faut bien ajouter l’héritage des Grecs, des Romains, des Juifs, des Turcs. Qu’est-ce que la Méditerranée ? « Mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages. Non pas une mer mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres », poursuit l’auteur.

Voyager en Méditerranée

C’est forcément « rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l’ultramoderne, à côté de Venise faussement immobile, la lourde agglomération de Mestre ; à côté de la barque du pêcheur, qui est encore celle d’Ulysse, le chantier dévastateur des fonds marins et des énormes pétroliers ».

C’est aller à la rencontre de trois mondes, le chrétien, l’orthodoxe, l’islam, qui se sont transformés et les uns AVEC les autres ou CONTRE les autres. Pas étonnant si la cathédrale de Syracuse s’est installée dans le temple d’Athéna et celle de Palerme dans la grande mosquée.  Pas surprenant, si le petit village corse de Cargèse abrite l’une en face de l’autre une église catholique et une autre orthodoxe, bâtie par des Grecs de Vitylo en Laconie, fuyant les Ottomans au XVIIe siècle.

Revenir sur les rivalités de l’Occident, de l’Islam et de l’univers orthodoxe, c’est embarquer pour une passionnante méditation sur le cours du monde, la grandeur et décadence des civilisations. Au cours des siècles, la Méditerranée, centre du monde chez les Grecs, allait perdre de sa superbe, évincée par la découverte de l’Amérique en 1492, corsetée par les Anglais après le percement du canal de Suez, comme une voie express pour les Indes, avant que les États-Unis et l’Asie ne déportent une nouvelle fois le centre de gravité de la planète dans le Pacifique. Et pourtant le Monde Méditerranée a gardé son attrait. Des millions de touristes s’y pressent chaque année. Comme si chacun savait que nous ne pouvons pas vivre que des événements de notre présent. Comme si chacun sentait, qu’il est en fait le résultat de morceaux composites de différents âges. Comme si chacun avait finalement au fond de lui un peu de ces paysages d’Ulysse.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus:

Fernand Braudel, La Méditerranée, Précédé d’un entretien de François Hartog, Champs Histoire, Flammarion

 

 

 

Pour rêver:

Sylvain Tesson, Un été avec Homère, publié aux Éditions France Inter, Équateurs, parallèles.

 

 

Et à voir en ce moment sur Arte son magnifique documentaire, Dans le sillon d’Ulysse.

 Jean Giono, Naissance de l’Odyssée, chez Grasset.

 

La peste d’Albert Camus

Dès sa sortie en juin 1947, ce livre s’est arraché en librairie.  Étudié par des générations de lycéens en France, l’épidémie de Covid-19 rend La Peste incroyablement d’actualité. A retrouver d’urgence dans sa bibliothèque ou pour plus les plus jeunes : à télécharger version ebook sur son ordinateur !

« Les fléaux, en effet sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus ». Indifférence, incrédulité, puis panique. Albert Camus décrit comme dans une pièce en trois actes, les sentiments, qui vont saisir les habitants d’Oran, face au déferlement d’une épidémie. Une épidémie qu’ils mettront bien longtemps à vouloir désigner : la peste. Un mot que Camus a pourtant lui délibérément choisi comme le titre de son livre et qui peut toutefois être interprété aussi comme la métaphore de la peste nazie des récentes années de guerre.

A Oran, la ville choisie par Camus pour dérouler sa chronique, personne n’a vraiment senti venir la catastrophe. Avant le désastre, justement nous rappelle l’écrivain : les oranais étaient frénétiquement occupés à faire des affaires toute la semaine, s’octroyant seulement le week-end quelques distractions, comme les bains de mer et les sorties entre amis ou amoureux. Ils avaient peu le temps de réfléchir au fonctionnement du monde ou de s’attarder sur leurs voisins.

Seul face au ciel

Le narrateur du récit, le docteur Rieux tente de sauver un certain Michel, le concierge de son immeuble. Dans l’indifférence totale, cet homme humble et travailleur, s’était évertué ces derniers temps à chasser les rats, qui semblaient soudainement avoir pris possession du quartier. Pourtant c’est à peine si les résidents du quartier s’en étaient préoccupés. Même le  docteur Rieux n’avait rien remarqué, trop occupé par le prochain départ de sa femme, qui malade devait aller se reposer dans un sanatorium.

Toutefois, Rieux va devoir ouvrir les yeux, quand un matin, il reçoit la visite d’un consciencieux employé de la ville, Monsieur Grand, qui veut l’interroger sur cette étrange propagation des rongeurs dans la ville et de l’augmentation du nombre de décès qui en a suivi. Rieux va devoir se rendre à l’évidence, lui comme les autres. Il leur faut accepter de nommer le mal qui les menace. La peste était bien en train de faire basculer la ville dans l’horreur. La tragédie était palpable. Pourtant les hommes avaient voulu l’ignorer le plus longtemps possible ? Fallait-il leur en vouloir ? Les Oranais avaient oublié d’être modestes. Ils avaient cru les fléaux impossibles. Mais comment leur en vouloir ? « Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres… »

Après plusieurs tergiversations et devant la brutalité du nombre de morts, les autorités décident enfin de fermer les frontières de la cité. La quarantaine était d’actualité. Le 28 avril on « annonçait une collecte de huit mille rats environ et l’anxiété était à son comble dans la ville. On demandait des mesures radicales, on accusait les autorités et certains qui avaient des maisons au bord de mer, parlaient déjà de s’y retirer. »

Les choses paraissent un temps de se calmer avant de reprendre de plus belle. Les nombres de malades et des décès repartent en flèche, fauchant pauvres et riches, fonctionnaires, croyants et mécréants, pères, mères, enfants… « Chacun dut accepter de vivre au jour le jour, et seul en face du ciel. » Camus raconte le combat de Rieux et de quelques hommes de bonne volonté pour combattre le fléau et l’égoïsme ou la folie d’un plus grand nombre encore. Ils gagneront. Le message de Camus est clair: le mal peut-être vaincu si les hommes décident de s’unir et d’agir collectivement. Message d’espoir, la Peste de Camus n’en finit pas de nous éclairer sur notre présent.

Béatrice Peyrani

Lecture de La Peste à la Grande Librairie

Le Danube de Claudio Magris


Partir à la découverte du Danube : un voyage de quelques 3 000 kilomètres dans sa chambre en 556 pages. Une invitation irrésistible de Claudio Magris en cette étrange période de COVID-19. Pas de fausse excuse, prenons pour une fois le temps. Seul impératif : être prêt pour une épopée fantastique.

Des sources en Forêt-Noire à son delta en mer Noire, Claudio Magris nous emmène pour une grande aventure, tout au long du Danube. Quand il sort son ouvrage en 1986, les pays traversés lors de sa navigation par le romancier étaient alors moins nombreux. Le second plus long fleuve d’Europe traversait alors sept États : la République fédérale d’Allemagne, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie.

Depuis l’éclatement de l’Urss et de la Tchécoslovaquie (que Claudio Magris avait pressenti) ont redessiné la géographie politique des lieux: rajoutant sur la route officielle du Danube, cinq nouveaux États : Slovaquie, Croatie, Serbie, Moldavie, Ukraine. Et oui, « le Danube n’est pas le fleuve d’une pure race germanique, mais le fleuve de Vienne, de Bratislava, de Budapest, de la Dacie, symbole de cet empire des Habsbourg dont l’hymne était chanté en onze langues. »

Pour autant la poésie du livre, tout comme sa brillante érudition demeurent. Inaltérable, inoxydable, immortel, l’ouvrage n’a pas pris une ride, puisqu’il s’agit d’un chef d’œuvre, d’un vrai, d’un classique impérissable, dont chaque lecture conduit à de nouvelles découvertes. Pas étonnant, car Claudio Magris a plusieurs cordes à son arc. Le romancier, journaliste, critique, traducteur germaniste émérite, l’homme sait multiplier les rôles…et les prises de parole.

Donauechingen contre Furtwangen

En simple touriste, il court, comme un quidam en short et sac au dos, à la source initiale du Danube. Serait-ce à Donaueschingen ? Des générations d’écoliers l’ont appris ainsi. Et la plaque du parc de la résidence princière Fürstenberg, dont la bibliothèque du château renferme les fameux manuscrits de la Chanson des Nibelungen est formelle : « hier interspringt die Donau » (là où les eaux de la Brigach et la Breg se rencontrent naît le Danube). Capricieux, le fleuve pourtant pourrait être né aussi à quarante kilomètres à la ronde, à Furtwangen, à la seule source de la Breg, où un certain docteur Ludwig Öhrlein a fait graver (lui aussi !) dans les années 50 une autre plaque : « Ici naît la source principale du Danube, la Breg, à 1078 mètres d’altitude… » La querelle entre la noblesse féodale et le bourgeois de profession libérale a divisé de nombreux beaux esprits. Fi des rivalités touristico-mercantiles,  Magris continue son chemin à la découverte enchanteresse des paysages, châteaux et villes que l’immense fleuve va longer.

En route d’abord pour Ulm (avec son Danube encore jeune, son Musée du Pain et son quartier de Pêcheurs), puis les incontournables villes cartes postales, Passau, Linz, Vienne, où Magris jette un œil à la surprenante maison Wittgenstein, toute en « rationalité géométrique » faite pour ne pas y habiter…La Hongrie s’annonce bohême. Le voyageur gagne Budapest, où le Danube « coule, large et le vent du soir passe sur les terrasses en plein air des cafés, comme la respiration d’une vieille Europe qui se trouve peut-être aux franges du monde et ne produit plus de l’Histoire, mais se contente d’en consommer. » En territoire roumain, Magris musarde dans les ruelles pittoresques de Sibiu et se désole l’industrielle Tomis (où dans l’Antiquité fut exilé le poète Ovide). A croire que le fleuve n’en finit plus avant de s’échouer à Sulina. La ville connut son heure de gloire quand elle devint le siège de la Commission européenne du Danube de 1865 à 1935, avant de devenir après la Seconde guerre mondiale, une sévère zone frontière militarisée. Curieux de voir l’embouchure Claudio Magris se met le cap sur la mer.  « Le Danube, dument canalisé débouche dans la zone portuaire interdite aux personnes étrangères au service, il se perd en mer sous surveillance de la capitainerie. » Après quelques trois mille kilomètres ? Tout ça pour ça…

Ovide en Mer noire

En digne héritier de l’esprit de la Mittleuropa, sous la plume de Claudio Magris, né à Triestre, ville d’Italie, dont les cafés ressemblent si singulièrement à ceux de Vienne, le Danube devient surtout un parcours de mémoire. Au fil de ses pas, l’écrivain invite tous ceux (ou presque tant les références sont nombreuses !) qui autrefois l’ont précédé comme l’autrichien Joseph Roth, le roumain Paul Celan, ou encore ce  poète slovaque Milan Rufus : « La mort fait peur quand on la voit en face. Par derrière, elle est toute beauté, innocence… »

En humaniste, Magris s’émeut, s’éblouit, s’interroge et nous interroge.  Le bien, le mal, l’Histoire, la vie, la mort? Danube, voyage initiatique. Un début, une fin ? « Fais o Seigneur, que j’entre dans la mort comme le fleuve se jette à la mer, dit un ver de Biaggio Marin ». Nos vies fragiles, naissent et s’effacent comme dans un souffle, le long du Danube. Claudio Magris nous invite à les chérir plus que jamais.

Béatrice Peyrani

VERBATIM 1/ ANTI COVID  19 « Celui à qui la persuasion (définie comme la capacité de vivre l’instant fugace mais délicieux) fait défaut consume son être dans l’attente d’un résultat qui doit venir et ne vient jamais ». Claudio Magris, Danube.

 

La récréation de Noël

En cette fin d’année, le Musée Historique de Lausanne nous amuse, en racontant l’histoire des Loisirs, dans une exposition baptisée Time off.

Divertissement, repos, récréation, loisirs, distraction, évasion, délassement, disponibilité, ressourcement… Le temps pour soi peut se nommer de nombreuses façons et revêt de 

nombreux visages. Pourtant le loisir n’a véritablement pris de l’importance qu’avec l’industrialisation de la société au XIXe siècle, comme le souligne le Musée Historique de Lausanne, en devenant le temps gagné par le plus grand nombre sur le travail, au prix de nombreuses luttes et revendications sociales.

Dans la Grèce Antique, le concept de loisirs n’existe pas vraiment. Ainsi l’attention réservée aux exercices physiques n’a rien d’une distraction, elle est une occupation nécessaire pour se préparer à la guerre. Le culte du corps répond à un idéal d’éducation et tout naturellement les artistes de l’époque s’en inspirent dans l’iconographie des vases ou fresques ainsi que la sculpture… Chez les romains, « l’otium », le temps libre, en marge des affaires ou des activités politiques ou militaires, consiste le plus souvent à se rendre aux thermes, qui jouent le rôle de véritables centres de loisirs. Près de 3000 personnes peuvent aller aux thermes de Caracalla pour bénéficier des différents bassins d’eau plus ou moins chaudes, profiter du théâtre, des restaurants ou de la bibliothèque !

