L’exposition consacrée à Nicolas de Staël par la Fondation de l’Hermitage – comme un prolongement à celle de Paris – soulève la même effervescence du public. Dans un cadre plus intime, elle n’en est pas moins exceptionnelle.
Tout est sublime, tout est grandeur. Du haut de ses deux mètres, Nicolas de Staël pose dans son atelier, chemise blanche et pantalon noir, moderne et élégant, les yeux cernés. Il est beau, l’allure d’une star de cinéma. Autour de lui, des œuvres jonchent le sol. À 40 ans, il est au sommet de son art et de sa gloire. Rien ne laisse présager l’imminence d’une tragédie. La fin de ses tourments.
Retour sur un artiste au talent fulgurant
Né à Saint-Pétersbourg en 1914, Nicolaï Vladimirovitch Staël von Holstein descend d’une ancienne famille aristocratique. Chassés par la révolution bolchévique en 1919, ses parents se réfugient en Lituanie, puis en Pologne. Ils ne survivront pas longtemps à leur triste exil. À l’âge de huit ans, Nicolas est orphelin, démuni, sans repères. Il est recueilli par un couple aisé à Bruxelles, les Fricero. Grâce à leur bienveillance, Kolia (diminutif de Nicolas) fréquente les meilleures écoles, le collège Cardinal-Mercier, l’Académie royale des Beaux-Arts… la jeunesse dorée où il s’efforce d’enterrer le passé. Mais rien ne s’oublie, rien ne s’efface. Toute sa vie, il va fuir les souvenirs, éviter d’évoquer les années sombres.
Vivre dans l’urgence
Lorsque l’on a tout perdu, se reconstruire est une urgence absolue. De la rigueur, du travail, de l’énergie. Très tôt, Nicolas de Staël n’a qu’une conviction, celle de devenir un grand peintre, ou un poète. En quinze ans, il crée plus de mille tableaux et autant de dessins. Jamais satisfait de lui-même, il détruit beaucoup. De cette cadence effrénée, on voit apparaître d’incroyables révolutions. Une technique sans cesse réexplorée où il se réinvente. Du figuratif à l’abstrait, de l’obscurité à la lumière, des matières brutes appliquées au couteau à l’effleurage au coton pour exprimer transparence et fluidité, légèreté et clarté. Ses visions fugaces sont croquées sur le vif de peur qu’elles ne s’échappent. Elles le conduisent à peindre plusieurs toiles en parallèle « il faut travailler beaucoup, une tonne de passion et cent grammes de patience » à la limite de lui-même, jusqu’à l’épuisement.
À la découverte des couleurs chaudes de la Méditerranée
Durant ses études, le jeune Staël court les galeries de Bruxelles. Il s’imprègne des mouvements artistiques avant-gardistes. Léon Spilliaert, Frits Van der Berghe, Constant Permeke… avant d’explorer les horizons lointains. L’art du Greco à Tolède, Vélasquez à Madrid « splendeur des splendeurs » éveillent une sorte de béatitude. Il esquisse tout ce qu’il voit, les remparts, les tourelles, le paysage brûlé par le soleil ardent… « Toute ma vie j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre. »
C’est plus au sud, à Marrakech, qu’il fait la rencontre de Jeannine Guillou, le coup de foudre est immédiat. Entre eux, les similitudes sont stupéfiantes. Comme lui, elle a un visage long, une taille haute, une silhouette fine. Comme lui, elle est peintre et explore les vibrations des couleurs chaudes de ce pays, la palette des ocres, des rouilles, l’intensité des jaunes. Ils ne se quittent plus. Dans leur vie de bohèmes, d’artistes en devenir, ils connaissent la misère, la faim. « Je comprends qu’il ne me sera jamais permis de finir vraiment une toile, devant la vendre pour manger. » S’ils manquent de tout pour travailler, ils sont heureux.
De la précarité au succès
Grâce à la galeriste parisienne Jeanne Bucher, les tableaux de Nicolas de Staël sont enfin exposés à côté de ceux de Kandinsky. Cet éclairage ouvre d’autres portes, celles de l’Amérique où le marchand Paul Rosenberg s’intéresse à sa peinture. Il prépare une grande exposition à New York, puis une tournée dans les musées. La presse s’emballe, les prix flambent. On le considère désormais comme une valeur sûre de son époque. Ce succès colossal traverse l’Atlantique où les demandes affluent. Avec l’accrochage projeté à Zurich, le rythme s’accélère, Staël travaille jour et nuit. Pour autant, il ne sacrifie rien à son art.
L’exposition de la Fondation de l’Hermitage retrace les évolutions successives de l’artiste au talent fulgurant, depuis ses premières esquisses jusqu’à la toile Les Mouettes peinte l’année de son suicide. C’est devant cette œuvre magistrale que Patricia Zazzali, guide et historienne de l’art, clôt son récit passionnant. L’émotion est vive, l’admiration immense. Pour Nicolas de Staël, qu’importe ses tourments, ses doutes, ses déchirements… « il y a les tableaux, c’est tout. »
Exposition Nicolas de Staël
Fondation de l’Hermitage, Lausanne
Jusqu’au 9 juin 2024