Jusqu’au XVIIIème siècle, pour les paysans, c’est en fait le calendrier des saisons et des travaux des champs qui dicte le tempo des fêtes – souvent religieuses – et des réjouissances. Avec le siècle des Lumières, le loisir devient plus sensiblement synonyme de temps choisi. Certes, le phénomène ne touche qu’une infime minorité, élites aristocratiques et bourgeoises. Ainsi à Lausanne, les familles les plus riches s’offrent de vastes domaines agricoles pour profiter des beaux jours de l’été. Temps heureux de la villégiature. L’exposition propose ainsi une toile attribuée à Carel Beschey de « Citadins à la campagne » les montrant dans leur magnificence et dans un décor bucolique. Avec le développement des transports au XIX, bateaux ou trains, les voyageurs les plus aisés, soucieux de parfaire leur éducation, tentent d’élargir leur champ de vision. La publication de guides touristiques Murray, Joanne ou Baedeker se développe, tandis que les premiers tours opérateurs proposent à leurs clients, circuits et excursions variées.

Le Musée de Lausanne nous présente ainsi ces billets pour des expéditions en ballons dirigeables en Suisse ou cette pittoresque toile de Johann Konrad Zeller, avec ses touristes un brin effrayés par la chute de l’Eau noire en Savoie.

Un nouveau territoire de jeu

La montagne, moins intimidante, du fait des premiers records décrochés à la même époque par quelques alpinistes vedettes, devient aussi un nouveau territoire de jeu. Les anglais créent le premier club alpin du monde en 1857, tandis que les suisses leur emboîtent le pas en 1863. Au fil des ans, camping, randonnées, cyclisme se démocratisent avec l’instauration un peu partout en Europe des premiers congés payés et la limitation des durées hebdomadaires du travail. Photos des enfants de « l’œuvre » à Vidy-Plage, des sanatoriums de Leysin, la Suisse se taille une réputation dans les loisirs de santé. Mais elle n’oublie pas le divertissement, les cabarets et les spectacles comme en témoigne, les affiches colorées du théâtre Bel Air et les photos des nombreux cinémas que compte encore la Ville au milieu du XXème siècle. Au XXIème siècle, le wifi semble rebattre les cartes. Commerce en ligne, jeux-vidéos, home cinéma, prennent de plus en plus le dessus sur les loisirs collectifs. L’artiste Corinne Vionnet, clôt l’exposition lausannoise par une photo Agra, 2006, où elle « a tissé des milliers de clichés du Taj Mahal glanés sur internet », monument pour le moins iconique et emblématique du tourisme de masse. Une façon de nous interroger sur la façon dont nous construisons nos souvenirs. Sage initiative, à quelques jours de Noël où les selfies devant les sapins vont inonder la toile ! Comme si désormais la mise en scène de nos loisirs comptait davantage que leur exercice. Mais cela est sans doute une autre histoire !

Béatrice Peyrani

Time off jusqu’au 13 avril 2020
Place de la Cathédrale, 4 – Lausanne.

Photo : Zeller © Musée national suisse, Zurich

A Évian : coup de projecteur sur l’Expressionnisme allemand

Le Palais Lumière d’Évian consacre une exposition à l’Expressionnisme allemand. Une événement exceptionnel qui réunit pour la première fois les collections de deux musées l’Aargauer Kunsthaus en Suisse et l’Osthaus Museum Hagen en Allemagne. Une occasion de découvrir ou redécouvrir les initiateurs de l’une des plus importantes rébellions artistiques du XXème siècle.

Ils étaient quatre amis étudiants en architecture à Dresde, nés dans les années 1890 et voulaient réinventer l’art. Ils ont créé en 1905 le mouvement die Brücke, (le Pont). A l’origine de leur acte fondateur ? Une exposition d’un certain Van Gogh à la galerie Arnold de Dresde. Un choc libérateur qui pousse les quatre jeunes gens, Ernst Kirchner, Éric Heckel, Karl Schmidt-Rootluff à vouloir tout chambouler dans leur travail. Formes, couleurs, sujets, la nouvelle peinture doit tout révolutionner mais aussi faire des liens avec les arts premiers, les techniques du moyen-âge… Les fondateurs de Dresde sont bientôt rejoints par d’autres peintres comme Emil Nolde, Max Pechstein et Otto Mueller mais aussi des sculpteurs ou des cinéastes.  Rompre avec les codes académiques par la fragmentation de la forme, faire émerger le sentiment, sensibiliser les classes populaires à l’art, autant de missions que le Brücke s’assigne et popularise dans sa revue – opportunément nommée der Sturm : la tempête !  Sensible à la solitude de l’individu dans la grande ville, le mouvement avant-gardiste ambitionne de représenter non pas la réalité telle que nous la voyons mais au travers de nos sentiments et de nos émotions : la crainte, la peur, l’effroi. Témoin de cette recherche, le portrait de ce Groupe d’artistes, réalisé par Ernst Ludwig Kirchner, peu de temps après son déménagement et son installation à Berlin, qui témoigne de l’inquiétude de l’intellectuel dans son nouvel habitat urbain. Officiellement le mouvement die Brücke se dissout en 1913, les liens entre ses membres devenant trop distants.

Parallèlement au Brücke, à Munich, en 1912, d’autres artistes regroupés autour du russe Wassily Kandinsky, ajoutent à leur recherche picturale de nouvelles couleurs et de nouvelles formes, une quête de spiritualité, de mysticisme. Il désigne leur mouvement, une nouvelle manière de voir : der Blaue Reiter, le cavalier bleu.

Le palais d’Évian rassemble jusqu’au 29 septembre quelques 140 toiles des deux mouvements, dont un magnifique Paysage aux murs blancs de 1910 aux couleurs pures de Gabriele Münter, la compagne de Kandinsky.  Le couple va souvent travailler autour du lac Moritzburg près de Dresde, à la recherche d’un Eden bucolique, où ils peuvent peindre avec plus de sérénité en compagnie d’autres confrères, comme le peintre russe Alexej von Jawlensky qui les accompagne souvent.  Mais la défaite militaire en 1918, la grave crise économique de 1922, les conflits coloniaux, la montée du nazisme vont bientôt jeter les expressionnistes allemands …pour les plus chanceux sur les routes de l’exil. Bientôt qualifié d’artistes dégénérés par Hitler, des centaines de leurs œuvres seront bientôt brûlées et détruites. Kirchner, le fondateur du Brücke, réfugié en Suisse se suicide lui en juin 1938.

Béatrice Peyrani

L’Expressionnisme Allemand
jusqu’au 29 septembre 2019

Palais des Lumières
Quai Charles Albert Besson, 74500 Évian-les-Bains,

 

 

Lausanne, capitale de la mode

Le Musée Historique de la ville explore l’évolution de la silhouette féminine et masculine.

Être bien dans sa mode. Une évidence pour les millennials. Mais pas pour nos ancêtres. « Le confort dans la mode, c’est une idée plutôt neuve, qui ne date guère tout au plus que des années 1980, » raconte Claude Alain Künzi, le commissaire de l’exposition Silhouette, le corps mise en forme présenté au Musée historique de Lausanne. Grâce à la sélection pointue d’une vingtaine de pièces clés et emblématiques (robe du soir, gilet d’homme, redingote, veste à pièce d’estomac, robes bouillonnées…),  le visiteur peut juger de la fulgurante transformation et libération de la silhouette féminine et masculine du XVIIe à nos jours.  Se protéger du froid ou du chaud, s’embellir, affirmer sa différence, autant d’objectifs que de tout temps l’habit s’est assigné. Mais il a aussi façonné et refaçonné notre silhouette.

Preuves à l’appui, avec les inestimables pièces que le musée de Lausanne a choisi de mettre en lumière, parmi les quelques trois mille costumes qu’il possède et qui ont tous été portés ou fabriqués à Lausanne.

Pour commencer ce retour dans le temps un coup de projecteur sur le buste et la poitrine. Ils sont les vedettes incontestables de la mode du XVIIe siècle. L’atout séduction pour mettre en valeur les femmes. Le corset étreint les élégantes. L’exposition en montre de jolis spécimens ! Il faut souffrir pour être belle. Rares sont ceux comme Rousseau ou quelques doctes médecins  qui s’en émeuvent. Rigides, peu confortables, les robes à corset ne se portent que quelques heures pour une soirée, mais elles tiennent le haut du pavé durant des décennies. Heureusement les hanches et les fesses vont bientôt focaliser l’attention. Les magnifier ou les dissimuler, selon les époques – les robes cloches, puis à robes faux-cul vont faire merveilles. Il faut couvrir de plus en plus les jambes, ne laisser rien deviner d’un petit pied trop sexy dans sa ballerine. Pour la praticité, c’est raté, jusqu’au début du XXe siècle, la femme ne peut toujours guère se mouvoir, ou s’asseoir en habit. Celles qui appartiennent au beau monde, se changent pourtant trois ou quatre fois par jour !

Mais s’habiller, s’apprêter exige toujours beaucoup de temps, de soin et d’assistance ! Il faudra attendre le XXe siècle, l’émancipation par le travail et le sport pour commencer à voir enfin les couturiers construire la silhouette sur le corps même de la femme. A Lausanne, le grand magasin Bonnard attire une clientèle locale et internationale en quête des meilleures tenues de montagne, ski ou de tennis. L’enseigne a fermé en 1974 pour laisser la place au Bon Génie. Les enseignes et les quartiers changent, mais Lausanne, reste-t-elle toujours une place incontournable de la mode ? Sans aucun doute pour le commissaire de l’exposition qui a demandé à la photographe Christiane Nill de saisir au vol les silhouettes des lausannois d’aujourd’hui les plus lookées.  Surprenant…

Béatrice Peyrani

Musée historique Lausanne
Place de la Cathédrale 4 – 1005 Lausanne
Jusqu’au 29 septembre 2019

Quand Passy parlait russe

Depuis leur création en 1999, les éditions des Syrtes ambitionnent de faire découvrir à leurs lecteurs les trésors de la littérature slave. Les vacances estivales sont propices à la découverte ou re-découverte d’une des pépites de l’éditeur genevois : « Une maison à Passy », un roman écrit dans les années 1930 par une figure de la littérature russe en exil à Paris, Boris Zaïtsev. Un ouvrage visionnaire et plus actuel que jamais.

Autrefois Dora Lvovna avait étudié la médecine à Saint-Pétersbourg. C’était il y a une éternité…dans la Russie Tsariste. Pour survivre dans ce Paris des années 20, elle masse désormais de riches compatriotes, exilés comme elle. Désargentée mais non sans ambition, Dora vit dans un petit meublé d’une modeste maison de Passy. Elle n’y est pas seule, heureusement. Elle a Rafa, son jeune fils qu’elle souhaite voir rejoindre le prestigieux lycée Janson de Sailly, comme les petits messieurs du quartier. S’intégrer et se forger un beau chemin dans ce nouveau pays, c’est le rêve, le dessein, l’obsession, le devoir de Dora. A Paris, dans cette Maison de Passy, les voisins de Dora sont presque tous des russes. Comme elle, ils ont perdu la Russie de leur enfance, comme elle, ils ont la nostalgie des héros, de la littérature, des traditions de la mère patrie. Comme Dora, les habitants de la Maison de Passy partagent les mêmes soucis d’argent, l’humiliation et l’angoisse de dépendre de la générosité de leurs amis ou connaissances russes plus fortunés qu’eux. Mais la vie dans ce quartier presque campagnard a aussi ses bons côtés.

Dans la maison de Passy, il y a cet attachant général, qui espère l’arrivée prochaine en France de sa fille et de son petit- fils et veille en attendant sur le jeune Rafa. Il y a Kapa, une encombrante voisine aussi excessive que déraisonnable, il y a aussi Valentina, une jeune couturière, une belle âme qui vit avec sa vieille mère, ce chauffeur de maître et quelques autres, comme cet… Anatoli un mystérieux vendeur d’oeuvres d’art aussi charmeur que menteur. Tous ces émigrés se connaissent, s’observent et se jalousent. Tous s’aiment aussi avec passion et fougue, farouchement solidaires dans ce douloureux exil qui les ballote, mais qu’un moine orthodoxe espère un jour adoucir, en restaurant une abbaye de la région parisienne, pour accueillir et protéger les membres les plus fragiles de la diaspora.

Avec humanité et tendresse, Boris Zaïtsev décrit la perte de ma mère patrie, avec ses misères et ses rédemptions, comme nul autre. Sous sa plume, il fit revivre ce petit Passy, de l’entre- deux guerres, qui parlait encore russe. Écrit il y a plus d’un siècle, l’ouvrage interpelle sur la lucidité de son auteur sur les gagnants et les perdants de l’intégration.

Béatrice Peyrani

Boris Zaïtsev, Une maison à Passy, 226 pages
Editions Syrtes

 

Martine Franck : Une humaniste au Musée de l’Élysée

« Du jour de la naissance jusqu’à l’instant de la mort, la vie n’est qu’une révolution constante. Rien n’est permanent. Le plus difficile est d’accepter les changements en soi, autour de soi, chez les autres, et pourtant la plus belle aventure n’est-ce pas ce parcours qui part de soi pour se connaître, s’oublier et se dépasser ? ».

Placée en préambule de l’exposition que lui consacre le Musée de l’Élysée de Lausanne jusqu’au 5 mai 2019, cet hymne à la vie écrit par la photographe Martine Franck ne pouvait être mieux choisi pour présenter ses quarante ans de photoreportage.  Un travail pour le moins bien atypique, loin des champs de guerre, couverts par la plupart de ses confrères masculins. Martine Franck, elle, a toujours voulu s’intéresser dès les années 60 à ceux, qu’on appelait – pas encore – les invisibles : les enfants, les personnes âgées, les laissés pour compte.  Plus qu’un choix artistique, une évidence pour cette femme timide et réservée, décidément pas « pas faite pour le trottoir », notait avec humour son célébrissime époux, le photographe Henri Cartier-Bresson de trente ans son aîné.

Jeune fille bien née, Martine Franck a vu le jour en 1938 dans une famille de collectionneurs d’Anvers, en Belgique, qui part se réfugier en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis. Dans leur salon à Londres, ses parents accrochent des toiles Picasso, Ensor et Van Gogh. La fillette s’y fait déjà un œil. Adolescente, elle poursuit ses études aux États Unis à Long Island puis en Arizona. Elle rêve de devenir conservateur de musée ou galeriste et commence des études d’histoire de l’art d’abord à Madrid puis à Paris, à l’École du Louvre en 1958. Là, elle y soutient un mémoire sur « Sculpture et Cubisme 1907-1915 » et se lie avec la futur metteur-en-scène Ariane Mnouchkine. Chagrin d’amour ou besoin d’émancipation ? Les deux amies décident de tout plaquer en 1963 pour se lancer dans un long périple en Orient. Elles demandent un visa pour la Chine. Seule Martine l’obtient. Ariane la rejoindra donc à Hong Kong. Pendant son voyage en solitaire en République populaire, Martine Franck s’essaye à la photographie grâce à un Leica qu’un cousin lui a prêté. Déclic d’une vocation.  Puis découverte du Cambodge, de la Thaïlande, du Népal, de l’Inde, de l’Afghanistan… enfin retour à Paris.

Parfaitement bilingue en anglais, la jeune femme réussit à se faire embaucher par le magazine américain Time Life, au bureau de Paris. Elle sera d’abord l’assistante des photographes Eliot Elisofon et Gjon Mili, puis ose enfin montrer ses propres images, arrive à publier et devient photographe indépendante pour Life, Fortune, The New York Times. En 1970, elle intégrera l’agence Vu, puis Viva en 1972 et enfin l’agence Magnum, dont elle devient membre en 1983. Elle se convertit au bouddhisme en 1987 et multiplie ses immersions au Népal. Après la mort de son mari en 2004, elle prend la présidence de la Fondation Cartier Bresson et se mobilise pour en assurer la pérennité.

Dans les années 2010, se sachant très malade, Martine Franck sélectionne, quelques mois avant sa mort en 2012, les quelques 140 photographies les plus emblématiques de son parcours si singulier. Ce sont ces mêmes photos que le visiteur du Musée de L’Élysée a le bonheur de découvrir à Lausanne, comme ses fameux portraits de Michel Foucault, Balthus, Giacometti qui cohabitent avec le cliché d’un enfant dans une boîte en carton veillé par son frère et son chien si bien portant. Sans jugement, avec humilité, sans artifice, sans mise en scène, Martine Franck nous offre décidément toute la beauté du monde.

Béatrice Peyrani

Les Trésors des Hansen

La Fondation de Martigny expose une soixantaine de toiles impressionnistes, issue de l’exceptionnelle collection Hansen du musée Ordrugaard de Copenhague. Retour sur l’itinéraire d’un couple de mécènes pressés et avisés…

« Je passe mon temps à regarder des peintures, et autant vous le confesser tout de suite, je me suis lancé dans des achats considérables », écrit en 1916, Wilhelm Hansen, directeur d’une compagnie d’assurance danoise et conseiller d’État, à sa femme Henny. Faute avouée, à demi excusée ? Nul doute, pour ce mari féru d’art, qui sait plaider sa cause auprès de son épouse avec ferveur et talent, «je sais que je serais pardonné lorsque vous allez les voir ; les meilleurs peintres à leur meilleur… ». Effectivement, les emplettes de monsieur Hansen sont bien du meilleur : paysages de Sisley et Pissaro, cathédrale de Rouen de Claude Monet, portrait de femme de Renoir,  autoportrait de Courbet… Profitant de ses fréquents séjours à Paris, l’homme d’affaires danois, entre deux réunions, court les musées et les galeries et – en investisseur aussi avisé que pressé – multiplie les achats avant le retour de la paix et l’inévitable hausse des prix du marché de l’art qui s’en suivra. Alors que la première guerre mondiale n’est pas encore terminée, Wilhem achète ainsi au célèbre marchand parisien Berheim-Jeune : « Le Pont de Waterloo, temps gris » de Monet et le « Portrait de Madame Marie Hubbard » par Berthe Morisot. Durant cette même période, au Danemark, le couple fait l’acquisition d’un terrain près d’Ordrup Krat au nord de Copenhague, pour y faire construire une résidence d’été, dont il fera bientôt son domicile principal. La propriété, qui compte une galerie d’art, sert bien entendu immédiatement d’écrin à la toute naissante collection des heureux mécènes. Le pavillon est inauguré en septembre 1918 et immédiatement les Hansen en ouvrent gratuitement les portes au public chaque semaine. Les visiteurs s’y presseront avec enthousiasme et curiosité. Sensibles à la reconstruction de l’Europe, les Hansen se mettent aussi en quatre pour collecter un million de francs et aider au financement de la reconstruction de la cathédrale de Reims, très touchée par les bombardements de 1914. Malheureusement, la faillite de la plus grosse banque du Danemark met en péril la santé financière des affaires de Wilhem Hansen, qui venait de contracter auprès de ce même établissement bancaire un prêt très important. Pour éponger sa dette, l’entrepreneur doit céder la moitié de sa collection. L’orage passé, le mécène réussit toutefois à racheter une quarantaine de toiles impressionnistes de premier ordre, comme cette « Marine, le Havre » de Claude Monet peinte en 1866. Mais en 1936, le destin frappe à nouveau cruellement la famille Hansen. Wilhem meurt d’un accident de voiture. Fidèle à la passion artistique de son époux, Henny, va assurer la pérennité de la collection en léguant son domaine et ses tableaux à l’État danois. Le musée public d’Ordrupgaard ouvre en 1953 et c’est une soixantaine de ses toiles majeures de Cézanne, Gauguin, Renoir, Monet, Degas… que les visiteurs de la Fondation Pierre Gianadda ont le bonheur de découvrir et d’admirer jusqu’au 16 juin 2019.

Béatrice Peyrani

Trois photographes suisses incontournables aux 49ème rencontres d’Arles

Il y a presqu’un demi-siècle, une bande de copains autour du  photographe arlésien Lucien Clergue et de l’écrivain Michel Tournier créaient les premières rencontres d’Arles. En ce mois de juillet 2018, la manifestation qui se déroulera jusqu’au 23 septembre accueille 35 expositions et inaugure six nouveaux lieux. Elle est devenue le rendez-vous mondial des amoureux de la photographie, professionnels, galeristes ou public qui s’y pressent de plus en plus nombreux.

Les rencontres ont accueilli l’an dernier 125 000 visiteurs et l’édition 2018 espère encore faire mieux cette année, dopée par la curiosité des touristes du monde entier pour la construction en cours de la tour Gehry de la fondation Luma. Côté programmation, Sam Stourdzé, le directeur des Rencontres d’Arles depuis 2014 a mis le focus sur une photographie, medium du XXIème siècle qui décrypte le monde tel qu’il est et va. Une ambition qui s’illustre parfaitement avec les expositions de trois artistes suisses majeurs et incontournables :

Robert Frank, René Burri, Matthieu Gafsou, trois artistes de générations différentes, trois regards aiguisés sur leur époque et leur évolution.

L’emblématique Robert Frank n’est bien sûr plus à présenter. Le Zurichois né en 1924, qui travaille et vit aux États-Unis est devenue l’icône mondiale de la Street Photography. Il y a soixante ans, l’éditeur Robert Delpire sortait son livre fondateur Les Américains. L’exposition Sidelines qui se tient à l’Espace Van Gogh d’Arles retrace cette incroyable aventure.  Elle traque les signes d’une Amérique alors en pleine mutation et dévoile au public d’autres images réalisées par le photographe en Suisse, en Europe ou en Amérique du Sud dans les années 50.

René Burri, né en 1933 à Zurich est décédé en 2014 dans cette même ville.  Son travail « Pyramides imaginaires » est présenté salle Henri-Comte. En 1958, la découverte des pyramides d’Egypte- ces montagnes sans la neige- provoque chez l’helvétique un véritable choc. Le goût pour la forme triangulaire ne quittera plus l’artiste, qui promènera toute sa vie son objectif sur la planète des toits des maisons, des jardins du Nil ou des tipis  du Mexique ou du Guatemala.

Matthieu Gafsou est né en 1981. Il vit et travaille à Lausanne. Son projet H+ exposé à la Maison des peintres explore les nouveaux contours de l’homme augmenté, enrichi ou pour certains…déshumanisé par ces fameuses prothèses miraculeuses, qui promettent de soigner ou de rendre plus performant. Regard chirurgical sur notre époque, regard visionnaire sur le futur de l’être humain.

Béatrice Peyrani

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Les beaux mondes de Laure Mi Hyun Croset

Avant les vacances de Pâques, Damier vous suggère parmi les nouveautés de ce printemps quelques livres à glisser dans votre valise. Premier de notre sélection : « Le Beau Monde » de la romancière suisse Laure Mi Hyun Croset, grande admiratrice de l’écrivain russe Ivan Gontcharov.

Elégance parfaite du marié, champagne et verrines divines pour cinq cents invités triés sur le volet, château et jardins à la française, tout ne paraissait que luxe et beauté pour célébrer le mariage de Charles-Constant, héritier d’une grande famille avec Louise. Sauf qu’à l’église, l’organiste n’en finit plus de jouer. Attente, inquiétude, angoisse… la mariée se fait attendre. Comment expliquer ce retard ? Incroyable, viendra- t-elle enfin? Pour passer le temps, entre le cocktail et le dîner, rien de mieux que d’évoquer l’absente. La mariée est-elle bien cette romancière à succès ? Ils l’attendaient tous, mais au fond, si peu d’entre eux la connaissaient. Silence pesant de l’assemblée. Ouf un invité se lance et brise la glace. Oui, c’est « parfaitement incompréhensible, oui d’autant qu’elle revient de loin », lâche un homme, visiblement pas du genre à dire n’importe quoi, un académicien sans doute. Amaury a été le professeur de Louise. Sa parole vaut bien de l’or. Et celle de Léopold, cet homme aux beaux yeux bleus? Ou de Matteo, ce latin lover au charme fou ou encore celle de Mathilde, la jeune sœur du marié ? Tous ont connu Louise. Tous ont quelque chose à dire. Paroles d’argent ou d’Evangile ? Que savent-ils d’elle , de cette jeune femme complétement « self made », de cette enfant trouvée, de… cette enfant perdue ? L’histoire n’était elle pas jouée d’avance ? A en croire les témoignages, badinages ou racontars, tout n’était- il pas écrit ? A moins, que ce ne soit l’inverse. L’absence de Louise, n’est-elle la preuve vivante, que rien, jamais RIEN n’est inéluctable? L’ énigmatique fiancée n’a-t-elle pas choisi de tout choisir? De tout réinventer pour rebattre les cartes encore une fois ? Pour une dernière fois ?

Le livre de Laure Mi Hyun Croset s’invite gentiment dans l’univers feutré du beau monde. Mais au fil des pages, avec maestria le suspens monte crescendo tandis que les personnages interviennent au rythme des sept sacrements pour énoncer – leurs quatre vérités – sur Louise. Chez les invités, la tension grimpe, le malaise devient palpable. Dans une parfaite unité de temps, de lieu et d’espace, le huis clos va bien se dénouer, mais l’épilogue sera aussi surprenant, que grinçant et inattendu.

Béatrice Peyrani

Trois questions romanesques à Laure Mi Croset

Damier : Quelle est la qualité que vous préférez chez un homme et chez une femme ?
Laure Mi Croset :
Chez un homme, la bonne foi, chez une femme le courage

Damier : Quelle faute vous inspire le plus
Laure Mi Croset :
Celle que celui qui l’a commise reconnaît.

Damier : Quel est votre héros favori dans la fiction ?
Laure Mi Croset :
Oblomov, que met en scène dans son roman éponyme l’écrivain russe Ivan Gontcharov, un personnage tellement paresseux qu’il refuse d’aimer de peur de se fatiguer .

Propos recueillis par Beatrice Peyrani

Voyage, voyage jusqu’au bout de l’Extrême Orient Russe

La Russie sera l’invitée d’honneur du salon du livre de Paris qui se tiendra du 16 au 19 mars. En avant-première, Damier vous présente son coup de cœur pour « Zimnik, Du Baïkal au Béring » de Diane Slëzkine, aux éditions des carnets de l’Aléatoire.

Vous êtes fan depuis votre enfance de Michel Strogoff, des Cosaques ou du Tour du Monde en quatre vingt jours ? Le Transibérien vous fait rêver ? La cabane en Sibérie de Sylvain Tesson vous a enthousiasmé, nul doute que « Zimmik », le récit de Diane Slëzkine vous enchantera. « Plonger dans le rêve d’un mort n’est pas sans risques. Au début les images t’ennivrent. Suivre des traces, ça aide à démarrer », explique l’auteur, qui entend courir sur les traces d’un certain Loïcq de Lobel. Un aventurier du XIX, dont le nom a depuis sombré dans l’oubli mais dont la romancière entend faire revivre le projet fou : la construction d’un train qui relierait Paris à New-York par le Détroit de Béring.

Un songe, un rêve, une pure folie ? Mais qui au XXIeme fait encore fantasmer des hommes et des femmes aux confins de l’Extrême Orient russe.

Malgré les températures irréelles (-50 degrés), c’est un récit plein de passion et de chaleur, que Diane Slëzkine rapporte de Moscou à ….Verkholïansk, en passant par Jogalovo ou Olekminsk, autant de villes inconnnues de la plupart des mortels et que même Google peine à situer sur la mappemonde.

La chute de l’URSS a quelquefois privé de ressources et d’habitants –« ces farouches citadelles, lointaines héritières de valeureux relais de postes du grand empire tzariste ». Qu’importe, Diane Slëzkine y débusque toujours un directeur d’école, un responsable de musée ou un attachés culturel, diligent. Tous désireux, malgré leur quotidien difficile, de l’aider à retrouver la route de Lobel. Même les enfants de ces mêmes cités ont joué le jeu et pris leurs crayons en offrant à l’écrivain des dessins de voyages en Yacoutie, dans la région de la Tchouckotka et d’Irkoutsk. Autant de contrées, autant de paysages et d’étendues neigeuses que le fameux train Tansalasaka Sibérien, aurait ou…pourrait traverser. Preuve évidente que décidément rien n’est plus immortel qu’un rêve !

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus:
Consulter le site de la librairie du Globe qui affiche les rencontres et événements du Pavillon de la Russie – Livre Paris.

Lausanne, capitale mondiale de la danse

Chaque hiver depuis 1973, créé à l’origine par un couple de mécènes, Philippe et Elvire Braunschweig, la capitale vaudoise devient le rendez vous incontournable des chorégraphes et compagnies de danse les plus prestigieuses au monde. Leur objectif : lors d’un très sélectif concours, qui dure une semaine, y dénicher la future star mondiale des dix prochaines années.

Une grande salle, pleine de tapis et de coussins blancs, à côté une table en bois avec des eaux minérales et des fruits. Tout près du studio 1, où le chorégraphe, Duncan Rownes, dispense une master class, deux, trois jeunes femmes s’affairent pour offrir une petite pause aux près de soixante-dix jeunes danseurs et danseuses, qui toute cette semaine du 29 janvier au 3 février, vont tenter de remporter la 46ème édition, du Prix de Lausanne, l’un des concours de danse les plus prestigieux au monde.

Cours de danse et coachings, consultation médicale et conseils diététiques, drastiques épreuves de sélection, gala au théâtre de Beaulieu, leur programme sera dense et intense. Mais leur motivation est farouche, tous ont déjà passé avec succès un sévère premier filtre : heureux candidats présélectionnés parmi les 380 danseurs, qui avaient envoyé leur candidature au jury sur vidéo,- ou prometteuses graines de star invitées parce que – déjà très remarquées – lors d’un autre concours de danse à Pékin ou Moscou.

Ces jeunes gens, ils ont entre 14 ans et six mois (contre 15 ans l’an dernier, les compagnies désirant recruter leurs élèves de plus tôt en plus tôt pour mettre en place le cursus le plus performant possible) et 18 ans. Tous rêvent de décrocher un stage, une formation et peut-être un engagement parmi les 72 écoles et compagnies partenaires du Prix de Lausanne. Tous viennent chercher à Lausanne, leur premier grand succès professionnel. Originaires d’une quinzaine de pays différents, la majorité des candidats viennent de loin…. ils sont japonais, sud coréens, chinois ou australiens. Il y a toutefois cette année, malheureusement pas de Suisse en course, mais deux jeunes danseurs français.

Enfants du Pacifique ou du Vieux Continent, peu importe, tous savent que, seule une poignée d’entre eux décrochera en Suisse, le précieux sésame pour le Ballet am Rhein Düsseldorf Duisburg, le Boston Ballet School, l’Ecole de l’Opera de Paris (qui fait son grand retour cette année comme partenaire au Prix), le Royal Ballet de Londres ou encore …le très recherché Het National Ballet d’Amsterdam, qui a accueilli le lauréat de l’an dernier, l’italien Michele Esposito.

Une certitude les candidats de la session 2018, sont tous bien décidés à gagner et à donner le meilleur d’eux-mêmes, pour le plus grand plaisir des spectateurs, qui pourront les découvrir sur scène au théâtre de Beaulieu, jusqu’au dimanche 4 février 2018.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus sur les épreuves et spectacles diffusés en direct sur internet et sur la billetterie au théâtre de Beaulieu :
site internet https : www.prixdelausanne.org
site theatredebeaulieu.ch

La bonne fée de Lausanne

Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas Cendrillon la vedette de ce ballet iconique revisité par  Jean-Christophe Maillot mais sa marraine ou plus vraisemblablement sa mère, la bonne fée. Le chorégraphe, qui  dirige la compagnie des Ballets de Monte-Carlo et obtenu le Prix de Lausanne de la danse en 1977 a imaginé une version pour le moins décapante et inspirante  du célébrissime conte. Finie l’histoire à l’eau de rose ! Maillot préfère entrainer le spectateur sur la manière dont  le souvenir des personnes disparues peut réinventer le futur de ceux qui restent. Gagné, la danseuse japonaise Mimoza Koike a effectivement enchanté ceux qui ont pu la voir à l’Opera de Lausanne. 

Béatrice Peyrani

L’hommage d’Eric Vuillard, lauréat du Prix Concourt 2017, à un peintre suisse.

Si l’auteur de L’Ordre du jour campe, comme on le sait un court mais efficace et implacable récit, les débuts de l’irrésistible ascension d’Hitler, la compromission des grands industriels de la Ruhr, l’odieuse lâcheté des dirigeants politiques de l’époque, à commencer par celle du chancelier autrichien Schuschnigg et des autres…Lord Halifax en tête (le secrétaire du Foreign Office) partisan d’une politique d’apaisement avec le Führer, Eric Vuillard rend un hommage appuyé à un peintre suisse.

Louis Soutter précisément. S’il est désormais considéré comme l’un des plus grands dessinateurs du XXème siècle de son vivant, l’artiste n’eut guère la reconnaissance que de quelques écrivains – mais pas des moindres comme Ramuz ou Jean Giono qui reconnaissent immédiatement son talent.

Né à Morges le 4 juin 1871, très jeune Louis Soutter montre un talent certain pour la musique et la peinture. Le jeune homme renonce vite à ses études d’architecture pour suivre des cours de violon à Bruxelles. En 1894, il gagne toutefois Paris pour renouer avec le dessin dans l’atelier de Jean-Joseph Benjamin-Constant. Il tombe amoureux d’une jeune américaine fortunée et s’embarque avec elle pour les Etats-Unis où il va enseigner avec brio et succès au département des Beaux-Arts du Colorado College la musique et la peinture. Pourtant en 1902, il plaque tout, vie de famille et aisance matérielle, pour regagner la Suisse et vivre en ermite solitaire. En 1923, sa famille le place dans une maison de vieillards à Ballaigues, dans le Jura Vaudois. De sa prison Louis Soutter dessine avec un sentiment d’urgence. Avait -il tout deviné de la tragédie qui allait déchirer l’Europe? Eric Vuillard n’en doute guère. En 1937, le  peintre réalise ses œuvres les plus poignantes: « Ses cohortes de silhouettes noires, agitées, frénétiques », peintes avec ses doigts déformés par l’arthrose, trempés, dans l’encre sur de vieux papiers récupérés ici et là effraient ses contemporains mais filment déjà l’agonie de l’Europe. Soutter ne connaîtra pas la libération de l’Europe, il meurt en février 1942.

Béatrice Peyrani

En avant marche pour la DADA AFRICA

Redécouvrir le Zurich de 1917, place de la Concorde à Paris? C’est le pari tenté et réussi du Musée de l’Orangerie avec l’exposition Dada Africa. Le mouvement avant-gardiste, né en 1917, au cabaret Voltaire à Zurich, jette à bas les canons des arts classiques occidentaux, dénonce les horreurs de la guerre et ouvre le dialogue avec toutes les formes dites d’art primitif de l’Afrique à l’Océanie. Une ouverture sur le monde, qui permet un siècle plus tard de rapprocher au sein de l’ exposition parisienne, statues Baoulé, têtes de Bouddha thaïlandaises, poupées indiennes, au côté des œuvres des artistes Dada, qui eux-mêmes s’en étaient inspirées, avec délice pour exaspérer le public et refaire le monde.

Cap donc sur le Musée de l’Orangerie, qui propose une belle déambulation en compagnie des représentants Dada les plus illustres comme Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp, Tristan Tzara, Raoul Haussmann ou encore Hanna Höch…L’ illustratrice de presse berlinoise, peut-être moins connue en France qu’en Suisse bénéficie d’ailleurs d’un joli coup de projecteur du musée français sur son travail. Ses collages, mixant statues antiques cambodgiennes, jambes de boxeur noir, corps tatoué maori, sont autant de manifestes contre le colonialisme, le racisme ou le machisme qui n’épargnait non plus les artistes masculins du groupe Dada. A l’évidence Anna Hach, leur fournisseuse préférée de sandwichs et de bière comme ils l’appelaient souvent, avait aussi bien du talent !

Béatrice Peyrani

Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries -75001 Paris. Fermé le mardi. Jusqu’au 19 février 2018.

 

 

Jean-Pierre Sergent, une expo inédite

C’est lors de la 8ème Biennale des arts plastiques de Besançon que Jean-Pierre Sergent expose une vingtaine d’œuvres sur papier de sa nouvelle série des Shakti-Yoni, Ecstatic Cosmic Dance et quatre peintures sur Plexiglas des Suites EntropiesUn kaléidoscope d’images colorées et d’émotions inspirées de l’actualité brûlante  « Aujourd’hui, il nous faut vraiment repenser notre rapport au monde, et j’espère que mes peintures, par les diversités iconographiques et culturelles qu’elles présentent, puissent y contribuer…! » souligne l’artiste franco-new-yorkais.

du 27 au 29 octobre 2017 – Micropolis, Besançon

La route de vos vacances passe par Aix-en-Provence ?

De la Bibliothèque de Genève aux cimaises de la Galerie Bucher. C’est l’itinéraire étonnant d’une jeune fille pas si sage, devenue une figure majeure de l’avant-garde artistique parisienne du XXème siècle.

La route de vos vacances passe par Aix-en-Provence ? N’hésitez pas à vous rendre au Musée Granet qui rend hommage à la galeriste Jeanne Bucher. Alsacienne d’origine et épouse du célèbre pianiste suisse Fritz Blumer , cette jeune fille de bonne famille n’était programmée pour devenir l’une des galeristes les plus marquantes d’une vingtième siècle. Mais son œil, son charisme et son talent en ont décidé autrement. Bibliothécaire à l’université de Genève, trilingue, traductrice de Rilke, la jeune femme débarque dans les années 20 à Paris et devient l’assistante du couple de comédiens Georges et Ludmilla Pitoeff. Jeanne se lie avec le couple Pierre Chareau, qui lui permet d’ouvrir une petite librairie rue du Cherche Midi au-dessus de leur bureau. L’adresse deviendra très vite le point de rencontres de nombreux artistes et se transformera tout naturellement en galerie. Jeanne Bucher expose très vite les meilleurs du moment Jean Lurçat, Picasso, Braque, Chirico en autres puis plus tard Nicolas de Staël.

Si Jeanne Bucher décède trop vite d’un cancer en 1946, deux de ses descendants vont assurer la pérennité de la galerie qui existe toujours et s’est transportée rue de Seine.

Béatrice Peyrani

A découvrir Jusqu’au 24 Septembre.

Musée Granet
Place Saint Jean de Malte

13100 Aix-en-Provence
Accès PMR : 18 rue Roux-Alphéran

 

Ma mère, cette inconnue

 

Philippe Labro lui aussi est amoureux de la Suisse – il y revient souvent skier en famille – se penche sur l’enfance chahutée et très secrète de sa maman, Netka, décédée en 2010, fille naturelle d’une institutrice et d’un conte polonais qui la confie à des mamans de substitution. Abandonnée, la jeune femme prendra pourtant sa revanche sur la vie, grâce à l’amour. Elle va rencontrer l’homme de sa vie Jean Labro (le père de Philippe), ils vont se marier, avoir quatre garçons et ensemble sauveront de nombreux Juifs pendant la guerre. Mère et grand-mère exemplaire, Netka a adoré la vie. Avec intensité et fougue elle a vécu jusqu’à…99 ans. BP

Philippe Labro Ma mère, cette inconnue
Gallimard

 

 

Un personnage d’aventure de Chantal Delsol

Sur l’enfance, la famille, les parents, à ne pas manquer: Chantal Delsol. Un personnage d’aventure. Petite Philosophie de l’enfance. Editions du Cerf.

Un essai philosophique sur l’aventure de l’enfance, des parents, de l’école. Comment être formé et dé
terminé sans être conditionné ou formaté. Comment retrouver « la petite vie » dont parlait Charles Péguy qui fait grandir et éclaire chaque journée. BP

Un père ne meurt jamais…

Metin Arditi signe l’un de ses plus beaux romans en ce début d’été. «Mon père sur mes épaules » qu’il publie ces jours chez Grasset doit être glissé d’urgence dans votre valise de vacances.

« Mon père prenait le temps qu’il fallait. Les problèmes des autres ne devenaient jamais les siens, et cette liberté lui permettait de garder sur ses interlocuteurs un ascendant absolu ». Phrase clé du dernier roman de Metin Arditi, l’écrivain revient vingt ans après sa mort sur l’homme qui a le plus compté dans sa vie : son père. Comment ont-ils tissé leur relation? Qu’a pesé la distance kilométrique entre ces deux êtres ? Comment cette relation l’a-t-elle façonné à son tour dans ses liens ses propres enfants, se demande avec émotion, l’auteur, devenu à son tour père et grand-père.

Le jeune Metin est venu vivre en Suisse à l’âge de sept ans pour rejoindre seul un pensionnat de Paudex. Il a du s’arracher encore tout petit à son pays natal la Turquie et à sa famille restée à Istanbul. L’enfant a passé sa jeunesse, y compris la majeure partie de ses vacances en République Helvétique. Il y retrouvait sa maman radieuse et solaire à peine ou plus un mois d’été et son papa élégant, héroïque, admirable que quelques jours par an, tous deux dans cette même Confédération Suisse, en terrain neutre. Comme si ce père tutélaire et infaillible voulait protéger son fils d’une jeunesse istanbuliote aussi dorée que trompeuse ? Faut-il s’imposer un tel sacrifice pour élever son fils ? Mais avait-il d’autre choix pour le faire grandir ? Le père de Metin avait vécu avant-guerre à Vienne. Il y avait eu la guerre, l’exil pour lui. Il avait rebondi en Turquie, il y avait assez bien réussi en y important des balances analytiques Mettler. Tout aurait pu être simple. Mais il y avait un fantôme dans la famille de Metin. Il s’appelait Tülin, c’était une petite fille de deux ans. La sœur de Metin, morte avant sa naissance à l’âge de deux ans. Le couple parental ne s’était jamais remis de la perte de la petite fille, une sœur dont ils ne parlaient jamais. Pourquoi s’ épancher sur ce qui fait mal….

Sur le papier, l’exil forcé de Metin s’est déroulé comme sur des roulettes: élève brillant, physicien titulaire d’un troisième cycle en génie atomique, d’un MBA à Stanford, adolescent pas très sportif, il a toutefois la chance d’y rencontrer Géraldine Chaplin, puis la femme de sa vie. Il y croise aussi un jeune homme prometteur, un certain John Kerry. Arditi est devenu homme d’affaires à succès, écrivain reconnu. Il est resté en Suisse et vient de lui consacrer un superbe Dictionnaire Amoureux. Pourtant, malgré les honneurs et les consécrations publiques, la blessure restait ouverte : l’ex pensionnaire semblait en quête d’une estime, d’une admiration, d’une reconnaissance paternelle jamais dévoilée. Mais l‘amour des livres les a sauvé sans qu’ils ne s’en rendent compte tout de suite. Pour eux, le papa de Metin n’entendait pas compter parce que les livres, c’est autre chose. Oui c’est autre chose, un livre. Un livre c’est différent d’une tenue de Hockey sur glace coûteuse et inutile. Avec un livre, un père ne meurt jamais et devient immortel. Oui c’est bien cela, avec Mon père sur mes épaules, Metin Arditi a retrouvé son père, plus vivant que jamais. Tout comme son lecteur retrouve dans son roman le sien. Avec délice.

Béatrice Peyrani

Mon père sur mes épaules
Metin Arditi
Editions Grasset
Parution : Mai 2017

 

 

 

La Suisse vue par des Femmes

Un guide de voyage pas comme les autres, fruit d’une ONG, Women in action worldwide.

C’est vraiment une bonne idée qu’ont eu Elisabeth Thorens et Carin Salerno. Ces deux copines de classe, elles se sont rencontrées à 4 ans sur les bancs de l’école, ont fait chacune un joli parcours professionnel, la première comme enseignante après avoir étudié et vécu aux Etats-Unis, l’autre à la direction de la coopération et du développement, ont en commun d’avoir beaucoup voyagé et de s’être confronté au grand défi qu’on attend toujours d’une femme et dans tous les pays savoir tout réussir de front: une carrière, un mariage, des enfants…Quadrature du cercle qui n’en finit pas de tous nous questionner. De leur expérience et leur amitié, Elisabeth Thorens et Carin Salerno ont décidé d’apporter leur propre contribution au débat : en créant à Genève avec quelques autres femmes de bonne volonté, une ONG, Women in action Wordwide, dont le but est de promouvoir l’empowerment socio-économique des femmes. Leur premier projet : lancer une collection de guide de voyages, vue à 100% par des femmes, histoire de s’affranchir des visions un peu machiste que la presse peut parfois donner d’une destination touristique. Trois guides[1] sont déjà sortis, dont l’un justement sur la Suisse.

Un carnet de voyages qui nous fait découvrir chaque grande ville ou localité de charme par une femme emblématique. Bien sûr, certaines figures étaient aussi inévitables qu’attendues. On s’étonnera pas de rencontrer à Lausanne, Gisou Van der Goot , force vive de l’EPFL, à Genève la dynamique Carole Hubscher qui dirige la mythique fabrique de crayons de couleurs Caran d’Ache ou Angela de Wolff, la pionnière de la finance durable qui a crée sa propre structure Sustainable Geneva, mais le Monde des Femmes SUISSE nous fait découvrir bien d’autres femmes aussi charismatiques que talentueuses : comme Aurélie Branchini, technicienne en restauration d’horlogerie ancienne à la Chaux-de-Fonds, Elena Ramelli, une tessinoise de 72 ans, qui tient depuis soixante ans, un stand de saucisses et de souvenirs au col du Gothard, en dépit de terribles épreuves personnelles, ou encore Anne-Françoise Buchs, propriétaire avec son mari de l’hôtel historique le Bella Tola, à Saint-Luc, devenu grâce à leur énergie un fleuron de l’hôtellerie de montagne suisse.

La Suisse vue par women in action worldwide. Une formidable initiative. Une jolie façon de
découvrir la Confédération avec ces surdouées de la vie qu’on aimerait toutes avoir pour amies.

Béatrice Peyrani

Le Monde des Femmes Suisse
Women in action worlwide.  

[1] Tanzanie, Birmanie…

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La Suisse de Metin Arditi

L’auteur du Turquetto sort un Dictionnaire amoureux de la Suisse chez Plon. Jubilatoire.

Si vous épelez – S comme ski, U comme Union démocratique du centre, I comme Internats suisses, S comme Seconde guerre mondiale, S comme Simon Michel, acteur génial et genevois jusqu’au bout des ongles, E comme Ecoles Polytechniques en reliant chacune des initiales, vous trouverez un pays qui s’appelle bien entendu la S-u-i-s-s-e.

Metin Arditi a eu la bonne idée de sortir chez Plon, son « dictionnaire amoureux de la Suisse » et comme ses prédécesseurs, Jean-Noël Schifano pour Naples ou Philippe Sollers pour Venise, il brosse un extraordinaire portrait par petites touches colorées et subtiles de A à Z, de sa bien-aimée.

En effet, la Suisse est, en quelque sorte, sa fée clochette puisqu’il avoue qu’elle lui a tout offert. « Dire que ce pays m’a beaucoup donné serait peu. Il m’a comblé. », avoue l’auteur de son grand roman à succès « Le Turquetto ».

Il y a fort à parier que son nouvel ouvrage, qui comprend plus de 180 entrées et qui traite tant des hommes (de Calvin à Cendrars en passant par Giacometti ou Albert Cohen, sans oublier Roger Federer… ), des lieux ( Zurich, les quais du lac Léman, la Rue du Rhône à Genève, Lausanne avec sa rue du Bourg …) que de notre vie quotidienne (la Migros, la loterie Romande, les vins, la RTS…) sans oublier les standards, revus et corrigé avec son humour et sa perspicacité (les montres, les banques, la fondue, le cirque Knie…) sera un beau succès tant il le mérite.

Né à Ankara en1945, en Turquie, venu vivre à Paudex à l’âge de sept ans, « Suisse à quatre sous, comme on dit ici », le naturalisé n’a pas voulu payer une dette, mais oser une déclaration. Une déclaration d’amour à la Confédération Helvétique. Une jolie histoire, qui est née de sa rencontre un soir à Paris – autour d’une bonne bouteille – avec le créateur de la collection des Dictionnaires amoureux chez Plon, Jean-Claude Simoën et un ami commun, le poète Elias Sanbar, auteur d’un Dictionnaire amoureux de la Palestine.

La soirée fut belle et fructueuse puisqu’elle nous permet de découvrir quelques unes des facettes brillantes ou plus discrètes d’un pays plus mystérieux qu’on ne croit.

Metin Arditi commence sa promenade sur les chapeaux de roue, à toute allure avec à la lettre A comme Alinghi, le super bateau symbole de la Suisse qui gagne, belle performance « pour un pays privé de mer », mais qui sait construire « un bateau juste, à l’extrême pointe des connaissances du moment », explique-t-il et, dont les initiateurs ont su mobiliser tous les talents et les énergies. Continuant sur cette Suisse innovante nous re-découvrons la saga de la famille Piccard qui du professeur Tournesol à « Impulse Solar » mobilise l’intérêt des 7 à 77 ans…

Après nous irons flâner sur quelques hauts lieux touristiques comme le Château de Chillon, une forteresse qui « a de la gueule » ou au Château Mercier à Sierre,  «qui fait penser aux chambres d’un sultan », et nous nous aventurerons dans la « ville travail » de la Chaux de Fonds, la cité horlogère où «tout est tendu, pensé, réfléchi, calculé. La Chaux –de-Fonds est bâtie en damiers, d’est en ouest, en parallèle à la vallée, le « plan Junod » comme on dit. Point de banlieue. D’un pas, on quitte la ville pour se retrouver à la montagne ».

L’écrivain emprunte aussi les Chemins de fer fédéraux – avec lesquels il a fait ses premiers voyages d’enfant pour rallier Bex à Chésières, près de Villars-sur-Ollon afin de gagner son home d’enfants pour les vacances d’été. Plus tard il partira à l’assaut de Zermatt et Gornergrat- « plus intimidants » tout en réaffirmant que « toute occasion de se retrouver dans un wagon CFF est une joie ». Ne manquez pas son arrêt a la gare de Genève qui lui donne l’occasion d’écrire un amusant « Propre en ordre », expression typiquement suisse puisque le pays s’est construit
aussi sur ces deux valeurs et qu’il illustre par la description minutieuse et amusante du travail d’un préposé au nettoyage.

N’oublions pas la gourmandise avec le T de Toblerone qui s’affiche avec l’effigie de sa montagne la plus reconnaissable, le Cervin et, si on est fondu de F-Fromages- on rendra grâce à ces vaches « qui sont les plus belles du monde ».

Autant de pérégrinations festives qui n’empêche pas l’auteur d’écrire tout le mal qu’il pense des forfaits fiscaux qui consiste à « pirater de riches contribuables de pays appelés « amis » et qui sont souvent dans des situations économiques bien plus défavorables que la Suisse… » et tout le bien des « sociétés de lecture » dont celle « parmi les plus délicieuses » de Genève.

On l’aura compris, il y a autant de passion que d’humour dans ce dictionnaire de la Suisse qui mérite bien son adjectif « d’amoureux ».

Béatrice Peyrani

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La Suisse de Diane von Fürstenberg

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Lausanne a joué un grand rôle dans la vie de la créatrice de la fameuse robe portefeuille, désignée par Forbes comme l’une des femmes les plus influentes de la planète mode.

Bâle 1952, une femme très élégante et sa petite fille de cinq ans sont photographiées sur le quai de la gare. Elles sont des touristes belges, vraisemblablement en partance pour une station de ski huppée de la Suisse. Luxe, calme et beauté…Elles vont illustrer un article pour un magazine. Quelle revanche, pour cette mère apparemment si belle et si épanouie. Comment croire, que sept ans plus tôt, cette même femme pesait à peine 29 kilos et rentrait des camps nazis. Pour ses bourreaux, Lily Nahmias, la mère de la petite Diane, n’aurait jamais du survivre et encore moins avoir un enfant. Mais elle a toujours cru qu’elle s’en sortirait et qu’elle triompherait de la barbarie. Non seulement elle a survécu mais vécut, elle a prodigieusement aimé la vie. Et cet amour indestructible de la vie, elle l’a aussi su le transmettre à sa progéniture. Diane, la petite fille de 1952 est devenue la grande Diane von Fürstenberg, « DVF », grande papesse mondiale de la mode. Grâce à sa mère Lily, à son courage et à sa détermination, DVF jure être bien devenue la femme qu’elle voulait être.

Pas étonnant alors si cinquante ans plus tard, ce même cliché de 1952 trône toujours sur les étagères de la chambre de l’ appartement New-Yorkais de la créatrice de la fameuse robe portefeuille, qui n’a jamais voulu oublier d’où elle revenait…de loin. Chaque nouvelle année, sa mère lui écrivait « Dieu m’ a sauvé la vie pour que je puisse te donner naissance…Je t’ai donné la vie et tu m’as rendu la mienne. Tu es le flambeau et l’étendard de ma liberté… », raconte Diane von Fürstenberg. [1] Dès le plus jeune âge, Lily a appris à Diane à se battre, à résister à la peur, à dormir dans le noir sans broncher ou prendre le train seule toute jeune.

Enfant, Diane est pensionnaire quelques années à l’école Cuche à Lausanne. Elle s’y fera une grande amie qui quelques années plus tard, lui permettra de rencontrer lors d’une fête d’anniversaire son futur premier mari : Egon de Fustenberg, neveu des Agnelli. La Suisse a donc visiblement porté bonheur à Diane. C’est du moins ce qu’on découvre en lisant cette biographie que la créatrice a fait d’elle-même et qui est sortie en français chez Flammarion.

Jeune mariée, la ravissante Diane von Fürstenberg aurait pu se contenter de faire la une des magazines. C’était sans compter sur sa soif insatiable d’indépendance. La jet set ne lui suffisait pas. Cette battante a donc conquis sa liberté et fait fortune grâce à sa fameuse robe en jersey. Sans bouton ni fermeture éclair, cette tenue a de quoi séduire les femmes libres. La rédactrice en chef du Vogue Amérique adore et on connaît la suite, 5 millions de wrap dresses vendues en 1976 ! Diane veut construire sur son nom, une marque mondiale. Mais trop jeune, trop inexpérimentée, trop impulsive peut être, ses affaires peinent dans les années 80. Un divorce, plus tard un cancer auraient du la laisser sur le bord du chemin.

C’était mal la connaître, Diane, plus motivée que jamais, rebondit . Elle n’a plus de magasins ni de réseau de distribution efficace, elle ira donc vendre elle même…à la télévision. La planète mode la croyait obsolète. Elle jugeait le télé-achat ringard. Tant pis pour elle. Diane von Fürstenberg est redevenue pour les femmes une icône. Ses robes portefeuilles, plus tendance que jamais, s’arrachent de nouveau et font les beaux jours des célébrités sur les tapis rouges. Inoxydable peut être, toujours combattante et déterminée, Diane n’en a jamais oublié de vivre, d’aimer, et de danser de Capri à Bali. Ses enfants (Alexander et Tatiana) dit-elle sont pourtant sa plus grande réussite. La businesswomen n’entend pas abdiquer son rôle de mère et de grand-mère très glamour.

Diane von Fürstenberg consacre désormais la majorité de son temps à la fondation qu’elle a crée avec son mari depuis 2001, l’homme de média Barry Diller qui œuvre en faveur de l’éducation, de la culture et des droits de l’homme. Non Diane n’a pas oublié qu’elle revenait de loin.

Béatrice Peyrani

[1] La Femme que j’ai voulu être, édition Flammarion.

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Comprendre les Suisses le temps d’un aller Genève-Paris

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(ou l’inverse !) en TGV Lyria. C’est le sacré défi lancé par le guide que publie André Crettenand: « La Suisse, invention d’une Nation. »

Proposée par une jeune collection, ce nouvel ouvrage entend se pencher sur la genèse de la Suisse pour en décoder l’âme de son peuple. Sage initiative, quand malgré la globalisation de l’économie, la compréhension mutuelle des hommes semble se réduire comme une peau de chagrin.

Revenir aux racines culturelles et historiques sans se perdre dans les méandres de la fabrication des Etats Européens et …en quelques dizaines de pages, semble une gageure. Et pourtant le défi paraît relevé avec « La Suisse, invention d’une Nation ».

A bon entendeur, d’abord pour les amoureux des mythes : non Guillaume Tell n’a peut être jamais existé, précise son auteur André Crettenand, directeur de l’information de TV5 Monde. Mais sa légende a rendu un fier service aux Suisses : elle a façonné leur identité.

On s’en souvient Guillaume, le facétieux guerrier avait plus d’une flèche à son arc. Il a su utiliser la première pour viser la pomme que l’ horrible bailli (acoquiné aux Habsbourg) avait posé sur la tête de son fils et réservé la seconde pour tuer le vilain seigneur félon.

Guillaume « ne savait pas faire de grandes phrases », rappelle André Crettenand, mais « il vise juste ». Agir plutôt que briller. Tiens donc? Serait-ce l’un des premiers secrets de l’âme suisse traqués par l’auteur ? On ne sait pas soulever des montagnes, percer des tunnels ou construire des ponts par hasard. La Suisse n’ a pas de château de Versailles ou d’Empire State Building. Mais elle est entourée de sommets de plus de 4000 mètres, qui au fil des siècles ont forcé ses habitants à savoir « monter et gravir l’inaccessible ». Pour sûr, un serment entre montagnards sur une prairie (le fameux pacte du Grütli scellé par les premières communautés, renouvelé par le général Guisan en 1940), n’a pas donné à la Suisse une légende grandiloquente, mais il a cimenté une communauté de destins, et enfanter une Nation entreprenante et courageuse. Travailler sans bruit, ni murmure, au prix d’une neutralité quelquefois difficile à assumer comme pendant la Seconde Guerre Mondiale, relève André Crettenand.

Peiner, endurer, avancer… en 2016 la Confédération reste la championne des dépôts de brevets, des machines outils, des montres, des nouvelles technologies qui en font un…. paradis des start-up de pointes.

Une réussite qu’elle doit à coup sûr à ses habitants. Se pencher sur leur supplément d’âme, n’est pas inutile en ces temps difficiles… Les deux grands témoins interrogés par André Crettenand ont eu aussi leurs idées sur la question. On lira avec intérêt l’entretien mené avec l’écrivain Metin Arditi sur le sens du collectif et de la responsabilité des Suisses.

Béatrice Peyrani

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Découvrir la Suisse d’aujourd’hui en bonne compagnie

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C’est le propos d’un livre collectif publié par les Editions de l’Aire. Des artistes nous racontent leur Genève, Morges, Vevey ou Zurich. Rêveries attachantes de promeneurs aux aguets.

La Suisse revisitée par une vingtaine d’auteurs contemporains. C’est la bonne idée des Editions de l’Aire qui publient un joli recueil «La Suisse est un village », prétexte aux flâneries ironiques, tendres ou mordantes d’artistes, au parcours très divers. Trois français, amoureux de la ConfédérationMaurice DenuzièreMichel ChipotIsabelle Leymarie ont choisi de croquer avec humour leur Vevey, Zurich, ou Genève.

On ne présente plus Maurice Denuzière, journaliste à France-Soir puis au Monde, auteur de sagas à succès Louisiane ou bien sûr . Sa ville suisse de prédilection: Vevey, qu’il apprécie sans modération lors de la fête des Vignerons, sorte de « Thanksgiving à la mode vaudoise….célébration reconnaissante de la générosité de la nature. » Sensible à l’esprit des lieux, Denuzière qui a parcouru Vevey en long et en large au fil des ans, saison, après saison, n’ a qu’un vœu que Charon, le passeur des âmes vienne le chercher au jour dit …sur les fameuses rives du Léman.

Le mathématicien Michel Chipot qui a élu domicile à Zurich, la ville la plus américaine et aussi la plus chère de Suisse, nous raconte le goût sans complexe de cette cité pour les traditions et les avant-gardes : fête de la Sechselaüten (mise à mort de l’hiver symbolisé par un Böögg, une sorte de bonhomme de tissu jeté au bûcher), festival pride, lieu de prédilections des dadas… Isabelle Leymarie, dont le père professeur d’histoire de l’art à l’Université de Genève où de jeunes iraniennes rentraient parfois pour le week-end à Téhéran nous fait elle revivre le grand Genève des années 50 où l’on croisait Tristan Tzara, Alberto Giacometti ou Michel Simon. Voilà pour la nostalgie peut-être, mais n’allez pas croire que le livre est un guide de voyage comme un autre. C’est plutôt un guide flâneries en bonne compagnie, Madeleine KnechtBertrand BaumanJon FergusonCédric PignatChristian Campiche ont visiblement pris le parti de raconter leur Carouge, Château-d’Oex, Bienne, ou La Chaux-de-Fonds d’aujourd’hui, de leur quotidien, avec leurs coups de gueule et coups de cœur.

A découvrir : « La Suisse est un village », éditions de l’Aire

Béatrice Peyrani

Du Léman à Nice

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Retour sur la construction de la plus belle route de montagne du monde

Offrir une route nationale qui irait de Thonon-les-Bains à Nice sans interruption ? C’est en 1903 l’idée révolutionnaire du conseil général du département de la Savoie, conscient du futur développement du tourisme et désireux de sécuriser des voies d’accès à la mer, en dehors de l’Italie, au cas où un conflit éclaterait. Bien sûr une route des Alpes s’est déjà construite au fil du temps, avec 600 kilomètres de voies plus ou moins carrossables, qui ont permis, dès l’Antiquité, aux envahisseurs tel Hannibal ou César de passer les Alpes, mais des sections comme le col de la Cayolle reliant les Alpes-Maritimes aux Hautes Alpes et celles du col de l’Iseran en Savoie sont à édifier pour permettre un accès d’Evian à Nice, sans ruptures de voie. En 1907, ce projet pharaonique pour une circulation automobile encore balbutiante, est chiffré à 4 millions de francs (équivalent selon les convertisseurs INSSE à plus de 15 Milliards d’Euros d’aujourd’hui).

Cher, trop cher pour un département comme les Hautes-Alpes, rongées par l’exode et la désertification agricole, qui ne peut régler sa quote-part : 376 000 francs (1.5 Million d’Euros).

Qu’importe un homme Abel Ballif, président du Touring-Club de France n’hésite pas à imaginer un vrai partenariat public-privé afin de rendre possible le démarrage du chantier. Association fondée en 1890, le Touring Club de France qui entend développer le tourisme, compte déjà quelques 100’000 membres. L’association installe des chalets refuges, des tables d’orientation, des panneaux de circulation pour favoriser la découverte de nouveaux paysages et l’essor des cyclistes et premiers automobilistes. Il a l’intuition que le tourisme sera un secteur clé de la France du XXème siècle. Le Touring Club sait aussi se doter de ressources. Il donne des conférences, édite des cartes et des guides pour aider les voyageurs à sillonner cols et routes. Il a déjà soutenu la construction de la corniche de l’Estérel reliant Saint Raphaël à Cannes, qui a permis un vif essor des stations balnéaires du littoral. Et c’est tout naturellement que le Touring Club accepte de financer 50% de la part du département des Hautes- Alpes.

Le projet de la plus belle route de montagne du monde est donc lancé. Les travaux vont vite et le circuit est inauguré dès juillet 1911 ; au total neuf cols à franchir, dont 5 dépassent les 2000 mètres, une altitude cumulée de plus de 10 600 mètres… la Route des Alpes a de quoi retenir l’attention des media, qui très vite se précipitent pour découvrir ses merveilles .

Une visite officielle président de la République est même attendue pour le 10 août 1914 de Nice à Evian. Elle n’aura jamais lieu, la Grande Guerre de 1914 en ayant décidé autrement. La France déclare la mobilisation générale le 1er août 1914.

La Route des Alpes devra attendre le retour à la paix et l’été 1919 pour voir enfin ses premiers vrais touristes. Le Touring Club organise de nombreux voyages de presse pour faire découvrir les six grandes étapes du circuit (Nice – Barcelonnette, Bercelonnette – Briançon, Briançon –Grenoble, Grenoble – Aix-Les-Bains, Aix-Les-Bains – Chamonix, Chamonix – Evian-Les-Bains). Les journalistes britanniques s’extasient sur les beautés de cette route magnifique qui vous transporte des jardins de la riviera regorgeant de palmiers, de mimosas, de figuiers aux reflets bleus argentés du Léman, en passant par les glaciers de Chamonix. En 1924, la voie d’hiver entre Nice et Aix-Les-Bains est ouverte. Elle permet d’allonger la saison d’été à Thonon et Evian et de proposer aux automobilistes les plus aventureux de goûter aux charmes de la Côte d’Azur en dehors de la saison haute (qui se situait alors en février avec les fêtes de Carnaval). Souvent les établissements hôteliers de Nice et Evian se partagent les mêmes directeurs qui peuvent ainsi accompagner leurs grands clients …toute l’année. Les derniers tronçons de la route des Alpes, désormais consacrée Voie Royale sont parachevés en 1937. En 1938, l’Hexagone compte 1 520 000 véhicules, le Touring Club 300 000 membres, une belle occasion pour le président de la République Albert Lebrun de rendre hommage à ses dirigeants décidément si visionnaires.

Dans les années 50, la France va bientôt se passionner pour les exploits cyclistes d’un certain Louison Bobet qui forgera sa légende dans l’ascension de ses cols. Bientôt ce seront des millions de Français et d’étrangers qui vont sillonner chaque année les axes Briançon – Grenoble ou Grenoble – Aix-Les-Bains. Quant à la légende la Route des Alpes, elle continue de s’écrire.

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus : Photos des voitures autocars grises et rouges Berliet, affiches de promotion de la compagnie PLM, guides des étapes clés de la Route mythique des Alpes sont à découvrir dans une jolie exposition consacrée à l’histoire de la Route des Alpes à la Maison Gribaldi d’Evian jusqu’au 13 novembre 2016.

 

 

 

Passions secrètes d’un français pour Dubuffet, Basquiat et les autres à Lausanne

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Il a choisi de rester anonyme mais a souhaité partager sa passion pour la peinture des années 50 à nos jours. A la Fondation de l‘Hermitage, un mécène français nonagènaire (avec un bon ADN artistique…son père peignait, sa mère collectionnait, son frère dessinait…) dévoile jusqu’au 30 octobre plus d’une centaine de ses peintures et sculptures. Une promenade enchanteresse au travers de ses coups de cœurs et de ses amitiés pour Louise Bourgeois, Andrew Mansfield, Robert Barry…

Depuis plusieurs années, la Fondation de L’Hermitage de Lausanne a noué avec succès des liens étroits avec certains collectionneurs lui permettant de montrer au public des œuvres inédites. C’est encore le cas cette fois ci avec cette exposition « Basquiat, Dubuffet, Soulages…une collection privée » où un esthète français, qui a préféré garder l’anonymat, a accepté de prêter pour quelques mois plus d’une centaine de ses peintures et sculptures, qui ont souvent été choisies et acquises dans les ateliers mêmes des artistes.

L’exposition commence avec une œuvre surprenante du suisse Christopher Draeger (le crash du R101, Beauvais, 5 octobre 1930), tableau inspiré d’une catastrophe, l’incendie d’un dirigeable britannique, qui avait causé la mort de 47 personnes à Beauvais et particulièrement marqué enfant le collectionneur, alors âgé de 4 ans. Le petit garçon avait vu les flammes du dirigeable alors qu’il était la nuit dans sa chambre chez son grand–père. Le lendemain, il était allé voir la carcasse de l’appareil avec son père et se souvient encore des agents de police qui assuraient le périmétre de sécurité. Un souvenir très présent dans sa mémoire qui a fait peut être qu’il ne pouvait qu’acquérir l’œuvre de Draeger. Qui sait.

Le parcours de l’exposition se poursuit par des accrochages plus prévisibles qui font la part belle à l’art de l’après-guerre : une salle consacré à l’œuvre foisonnante et facétieuse de Dubuffet, des toiles du danois Asger Jorn, fondateur du mouvement Cobra, et au néo- expressionnisme : Michel Marcelo (et ses natures mortes…), Jean-Michel Basquais, Anselm Kiefer. La création européenne est bien représentée avec les œuvres de Pierre Soulages, Niele Toroni (empreintes de pinceau numéro 50 répété à intervalles réguliers de 30 cm), Louis Soutter, Bertrand Lavier….Une belle sélection d’artistes américains Carl André, Mark Tobey, Cy Twombly …parachève cet ensemble unique. Sans oublier le coup de cœur du mécéne pour Derain, (Portrait du fils de l’artiste dans l’atelier, vers 1946-1950).

EXPOSITION « BASQUAIS, DUBUFFET, SOULAGES… UNE COLLECTION PRIVÉE » DU 24 JUIN AU 30 OCTOBRE 2016 – FONDATION DE L’HERMITAGE 

Béatrice Peyrani

 

 

Saint Moritz ou Zermatt sous le soleil exactement de la Dolce Vita

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Dans « In my Fashion », Bettina Ballard correspondante américaine de Vogue à Paris avant guerre puis après la Libération nous fait revivre les grandes heures de la haute couture en compagnie de Chanel, Dior ou Givenchy. Un délice à déguster comme un Spritz en été.

C’était d’un temps pas si lointain où le marquis Emilio Pucci habillait les élégantes sur les pistes de Saint Moritz ou Zermatt, photographiées par la créative Toni Frissel. C’est cette plongée dans les mémoires que ressuscitent Bettina Ballard dans son journal tout juste publié par les éditions Séguier. Emilio Pucci raconte Bettina « voyage sans cesse entre les 33 pays dans lequel il vend des vêtements. Il s’amuse aussi vite qu’il travaille, et parvient souvent à combiner les deux. Quand il skie comme un professionnel à Saint Moritz, il est sûr de croiser sur les pistes une de ses clientes qui lui commandera trois pantalons supplémentaires. » De Paris à Rome, en passant par New York ou Saint Anton, pas un des endroits fréquentés par la Café Society [2] ne manque à l’agenda de celle qui fut l’une des plus influentes journalistes américaines de l’avant et après- guerre. Mais surtout pas un des couturiers éminents n’échappe à la galerie de portraits que croque avec talent et rigueur la rédactrice. Néanmoins, pas simple spectatrice de son époque, elle s’engagea comme volontaire pour la Croix-Rouge pendant la seconde guerre mondiale et fut expédiée en Afrique du Nord pendant le conflit.

Chanel, Balenciaga, Christian Dior, Schiaparelli, la reportrice  les connut tous dans leur intimité.  Invitée dans les années 30 de la Villa La Pausa, à RoquebruneGabrielle Chanel possédait une maison sur la Riviera (que vient d’ailleurs récemment de racheter la Griffe aux deux C), Bettina Ballard restitue avec minutie le décor de la demeure chère à la couturière libératrice du corps des femmes. « La couleur dominante était le beige bien sûr. Même le piano était beige, comme toutes les chambres. On me rappela  que le duc de Westminster avait fait peindre son yacht en beige et qu’elle en avait tiré son obsession pour cette couleur en décoration…. » Mais en n’en oublie pas moins de donner quelques détails amusants sur le quotidien très privilégié des invités de la Pausa : «  On ne croisait personne le matin, et le déjeuner était le premier moment de la journée où les invités se réunissaient. Personne ne ratait ce repas, toujours très amusant. Dans la longue salle à manger, un buffet proposait des pâtes italiennes chaudes, du rôti froid, des plats typiquement français, un peu de tout en fait… ». Tout était servi sans qu’on y ait vu le moindre domestique s’affairer, Chanel ne mangeait rien ou presque note Ballard dans son journal, mais restait debout devant la cheminée, une main dans une poche, « l’autre brassant l’air, un sourire élargissant sa bouche déjà grande, alors qu’elle racontait des anecdotes drôles, touchantes ou malicieuses sur son passé ou celui de ses amis. »

Après-guerre, Bettina Ballard revient à Paris libéré et ré-enchanté par un certain Christian Dior qui fait ses débuts de couturier en 1946 chez Lucien Lelong. Entre une omelette au caviar et un soufflé au homard, Ballard et Dior construisirent une solide amitié tandis que les défilés du timide couturier enchainent triomphe sur triomphe jusqu’en 1957, année de la disparition prématurée de l’inventeur du New Look.  Le génie de la mode disparu, Bettina Ballard doit trouver ses héritiers. Nul doute  pour elle ce sera Balenciaga et le jeune Hubert de Givenchy qui vient de s’installer avenue George V. « Chaque saison les voit rivaliser pour la place d’honneur de la haute couture ; Balenciaga règne par son élégance pleine de maturité, mais Hubert de Givenchy l’emporte en jeunesse et en fraîcheur. Ce sont les deux plus importants couturiers de l’heure actuelle. » Morte en 1961, Bettina Ballard a le temps de décrire les premiers grands succès du prêt à porter américain mais n’ assistera pas à l’ ascension d’Yves Saint Laurent, dommage, elle l’aurait sûrement beaucoup aimé. Il n’empêche le livre de Bettina Ballard, si pudique sur sa propre vie privée, se savoure avec délices et ravira ceux pour qui la planète mode ne rimait pas avec frivolité mais amour de la vie.

Béatrice Peyrani

 

 

 

Un Suisse roi de l’affiche : Gene (Jean) Walther

C’était IMG_8977IMG_9003-1dans les années 50 à New York. Il s’appelait Jean Walther. Le Musée Forel de Morges lui rend hommage. Une belle initiative qui s’inscrit dans la même démarche qui avait conduit ce même Musée à nous faire redécouvrir il y a quelques mois la vie tumultueuse du mannequin vedette Capucine.

Pour Jean Walther, ce sont ses descendants qui ont eu l’heureuse idée de confier au conservateur du Musée ses archives et de remettre un coup de projecteur sur ce grand affichiste. Jean Walter est né à Naters dans le Valais en 1910 dans une famille d’artistes. Après avoir suivi des cours dans l’atelier école de Georges Aubert à Lausanne , il intègre à Paris le bureau du plus célèbre affichiste de l’époque à savoir Cassandre (Adolphe Jean Marie Mouron) dans les années 30, avant de gagner l’Amérique et d’y connaître un beau succès. L’exposition de Morges nous fait découvrir ses créations colorées et élégantes de Jean Walther  (qui signe désormais son travail Gene Walther ) comme pour la compagnie aérienne TWA, la destination Lausanne ou la marque Nescafé. Sa mort prématurée à l’âge de 58 ans l’a sans doute privée de la reconnaissance qu’il méritait. Une injustice que le Musée de Morges tente de réparer.

La vie de Château dans le canton de Vaud

UnknownVous rêviez d’en savoir plus sur le patrimoine du Canton de Vaud, la nouvelle revue Patrimonial est faites pour vous. Pour son premier numéro, l ‘équipe a choisi de consacrer la majorité de ses 140 pages aux châteaux du canton qui font l’objet de chantiers d’envergure.

Premier bénéficiaire de cette campagne le château Saint Maire, à Lausanne qui fut la demeure des évêques. Construit au XIV siècle, l’imposante bâtisse de briques rouges et de molasse, qui abrite aujourd’hui le siège du gouvernement cantonal, est en cours de réhabilitation et de réaménagement. « A l’intérieur, au premier niveau, la chambre dite « de l’évêque » conserve une cheminée et un plafond peint remarquables remontant aux aménagements d’Aymon de Montfalcon. A l’étage inférieur, des peintures murales médiévales, dont certaines viennent d’être découvertes, décorent les anciens espaces de réception », explique la Revue. Si le public devra encore patienter quelques longs mois avant de REdécouvrir Saint Maire, la revue Patrimonial permet déjà d’avoir un avant goût de la beauté des peintures murales et de comprendre la complexité de la difficile conservation des édifices en molasse. Si la revue traite longuement du chantier de l’emblématique Chillon, il vous fera peut être découvrir les châteaux Cheseaux, Bavois, Lucens ou encore de l’Isle qui vient de bénéficier d’une magnifique restauration de ses tentures de cuir doré.

Béatrice Peyrani

 

Audrey Hepburn: «Un instant de grâce »…en Suisse aussi.

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C’est à Dublin, en Irlande, que se déroule l’histoire du dernier roman de Clémence Boulouque : « Un instant de grâce ». Mais, c’est en Suisse que son héroïne, l’actrice Audrey Hepburn, avait retrouvé le bonheur dans les prés avec ses enfants, non loin de Morges.

Dans « Un instant de grâce », qu’elle publie ces jours ci chez Flammarion, Clémence Boulouque imagine les retrouvailles d’un homme et de sa fille après trente ans d’absence. Le père est un déserteur de la vie. Il a flirté autrefois avec le nazisme. Un mauvais jour de mai 1935, il a quitté femme et enfant. Il est aussi taiseux que sombre. Sa fille, justement, il la retrouve pour la première fois, en cet été 1964. Elle s’appelle Audrey Hepburn. C’est l’actrice lumineuse et virevoltante de « Vacances Romaines », « Sabrina » ou « Diamants sur Canapé ». C’est une star, une vraie.

Le mari d’Audrey à l’ époque, l’acteur Mel Ferrer a organisé la rencontre, raconte Clémence Boulouque, dans un salon de l’hôtel Shelbourne, le plus chic et discret de Dublin. Ce petit monde sera à l’abri des journalistes et paparazzi qui épient les moindres faits et gestes de la sublime actrice.

Pourquoi alors face à Joseph Victor Anthony Ruston Hepburn, Audrey se sent elle si illégitime? Elle, l’icône d’Hollywood, l’actrice Oscarisée? La fille du renégat ne serait elle en réalité qu’une danseuse ratée ? Une usurpatrice qui aurait tout simulé  : élégance, talents, amour de la vie.

L’amour de la vie, Audrey Hepburn, l’a arraché avec une volonté de fer, trop heureuse d’avoir douté du bonheur en vain. « Les gens, plus encore que les objets, doivent être restaurés, réhabilités. Il faut leur redonner vie, les faire revenir à soi, et leur pardonner : ne jamais jeter quiconque », lance t elle à un journaliste. Le pardon l’a-t-elle sauvé ? Mystères d’une résilience.

Clémence Boulouque dessine au fil de la rencontre entre Joseph et Audrey l’incroyable destin d’une jeune fille de bonne famille, rescapée de la guerre, devenue reine d’Hollywood, mais pas seulement. Elle raconte les blessures et les fêlures d’une orpheline ressuscitée. Ressuscitée non par la gloire mais la grâce. « La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c’est elle qui fait le vide. », écrit Simone Weil.

Touchée par la grâce, la vraie Audrey Hepburn n’a plus jamais voulu douter du bonheur. Comme si la survivante des horreurs de la guerre, n’avait pas d’autre choix que d’être heureuse. Le bonheur, elle avait décidé de l’empoigner à bras le corps. Le bonheur, elle avait choisi de le vivre en Suisse, un pays, interdit de guerre, libre de tout enfermement. De sa maison à Tolochenaz prés de Morges, elle avait fait un refuge pour ses deux enfants. Un refuge qu’elle avait appelé « La Paisible ». Sauvée, la colombe n’avait pas pour autant oublié les orphelins de la guerre.

Nommée Ambassadrice itinérante de l’Unicef en 1989, l’actrice a consacré les dernières années de sa vie à se mobiliser pour eux sur tous les continents. Audrey Hepburn repose en paix depuis 1993 dans le cimetière de Tolochenaz.

Béatrice Peyrani

 

« Pas de dernier métro » pour le couturier Robert Piguet

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Cinquième enfant d’une dynastie suisse d’hommes politiques et de banquiers, l’enfant rêveur d’Yverdon a créé l’une des maisons de couture les plus en vue du Paris des années 30. Ami du poète Jean Cocteau, ce défricheur de talents a fait débuter dans ses ateliers les jeunes Christian Dior et Hubert de Givenchy. Ce n’est pas le moindre talent du styliste helvétique.

Cinquante ans après leur création ses parfums « Bandit » ou « Fracas » connaissent encore le succès! Une biographie la première du genre, illustrée par de superbes photos et dessins rend hommage à ce timide surdoué.

Novembre 1940, les élégantes parisiennes se pressent en vélo taxi au 3 Rond Point des Champs Elysées pour découvrir la dernière collection de Robert Piguet, l’un des couturiers les plus adulés de l’époque. Robert Piguet est né à Yverdon en Suisse, il appartient à une vénérable famille de banquiers et d’hommes politiques, mais à Paris, il est surtout reconnu comme l’un des créateurs les plus lancés de la capitale, ami du poète Jean Cocteau et du génial décorateur Christian Bérard.

En cet automne 1940, la guerre prive la France d’essence. Les aristocrates et grandes bourgeoises parisiennes ne peuvent plus faire fonctionner leurs automobiles Bentley ou Packhard mais qu’importe, les belles accourent dans les salons de la maison de Haute Couture pour admirer les nouvelles robes du soir créées par le Maître et baptisées «  Boléro », « Noël », « Béatrice » ou « Espoir ». Tout un programme….

Contrairement à Coco Chanel qui a préféré fermer sa maison dès 1939, Piguet, comme Lanvin, Worth, Paquin, Molyneux, Lelong, Schiaparelli ou Balenciaga vont maintenir l’activité de leurs maisons. Un pari risqué, critiquable mais qui s’explique semble-t-il surtout pour Robert Piguet par son souci de ne pas mettre à la rue ses employés. Près de 300 personnes travaillent directement pour lui. Les ventes de l’été 1939 ont été bonnes pour l’ensemble des maisons parisiennes et les clientes ont continué de commander comme pour conjurer les incertitudes du temps. Robert Piguet lui continue de surprendre. Aussi réaliste qu’imaginatif, il a dessiné pour sa collection automne 1939 le très remarqué et pragmatique modèle « Saute en Cave », combinaison de lainage gris avec pèlerine à capuchon, transformable en…couverture.

Malgré l’époque trouble et morose, le couturier suisse connaît toujours le succès nous apprend Jean-Pierre Pastori, auteur de la première biographie consacrée à Robert PiguetUn prince de la mode, qui vient de sortir aux éditions de la Bibliothèque des Arts. Avec ses modèles «Permission», «Service Secret» ou «Dernier Métro», Piguet agite les gazettes, mais il n’est pas dupe. «Il y a encore deux trois folles pour penser à leurs robes, mais leur nombre va décroissant», écrit-il à une de ses amies.

Comme des millions de Français, lorsque l’invasion a eu lieu, les couturiers ont pris d’abord le chemin de l’exode, tentant pour beaucoup de s’installer à Biarritz, mais après la débâcle, ils sont vite revenus à Paris même si la vie commence à y être difficile. De son coté, l’occupant nazi souhaite faire de Berlin la nouvelle capitale de la mode et entend y …transférer les couturiers établis dans la capitale pour réaliser ce nouveau dessein. Que nenni, les créateurs parisiens, Lucien Lelong, en tête font la sourde oreille. Les sanctions sont immédiates pour tous, rationnement et contingentements des tissus et des matières premières. Piguet continue donc vaille que vaille, tentant d’abord de vendre ses collections en zone libre à Cannes ou Lyon puis travaillant par la suite souvent…gratuitement pour ses amis artistes.

Ainsi Robert Piguet donne -t-il un coup de main son ami Jean Marais pour les costumes de Britannicus, présenté sur la scène des Bouffes Parisiens ave Serge Reggiani et Gabrielle Dorziat. Très lié avec le décorateur de théâtre Christian Bérard, en 1934 Piguet avait déjà mis à la disposition de celui-ci ses ateliers pour la fabrication des maquettes de « La Machine Infernale » de Jean Cocteau. Pendant la guerre et après la guerre, Robert Piguet va habiller de nombreuses actrices sur scène et à la ville comme Michèle Alfa, Arlette, Marie Déa, Jeanne Moreau ou Edwige Feuillère.

A la différence d’une Chanel ou d’un Christian Dior, que Piguet a fait débuté en 1938 (il n’y restera que pour trois collections, étant mobilisé en 1939), le style Piguet s’est lentement effacé des tablettes de la Haute Couture, peut-être par excès de créativité comme le note le Figaro en novembre 1937 : « à chaque nouvelle collection, Robert Piguet tourne résolument la page; il enrichit la mode d‘aspects originaux et met le chroniqueur en face d’idées neuves…». Mais il aura su flairer le talent des plus grands comme Hubert de Givenchy qui lui aussi aura débuté chez cet esthète aussi élégant que discret. «Le style Piguet était sobre, simple, raffiné, le vrai bon goût », écrit ce dernier dans la préface de l’ouvrage de Jean-Pierre Pastori. «Piguet savait qu’il n’y a d’élégance que dans la simplicité et me l’apprenait. Je lui dois beaucoup, et tout d’abord de m’avoir fait confiance alors que j’avais encore très peu d’expérience», reconnaît pour sa part Christian Dior, le créateur du New Look , dans ses mémoires. Belle reconnaissance de la part de deux des plus grands couturiers du XXème siècle !

Malade, Robert Piguet décide en 1951, faute de successeur idéal de fermer sa maison pourtant très prospère, il meurt à l’hôpital cantonal de Lausanne, le 21 février 1953. Mais cinquante ans plus tard son nom continue de briller sur les étagères des parfumeries du monde entier avec ses fragrances au nom aussi espiègle et inattendu que « Bandit » ou « Fracas ». Des noms aussi non conformistes et iconoclastes que leur créateur. Sacrée revanche pour l’ancien écolier rêveur de l’Ecole Nouvelle de Lausanne !

Béatrice Peyrani

Pour en savoir plus : Robert Piguet Un Prince de la mode – Jean Pierre Pastori, préface de Hubert de Givenchy

Défilé de mode à la Maison Robert Piguet:

 

 

Courir à la visite guidée « Des Seins à dessein »

Des-seins-à-desseinNe manquez pas les derniers jours de cette audacieuse exposition d’art contemporain, la troisième du genre organisée par la Fondation Francine Delacrétaz, qui se mobilise en faveur des femmes atteintes d’un cancer du sein.

Du cancer du sein, il en est bien question dans cet accrochage, mais sans crash, voyeurisme ou larmoiement. A l’impossible, une quarantaine d’artistes d’horizon très différents, comme le photographe Matthieu Gafsou, les peintres Cendrine Colin, Céline Burnand, Ghislaine Portalis se sont attaqués. Pari gagné, ils livrent des œuvres sensibles et pleines de poésie dédiées « aux muses blessées ». A découvrir vite. Profitez de la dernière visite guidée, samedi 7 novembre, 15 heures, place de la Riponne, elle sera gratuite.

« Passe-moi les jumelles » sur la RTS

UnknownA ne pas manquer le vendredi sur la RTS à 20h10, un voyage au fil du Rhône.
Ecouter le clapotis d’un ruisseau de montagne, deviner le chant d’un oiseau, méditer sur le vent qui s’engouffre sous le préau d’un lavoir de montagne. Non, vous ne rêvez pas  vous regardez bien une
émission de la Radio Télévision Suisse : «Passe-moi les jumelles». Diffusé tous les vendredis à 20h10, ce magazine fait pour le moins figure d’OVNI dans le paysage audiovisuel francophone. Il y est question d’éloge de la lenteur, de beauté des paysages, de silence. Un programme pour le moins incroyable. Et pourtant passé la première minute d’incrédulité, nul doute, « Passe-moi les jumelles » ne peut pas se rater. Prendre son temps pour regarder le bleuté irisé d’une moraine, remonter le fil d’un torrent, suivre le long et patient pétrissage d’un boulanger des montagnes, à une heure où les autres chaînes préfèrent enquiller journaux télévisés et séries policières est en cette rentrée 2015 un vrai luxe. Profitons alors pendant quatorze semaines, Virgine Brawand nous propose une balade au fil du Rhône qui naît en Suisse dans le massif du Gothard pour se jeter 800 kilomètres plus tard dans la Méditerranée à Port-Saint-Louis du Rhône.

Béatrice Peyrani